Soeurs de Sang (21)

Frédéric Lamoth

Episode 21: Une nuit à Paris...

Il pleut sur Paris. Il est minuit passé lorsqu'il parvient à l'adresse que Sibylle lui a indiquée sur l'avenue de New-York. C'est un vieil immeuble d'habitation, avec des balcons en fer forgé, des encorbellements. L'appartement est au dernier étage. La plaquette affiche un nom qui lui est inconnu. Il sonne à l'interphone et reconnaît la voix de Sibylle malgré le grésillement. La porte se déverrouille. Il prend l'ascenseur, puis monte encore un escalier pour parvenir dans les combes. Ce sont les anciennes chambres de bonnes, avec des toilettes communes au fond du corridor. Les crépitations de la pluie résonnent sous les toits. Une porte s'entrouvre et Sibylle apparaît sur le palier. Elle est vêtue d'une robe pull par-dessus un collant opaque. Elle passe affectueusement une main autour de son cou en l'embrassant et une mèche de ses cheveux effleure sa joue. Il ressent une émotion particulière en la suivant dans la lumière feutrée qui se répand horizontalement depuis l'angle de la pièce. C'est une chambre mansardée avec une unique lucarne dans la toiture. Le mobilier se limite à un lit, une table de chevet et une lampe sur pied. Sibylle s'y est à peine installée. Sa valise est ouverte sur le sol, encore à moitié pleine. Les draps du lit sont défaits. Elle ne lui demande pas s'il a fait bon voyage et ne lui donne aucune explication sur sa motivation à le faire venir ici en pleine nuit.

- J'ai trouvé cette chambre d'hôte sur internet. Avec vue sur la tour Eiffel. Regarde, nous sommes aux premières loges.

Il doit monter sur un marchepied pour regarder par la fenêtre, orientée vers la nuit, comme la lunette d'un télescope. On aperçoit la tour métallique qui scintille avec les paillettes de la pluie au-dessus de la ville invisible.

- C'est la première fois que je la vois ainsi illuminée.

- Tu es déjà venu à Paris ?

- Seulement trois fois.

- Moi non plus, je ne m'y rends pas souvent.

- Tu es allée voir Tamara ?

- Oui, elle va bien. Elle veut maintenant s'installer là-bas et refaire sa vie.

- Cela a l'air de t'ennuyer.

- Je ne sais pas. Je pense que c'est une lubie qui lui passera. Elle me déprime, en ce moment. Je prévoyais de rester auprès d'elle deux ou trois jours. Je suis repartie le lendemain. Je transitais par Paris. J'aurais pu prendre le TGV et être à la maison ce soir, mais j'ai changé d'avis. Alex ne m'attend pas avant demain. J'avais besoin de faire une halte, une pause.

- Et tu as eu envie de me voir ?

- Paris, cela m'a fait penser aux attentats. Je devais m'y arrêter. Toutes ces images me reviennent à l'esprit. J'ai eu envie d'être près de toi. C'était un besoin, comme une fatalité. Depuis ce jour, tout ce qui m'arrive m'apparaît comme une fatalité, comme si je me laissais emporter par le cours de la vie sans décider de rien.

Allongée sur le lit, elle regarde la lumière au plafond. Il se couche à côté d'elle et prend sa main. Ils écoutent la pluie qui s'intensifie en martelant les gouttières. Un bruit sourd, comme un ronflement, provient d'une chambre voisine.

- Je suis guérie. Les médecins m'ont dit qu'il n'y aurait pas de séquelles, hormis cette cicatrice. On m'a conseillé de participer à un groupe d'échanges pour des victimes d'attentats ou d'accidents, des patients atteints de stress post-traumatique, comme ils disent dans leur jargon. Je me suis rendue deux ou trois fois à ce genre de réunion où chacun fait part de son expérience en présence de psychologues. J'ai vu des gens qui pleuraient, racontaient leurs angoisses, leurs cauchemars, partageaient leurs émotions. Moi, je n'arrivais pas à exprimer quoi que ce soit. C'était comme si je ne ressentais rien. Juste un soulagement, ou plutôt une sorte d'hébétement à l'idée que j'étais encore en vie. Quand j'étais à l'hôpital, j'avais cette étrange sensation de froid au niveau de la plaie, comme si je me vidais d'une eau glaciale. Aujourd'hui, je suis vide. En vie, mais épuisée.

Alcides ne dit rien. Il songe à ce rêve qui le hante, qui l'attend chaque jour aux portes de l'aube. Ce visage de femme qui flotte sur une eau limpide. Un visage dont les traits se précisent avec netteté. Il voudrait lui en parler, mais sent que ce n'est pas le moment. Elle poursuit:

- J'ai arrêté de fréquenter ce groupe. J'ai pris le parti de vivre comme avant. J'y parviens avec une facilité déconcertante. Je me dis que je suis vraiment guérie. Cela aussi, je le prends comme une fatalité. Comme tout le reste, un peu pour me disculper. Je me sens coupable. Des fois, je me dis que je suis mauvaise et que j'ai eu ce que je méritais. Oui, une vraie garce… Et je vais le tromper, maintenant. C'est plus fort que moi. Je n'y peux rien, c'est comme ça.

Elle pose sa tête sur sa poitrine. Il caresse ses cheveux. Il la désire et en même temps la sent tellement fragile, démunie.

- Es-tu sûre que c'est ce que tu veux ?

- Et toi, tu es si discret. Tu ne dis rien. A quoi penses-tu ?

- Je pense au fait que tu vas te marier. Dans douze jours exactement. J'ai retenu la date. Alex est quelqu'un de bien. Il peut te rendre heureuse. Tu l'aimes, c'est ce que tu m'as dit. Mais il y a quelque chose en toi qui te tourmente. Quelque chose que tu gardes au fond de toi, qui était déjà là avant cette agression, avant même que tu connaisses Alex. Quelque chose que cette blessure a ravivé.

Elle se redresse et il croise son regard dilaté par la pénombre. Elle se penche au-dessus de lui, baise son front. Il respire le parfum que libère sa gorge déployée. Ils s'embrassent. Une impression de fadeur subsiste en lui quand leurs lèvres se séparent. Un sentiment indicible, qui n'a pas de goût, pas de couleur, comme l'air qu'on respire, comme l'eau qui apporte la fraîcheur et l'oubli. Il ferme les yeux et ressent une paix profonde. Elle murmure à son oreille.

- Parle-moi, dis-moi quelque chose.

- Que veux-tu que je te dise ?

- Raconte-moi ta vie.

- Je travaille. Je suis indépendant. Je suis une sorte de consultant informatique. Cela me permet de gagner ma vie. En parallèle, j'étudie la philo. Je passe mon diplôme cet été.

- Que veux-tu faire après ?

- Passer mon agrégation. J'aimerais enseigner dans un lycée.

- Cela ne te fait pas peur ?

- Non, je serai dans une banlieue, un quartier sensible. J'enseignerai la philo à des jeunes en difficulté.

- Qu'est-ce que tu voudrais leur apprendre ?

- Je ne sais pas… Bergson… Par exemple, la différence entre le temps de la science et celui de l'existence, de la conscience. Celui qui nous appartient.

- Crois-tu qu'ils te comprendront ?

- Si je leur dis que la liberté est le rêve infini dont ils disposent, alors peut-être, ils comprendront.

- Et toi, as-tu un rêve ?

Il réfléchit un instant en gardant les yeux fermés, puis il sourit.

- J'aimerais prendre un train. Le Transsibérien. Longer la ligne du cercle polaire. Aller jusqu'à Vladivostok, au bord du Pacifique, là où la Russie et l'Amérique sont toutes proches. Là où tout le monde converge vers le sommet de la terre, autour d'un désert de glace. J'aimerais que tu viennes avec moi.

- Au bout du monde ?

- Tu viendrais avec moi ?

Elle semble réfléchir. Cette question, en apparence anodine, commence à peser dans le silence, sous le martèlement de la pluie. Il se souvient subitement de ce qu'il a fait, de cette trahison, cette pulsion qui l'a poussé à entrer dans la messagerie de son téléphone, un peu comme s'il violait sa conscience. Il se demande pourquoi il a agi ainsi. Ce n'était pas par malveillance et cependant il s'interroge sur ce besoin, cette volonté de savoir. « Tu penses que, quand tu la connaîtras, elle t'appartiendra. » Il se remémore les paroles de cette prostituée qui portait en elle cette vérité obscène. Quelle connaissance pourrait apaiser cette incertitude, cette anxiété qui a pris forme avec ce crime odieux et qui demeure latente depuis ce jour ? Il aime, mais cet amour court après quelque chose qui est au-delà de l'objet de ses désirs. Ce besoin de savoir. Comprendre les sentiments contraires qui se sont affrontés ce jour-là pour aboutir à cette collision. L'amour, la haine, le désir, la peur, la folie. Et par-dessus tout, cette soif de posséder une vérité qui se doit d'être absolue.

Quel est ce but qu'il poursuit ? Qui est Sibylle et que veut-elle ?

Pour l'heure, il préfère ne pas y penser, vivre l'instant présent et s'abandonner à l'oubli. Il prend sa main. Elle se redresse encore une fois, tend la nuque. Ses cheveux glissent sur ses épaules. Elle s'étire et semble s'extraire de ce rêve torpide, comme une naufragée qui sort de l'eau. Il la laisse venir à lui, s'enliser dans son esprit vaseux. Il passe ses mains sous le pull en laine et rencontre le ventre nu, lisse. La cicatrice est imperceptible au toucher. Il sent par contre cette vie affolée qui palpite à l'intérieur. Il la déshabille lentement. Dehors, le vent s'est levé et quelques rafales balaient la pluie dont le bruit s'estompe, comme aspiré par les courants d'air qui sifflent dans les chéneaux.


Signaler ce texte