Soeurs de Sang (22)
Frédéric Lamoth
C'est un cri muet, une longue remontée vers la surface. Le rêve restait suspendu dans le temps. Toujours le même songe, ce flottement, cette stagnation. Puis le visage serein s'est immergé dans le miroir de l'eau. Les entrelacs de la lumière se sont substitués à ses traits humains. Le sang pourpre s'est dissolu dans le froid, le dense. Il a suivi ce mouvement vers le fond. Il sombrait, exténué, asphyxié, quand un élan brutal l'a aspiré. Il a ouvert les yeux. Elle était là, penchée au-dessus de lui, non pas la fille du rêve, mais celle qu'il serrait dans ses bras, comme l'on se raccroche à la vie. Sibylle est là, elle lui parle à mi-voix.
- Que se passe-t-il ? Tu as poussé une sorte de cri, comme si tu t'étouffais dans ton sommeil. Tu as rêvé ?
- Oui, c'est encore le même rêve.
Une lueur terne se répand entre les murs. Il apprivoise l'espace autour de lui et reconnaît la mansarde de cet immeuble où il a rejoint Sibylle la veille. Il doit être six heures du matin. Paris semble dormir encore. On dirait que le monde entier s'est engourdi dans la griserie d'une nuit d'amour.
- Je t'en ai déjà parlé. Je vois la surface d'une eau calme et le visage d'une femme qui flotte. Ses longs cheveux se mêlent aux reflets de la lumière. Elle sourit et garde les yeux fermés. On dirait qu'elle prend un bain, qu'elle se détend. L'image est idyllique, mais il y a ce détail qui en révèle toute l'horreur. Du sang s'échappe de sa tempe comme un nuage de fumée. Un sang de couleur pourpre.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Je fais ce rêve depuis le jour où je t'ai rencontrée.
- Je suis là, je ne suis pas morte.
- Mais cette femme, ce n'est pas toi. Sa peau est mate, ses cheveux sont noirs et ondulés… Elle était au Noir Tango. Elle portait une écharpe ou une sorte de foulard de couleur mauve. Cette couleur s'est détachée de sa nuque quand elle s'est enfuie. Cette femme était avec toi. Elle te parlait au moment où c'est arrivé.
Sibylle baisse les bras. Sa silhouette s'affaisse dans le clair-obscur, comme si elle cédait au désespoir de l'aube. Elle s'allonge près de lui, sur cette plage où la nuit les a rejetés avec les épaves de leurs rêves engloutis. La pluie a cessé. Le jour pâle se penche à travers la lucarne pour les dévisager en silence, tel un médecin qui scrute le corps nu de ses malades.
- Que veux-tu que je te dise ? C'est pour cela que tu m'as suivie jusqu'ici.
- Je suis venu parce que je t'aime et cette question m'obsède depuis le début. Je veux tout savoir de toi. J'ai tenu ta main quand tu avais le ventre ouvert. Je ne te connaissais pas, mais je me suis retrouvé au cœur de ton intimité, de ta douleur, comme personne ne l'a jamais été et ne le sera jamais. Tu l'as dit toi-même, il y a entre nous un lien particulier et indissoluble.
- Pourquoi as-tu besoin de savoir ?
- Ce n'est pas moi qui ai besoin de savoir. C'est toi qui as besoin de raconter.
- Tu crois que je voudrais me confesser ?
- Est-ce si grave que cela ?
- Non, mais j'aurais préféré t'épargner cela.
- Je ne peux imaginer quoi que ce soit que je puisse te reprocher.
- Tu as raison, tu es la seule personne à qui je peux le raconter… Mais si je te le dis, alors je veux que tu me juges. Ici, à huit clos. Je n'écouterai que ton verdict. Interroge-moi.
Elle s'allonge sur le dos, à ses côtés. Il attend que le silence s'installe, que les ombres se mettent en rangs contre les murs, comme les jurés d'un tribunal.
- Tu as parlé avec cette femme ?
- Oui.
- Tu avais rendez-vous avec elle.
- Oui, à quinze heures trente, précisément.
- Tu la connaissais.
- Non.
- Vraiment ? C'est une fille que tu as connue il y a longtemps, pendant ton enfance peut-être. Une période de ta vie que tu as voulu oublier.
- Non, tu fais fausse route. J'ignore même son nom.
- Alors, qui est-elle ?
- Une prostituée.
- Tu voulais lui parler ?
- Qu'est-ce que j'aurais eu à lui dire ?
- Quelque chose d'important.
- C'est vrai, je lui devais une explication. J'étais bouleversée, je ne trouvais pas les mots. Et puis c'est arrivé. La porte qui s'ouvre avec fracas, cette éruption de violence et ce coup de couteau dans le bas-ventre, comme pour me faire taire, refouler cette pensée à l'intérieur.
- Je comprends… C'était sans doute la seule personne qui pouvait écouter sans porter de jugement.
- Où veux-tu en venir ?
- Tu voulais lui confier un secret, quelque chose dont tu ne pouvais parler à personne d'autre.
- Peut-être… C'est possible… Oui, je lui aurais dit ce que je n'ai jamais osé dire à personne. Pour qu'elle comprenne. Mais ce n'est pas pour cela que je voulais la rencontrer.
- Pourquoi ?
- Tu es entêté.
Elle se tourne vers lui. Ses yeux captent le gris de l'aube et le lui restituent dans un éclat condensé. Il soutient la dureté de ce regard. Il sent qu'elle va lui révéler ce secret et qu'elle s'apprête à le faire avec le plus grand calme, le sang-froid d'un criminel qui sait qu'il ne peut plus reculer. Cette idée le fait frissonner. Il contemple le plafond et attend.
- Je voulais qu'elle me prenne dans ses bras, qu'elle me déshabille, qu'elle m'embrasse… Et puis qu'elle me couche dans un lit. Qu'elle me borde comme une enfant… Qu'elle éteigne la lumière avant de s'en aller.
- Tu…
- Non… A toi aussi, il faut que je t'explique… Tu te souviens de ce que je t'ai raconté à propos de Tamara ?
- Oui, cette histoire de viol. Tu veux dire…
- Je t'ai dit qu'elle n'a plus été une fille vraiment normale depuis ce jour. Les garçons ne l'intéressaient plus. Tout ce qui avait trait à la sexualité lui inspirait une sorte de répulsion. Seule mon amitié comptait pour elle. Et tu sais combien elle compte aussi pour moi ?
- Oui, j'ai vu comme tu étais bouleversée par ce qui lui est arrivé. Comme tu étais inquiète quand elle ne te répondait pas. Comme si… Comme si tu te sentais responsable.
- Je suis allée la voir dans la maison de ses parents au bord de la mer en Normandie. C'est là que nous avons vécu nos meilleurs moments ensemble, lors des vacances d'été. Cela m'a rappelé des souvenirs… Nous devions avoir seize ou dix-sept ans. Un jour, nous étions au grenier. C'était le début de l'après-midi et nous cherchions un peu de fraîcheur à l'abri de la canicule. Nous avions fait de cet endroit notre repaire, un atelier de couture et un salon de beauté, où nous laissions s'épanouir nos rêves d'adolescentes. J'étais assise devant le miroir d'une coiffeuse. Tamara a relevé mes cheveux pour les nouer en chignon. Elle m'a passé un collier autour du cou et s'est penchée pour manipuler le fermoir. C'est alors que j'ai senti le contact de ses lèvres sur ma nuque. Je me suis retournée. Elle m'a embrassée sur la bouche. Je n'ai pas réagi sous l'effet de la stupeur. C'est seulement quand elle a posé ses mains sur mes seins que j'ai compris ce qui se passait. J'ai saisi ses poignets, je me suis détournée, par instinct, sachant que je ne voulais pas de ça. Le malaise était tel que j'avais envie de pleurer, de m'enfuir le plus loin possible, de crier pour me réveiller. Mais il ne s'est rien passé. Comme si ce cauchemar devait durer pour l'éternité. Elle restait derrière moi, muette, s'affairant avec le fermoir du collier qui lui résistait. Et je n'osais pas faire le moindre mouvement pendant toute la durée de cette opération. Nous avons fait comme si rien ne s'était passé. Nous n'en avons jamais parlé et cela ne s'est jamais reproduit par la suite. Voilà… Cela m'a troublé au point que je n'arrêtais pas d'y penser. Tamara était mon amie et je voyais qu'elle souffrait. En bonne partie à cause de moi. Quand nous avons rencontré Alex, j'ai compris que ses efforts pour la séduire seraient vains et qu'il se tournerait inévitablement vers moi. Pour m'isoler davantage d'elle. La faire encore plus souffrir.
- Alors pourquoi ? Qu'est-ce qui t'a décidé à faire cela ?
- La veille du drame, nous avons eu une petite dispute. Rien d'important. Nous avions prévu de dîner ensemble. Je voulais passer auparavant dans une boutique pour choisir une décoration de table pour le mariage. Je pensais qu'elle m'aiderait, mais elle s'est montrée odieuse, faisant des commentaires acerbes sur tout ce qu'elle voyait et qu'elle jugeait trop kitsch. Elle s'est achetée pour elle-même une lampe avec un abat-jour noir aux motifs ésotériques. J'ai imaginé son studio de célibataire, sa chambre qui ressemblerait à l'arrière-boutique d'une diseuse de bonne aventure. J'ai trouvé cette plaisanterie de mauvais goût. J'ai préféré rentrer chez moi et ne pas aller au restaurant.
- Et tu t'es dit subitement que tu allais…
- J'étais très déprimée ce soir-là. Je naviguais sur le net, comme je fais souvent dans ces cas-là pour me changer les idées. Je cliquais sur les publicités qui apparaissaient en marge de la page. L'une d'elle m'a dirigée sur un site de rencontres. Un truc en apparence assez banal. J'ai voulu me distraire un peu en lisant les annonces. Certaines avaient un contenu un peu douteux. Et puis je suis tombée sur celle-ci, assez explicite et en même temps pudique, les mots simples d'une fille qui offrait ses services, sans vulgarité, sans prétention. Jamais je n'aurais imaginé que j'aurais l'audace d'y répondre. Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai pensé soudain à ma mère. Ma vraie mère, que je n'ai jamais connue. On m'a dit un jour qu'elle avait un problème d'alcool et qu'elle se prostituait. C'est pour cela qu'elle m'a laissée aux bons soins de l'assistance publique. Je n'ai jamais cherché à en savoir plus. Tout cela m'est revenu tout à coup à l'esprit. J'ai pris le téléphone, sans réfléchir, sans savoir ce que je voulais au juste.
- Retrouver ta mère… Recevoir l'affection qu'elle n'a pas pu te donner.
- Peut-être, cela m'a sans doute encouragée, confortée dans l'idée de ce que je m'apprêtais à faire. Mais je pensais surtout à Tamara, à ce qui s'était passé entre nous, ce que j'avais décidé d'ignorer jusqu'à présent. Je ne cherchais pas que de l'affection… Dire que j'aurais pu être tentée ? Non, plus que cela, c'était un besoin, une envie de comprendre. Comme si j'allais rester une ignorante toute ma vie en passant à côté de quelque chose. Qu'est-ce que cela aurait pu m'apporter ? La déception, le dégoût, une aversion encore plus profonde que celle que j'avais ressentie la première fois. La certitude que c'était impossible, que je ne le pouvais pas et ne le voulais pas. Comme si un doute avait pu germer dans mon esprit. Comme si j'avais dû faire un deuil. Comprendre une fois pour toute que cette barrière invisible subsisterait entre elle et moi. Enfin, c'est tellement insensé, incompréhensible pour moi-même. J'ai agi avec une détermination qui était au-delà de la raison. Il fallait une force surnaturelle pour m'empêcher d'aller jusqu'au bout, de m'opposer à l'ordre des choses. C'est pour cela que c'est arrivé. Je ne peux pas croire que c'était juste une coïncidence.
- Tu n'as rien fait de mal.
- Tu crois ? Le mal, qui sait vraiment d'où il vient ? Quelle importance, au fond. Le mal, c'est ce qui laisse des traces. Des séquelles. Elles sont là. On peut vivre avec. On peut même parfois être heureux. Tu es philosophe, n'est-ce pas ?
Le jour s'est levé. Les ombres se sont retirées pour ne laisser que la matière et le vide, des couleurs qui se condensent dans la lumière blanche. On dirait que l'on entre dans une sorte de plénitude. L'inertie d'une nuit qui s'achève. Elle se lève. Il entrevoit encore sa nudité dans cette clarté implacable, pendant qu'elle rassemble ses vêtements. Elle se tourne vers lui tout en se rhabillant.
- Tu voulais savoir. Maintenant, tu sais.
Peu à peu, tout s'éclaire.
· Il y a plus de 7 ans ·Louve