Soeurs de Sang (24)

Frédéric Lamoth

Avant-dernier épisode: Sibylle doit faire un choix.

Tout est impeccable dans la chambre. On voit que le service est soigné dans les moindres détails. L'espace est aménagé pour inspirer cette sensation de confort et de sobriété. Les fauteuils et le lit sont orientés de sorte à recevoir la clarté du jour comme un écrin. Sur la table à plateau de verre, pas de fleurs, mais un vase transparent contenant des pierres polies, avec des nuances de gris et de beige qui s'harmonisent avec le mobilier en bois nordique et les rideaux de lin. Dans la salle de bains, la faïence d'un vert sombre capte la lumière en amenant l'ombre et la fraîcheur. Les petits savons au parfum de cédrat ont été sortis de leur emballage et des pétales de rose blanche ornent le marbre des lavabos.

Sibylle vient de prendre une douche. Elle ouvre la porte du balcon et regarde la pelouse du parc qui s'étend jusqu'à la lisière d'une forêt de sapins. La chambre donne côté montagne. Ils ont admiré le lac à leur arrivée en prenant un soda sur la terrasse. Tout à l'heure, ils iront se promener sur les quais. Ils prendront peut-être l'un des vapeurs Belle-Epoque qui sillonnent les eaux avec le battement silencieux de leurs roues à aube et leurs cheminées qui ne crachent plus de fumée depuis qu'ils fonctionnent au diesel, ou alors, ils mangeront des filets de perche sur l'une des terrasses qui se trouvent en face du débarcadère. Elle sait qu'il lui laissera le choix et elle ne veut même pas y songer pour l'instant, tant cela lui paraît loin, léger, sans importance. Il y a quelques heures encore, elle n'imaginait pas qu'elle se trouverait ici ce soir. Il lui a fait la surprise en décidant de l'emmener passer le weekend dans cette ville d'eau.

Il est maintenant dans la salle de bains. Elle entend le bruit de l'eau qui coule. Elle se dit qu'il est heureux, qu'il se délasse après ce long voyage en voiture. Elle entend le corps qui se déplace quand le robinet se ferme. Le crissement de la baignoire, le froufrou du linge, le jet d'un vaporisateur. Elle ferme les yeux et attend qu'il la rejoigne. Il se verse un verre d'eau minérale, puis elle ne l'entend plus. Elle sait qu'il s'approche à pas feutrés, comme pour lui faire une surprise. Elle se prend à ce jeu et se demande presque qui va apparaître à ses côtés. Elle ouvre les yeux quand elle sent ce parfum de brise marine. C'est bien lui. Comment aurait-elle pu en douter ?

Alex lui tend un verre.

- Es-tu heureuse, mon amour ?

- Je regardais le paysage. C'est magnifique.

- A quoi penses-tu ?

- Je me souviens de la première fois où nous sommes venus ici.

- Oui, c'était le premier weekend que nous passions ensemble, en tête à tête. C'était le moment le plus merveilleux de ma vie, mais il y en aura d'autres. Avec toi, bien sûr.

- Je ne pensais pas que tu m'emmènerais ici. C'est une telle surprise.

- J'aurais dû le faire avant. Tu sais que je suis très occupé avec mon travail. Je me suis dit qu'il fallait profiter de ce weekend prolongé pour se retrouver un peu au calme, rien que nous deux. Et j'ai pensé à cet endroit.

Ils contemplent le parc. Le soir approche. Le système d'arrosage s'est mis en marche, formant des arcs-en-ciel artificiels au ras de la pelouse. On entend le bruit d'une balle de tennis que deux joueurs invisibles se renvoient de l'autre côté d'une haie.

- Que veux-tu faire ce soir, ma chérie ?

- Je pense qu'il est trop tard pour prendre un bateau.

- En effet, dit-il en regardant sa montre. Nous pouvons nous promener un peu et aller au restaurant. J'en ai repéré un au bord du lac. « Le Lacustre », si je me souviens bien. Mais auparavant, nous pourrions prendre l'apéro au bord de la piscine. Et pourquoi pas faire un petit saut dans l'eau ?

Elle le regarde avec un air attendri. Elle aurait envie de se laisser tomber dans ses bras en riant ou en fondant en larmes. Il paraît surpris, désemparé.

- Bien sûr, dit-elle. Mais restons un moment ici. Nous ne sommes pas pressés.

Elle retourne à l'intérieur de la chambre, sous l'impulsion d'une force irrésistible. Elle ressent encore un vague d'angoisse, d'incertitude. Pendant tout le trajet en voiture, elle s'est interrogée sur son avenir, sur ce qu'elle voulait vraiment. Les souvenirs de sa nuit avec Alcides sont encore vifs dans son esprit. Elle y songe souvent, avec calme, avec froideur, comme quelqu'un qui sait qu'il a fait quelque chose de mal et n'arrive pas à le regretter. Elle en vient à se demander où est le mal. Les jours passent et semblent la rendre de plus en plus insensible, indifférente à son propre sort, comme si elle était étrangère à ce qu'elle vivait. Elle se pose parfois sur un fauteuil, sur un banc, au milieu de la journée. Elle imagine qu'elle annonce à Alex qu'elle le quitte. Il la regarde partir avec stupéfaction. Elle avance dans cette perspective hallucinée. Elle entre dans un monde de stupeur et de plénitude. La tentation est grande de se retourner. Juste une fois, pour lui sourire, lui dire qu'elle l'aime et ne l'oublie pas. C'est ce qu'elle fait à chaque fois qu'il rentre le soir. C'est ce qu'elle fait encore maintenant en le regardant avec tendresse. Alors, elle se change en statue de sel, comme dans ce mythe biblique qui marque les consciences. Elle reste près de lui, pétrifiée. Elle sent qu'elle fond quand il lui parle, quand il l'embrasse. Elle est le sel, il est la mer. Deux éléments indissociables, qui ne se sont pas choisis, qui n'ont jamais eu l'idée de se concevoir l'un sans l'autre.

Il est venu s'asseoir à côté d'elle au bord du lit. Il prend sa main.

- Je sais ce que tu ressens. Si tu aimes ce garçon, tu peux me le dire. Je veux que tu sois libre.

- Alex, je t'aime. Je n'ai jamais aimé personne d'autre que toi.

Elle s'interrompt. Car la phrase n'est pas finie. Il y a un « mais »… Mais quoi ? N'est-elle pas comblée ? N'a-t-elle pas déjà tout ce qu'elle peut espérer ? Oserait-elle prétendre qu'elle a besoin d'autre chose dans la vie ? Si elle l'affirmait devant un miroir, elle ne se prendrait pas au sérieux. Elle aurait l'impression de jouer la comédie. Parfois, elle ne se reconnaît plus. Il lui semble que cette blessure a révélé au grand jour ce qu'il y a d'étranger en elle. Elle essaie d'exprimer ce sentiment.

- Parfois, je me fais peur.

- Tu sais, je crois que nous avons toujours vécu dans l'indifférence. Nous avons mené nos vies sans nous soucier d'autre chose que de notre confort et nos envies du moment. Cet événement a été comme un électrochoc. Au début, je voulais savoir comment c'était arrivé. Je voulais savoir ce que tu faisais là-bas à cette heure-ci. J'y pensais jour et nuit. J'étais jaloux, bien entendu. Je pensais qu'il y avait un homme dans cette histoire. J'ai compris que ce garçon s'était trouvé là par hasard. J'ai compris que ce drame avait suscité entre vous un sentiment que j'ignorais et ne maîtrisais pas. J'aurais voulu que tout cela ne soit jamais arrivé, qu'il n'ait jamais croisé ton chemin. Et puis je l'ai rencontré, le jour où Tamara a tenté de se suicider. J'ai tout de suite su qu'il t'aimait et que tu ne lui étais pas indifférente. Pourtant, j'ai éprouvé pour lui de la sympathie, comme si j'avais l'impression, au fond, que nous étions dans la même galère, que nous pouvions nous comprendre. Je me suis demandé ce qu'il pouvait t'apporter dans la vie, ce qu'il avait de plus que je n'ai pas. Il est encore étudiant, il fait des petits boulots. Et moi, je gagne bien ma vie, je suis fier de ce que je peux t'offrir et, paradoxalement, je me sens nul. Vraiment nul, tout à coup. Je suis souvent absent. Je suis un type fade, sans inspiration. Je suis incapable de te rendre heureuse.

- Non, Alex, ce n'est pas ça, je t'assure… J'ai de l'affection pour lui. C'est tout.

- Je sais que tu l'as revu. Tu peux me le dire. Je ne t'en veux pas.

- Je m'en veux à moi-même. Je t'ai fait du mal.

Le silence s'installe entre eux. Il se lève et marche vers le balcon. Il s'arrête sur le seuil, dans le cadre de la porte ouverte. Elle voit sa silhouette qui s'affermit dans le contre-jour. Elle éprouve pour lui une affection soudaine.

Elle sait que tout se joue à cet instant et, cependant, elle se sent parfaitement calme. En des pareilles circonstances, autrefois, elle se serait mise à pleurer, c'est sans doute ce qu'il attend, mais elle se rend compte qu'elle ne peut plus laisser sortir ses larmes depuis que ce poing s'est refermé dans son ventre. Elle sait qu'elle pourrait lui annoncer tranquillement qu'elle le quitte et qu'il ne ferait rien pour la retenir. Elle sait aussi qu'elle ne trouvera pas le bonheur ailleurs. Alcides était cette main tendue à laquelle elle s'est raccrochée quand la mort lui souriait. Elle poursuivrait son chemin avec lui en ayant le sentiment de fuir un mal qui s'efforce toujours de la rattraper.

Elle se lève à son tour et marche vers lui. Il se raidit. Elle sait qu'il appréhende ce qu'elle va dire. L'angoisse se lit sur son visage, comme si sa vie en dépendait. Non, elle ne peut pas lui faire une chose pareille. Manque-t-elle de courage ? Non, c'est plus fort qu'elle. Ce n'est pas cela qui la retient. Ce n'est pas cet univers aseptisé avec lequel il tente de la séduire. C'est cette fragilité, ce désarroi qu'elle sent au fond de lui et dans lequel elle se reconnaît.

Elle comprend que la blessure est ce qui touche la faiblesse, la vulnérabilité de ce sentiment. C'est cette remise en question. Elle aurait pu l'éviter soigneusement, l'ignorer, comme le font la plupart des gens. Mais on ne lui a pas laissé le choix. Sa mère a dû se séparer d'elle quand elle est venue au monde. Sans doute a-t-elle souffert de cette carence. Et puis un jour, une fille a tenté de l'embrasser. Sa meilleure amie… Alors, tout s'enchaîne, se met à couler de source, comme une évidence. Ces émotions coïncident, la douleur se concrétise avec ce coup de couteau dans le ventre. Un inconnu se penche au-dessus d'elle et lui tend la main. Elle se dit qu'elle pourrait tout oublier et recommencer. Mais a-t-elle besoin d'une rédemption ? Elle s'est construit une vie, avec de l'espoir, de la persévérance. Elle a surmonté les épreuves sans jamais perdre courage. Bientôt, elle va se marier avec l'homme qu'elle croyait pouvoir aimer sans concessions. L'homme qu'elle aime toujours, mais dans une perspective ouverte et sans limites, où elle a laissé s'immiscer le doute. Tout cela parce qu'elle a voulu aller au bout de ce sentiment. Guérir de sa blessure, c'était surtout ne pas céder à la rancœur et au désespoir, ne pas s'endurcir et se renfermer dans l'insensibilité pour vaincre la douleur, mais capituler devant l'amour et ne pas avoir peur de s'ouvrir à sa dimension infinie. D'une façon ou d'une autre, il faut aimer. Tamara, Alcides, seront toujours quelque part sur cet horizon. Même hors de portée. Elle pense à eux. Comme elle, ils souffriront. Peut-être qu'ils comprendront.

L'amour est un peu comme un diamant aux mille facettes qui lance parfois des éclats fulgurants. On ne peut qu'être ébloui par ce qui brille au point d'être obscène ou indécent. On ne peut qu'éprouver sa dureté en l'effleurant. Et contempler ceux qu'on aime à travers les reflets d'un prisme.

Elle lève les yeux vers lui. Doucement, elle place ses mains sur sa poitrine. Elle dépose un baiser dans l'échancrure de sa chemise et garde son visage enfoui dans ce parfum vivifiant. Elle inspire profondément en fermant les yeux.

 

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