Soeurs de Sang (25 et Fin)
Frédéric Lamoth
Voilà l'instant où tout se fige. On prend la pose. Tous les regards se fixent sur le même objectif. On garde le sourire, aussi longtemps que l'on peut le retenir. Le déclic est imperceptible. Pas besoin de flash. La lumière du jour suffit à faire ressortir les couleurs, à faire resplendir les visages d'un éclat naturel. L'œil de la caméra reste impassible. Obnubilé. Le photographe agite sa main, comme pour dissiper ce givre, cette magie poudreuse. On sait désormais que, quoi qu'il arrive, il restera toujours une trace de bonheur indélébile.
Peu à peu, les invités se dispersent sur la pelouse. Seuls les mariés restent en point de mire. Elle tient son bouquet et il lui offre un bras en forme d'équerre. Ils incarnent cette quintessence de la vie et des sentiments qu'elle tient en gerbes. Des envies et peut-être des regrets, la griserie de tous ceux qui se glissent dans leur sillage en adhérant à cette perspective floue et lumineuse.
Un garçon se tient à l'écart de la foule. Il prend de la distance, comme pour mieux contempler la scène dans son ensemble. Ses yeux parcourent le tableau en y déposant des touches et des nuances qu'aucune caméra ne saurait capter dans sa multitude de pixels. Il contemple d'abord le verger et la vigne qui s'étendent sur les pentes douces au pied de la muraille. On a installé le buffet de l'apéritif sur la terrasse qui surplombe ce décor bucolique. Les tables sont recouvertes de nappes blanches et de corbeilles qui attirent les mouches. Il suit leur vol et se perd dans le jeu des ombres inextricables qui tissent leur réseau sous les feuillages.
Une fille est assise sur le muret et semble regarder la même chose que lui. C'est une brune avec une coupe au carré. Elle porte une robe à fleurs avec des plis étudiés. Un vêtement délicat qui l'empêche d'aller se coucher dans l'herbe, à l'ombre d'un figuier, comme elle pourrait être tentée de le faire. Elle scrute le paysage en plaçant sa main sur son front pour soutenir l'éclat du soleil. Elle regarde la foule des convives. On dirait qu'elle cherche quelqu'un. Elle agite la main pour chasser une guêpe et il interprète ce geste comme un signe de complicité. Il croit voir l'éclair de ses yeux verts qui condense les rêves et les peurs dans la même couleur de l'espoir.
Lui aussi voudrait rêver. Quelques instants auparavant, il s'est approché d'elle pour la saluer. Elle lui a souri avec affection. Il l'a embrassée sur les joues en respirant cette senteur printanière. Le bouquet intense d'un bourgeon sur le point d'éclore. Il aurait voulu lui parler. Il aurait eu tant de choses à lui dire. Il s'est contenté de prononcer son prénom: Tamara. Un murmure qui s'ouvre comme les pétales d'une fleur fragile. « Tu es tellement belle… » Il s'est exprimé avec sincérité, sans détours et sans regrets. Elle s'est inclinée devant ces paroles et a effleuré son visage du bout des doigts, comme pour lui render son compliment.
Il se dirige vers la terrasse, où les mariés sont accueillis par une clameur et des applaudissements. Sibylle distribue des dragées aux enfants. On respecte les traditions. Auparavant, on l'a aspergée de grains de riz sur le parvis de l'église. Elle est resplendissante. Les petites filles papillonnent autour d'elle pour récolter un peu de cette splendeur qu'elle sème avec ces bonbons. Il hésite à en faire de même. Il a l'impression d'avoir déjà eu sa part de bonheur et d'illusion. Il ne ressent pas d'amertume, mais un certain apaisement de voir que la vie continue, se propage irrésistiblement avec ses idées volages, ses humeurs versatiles, ses petites bouffées d'émotions mises bout à bout. Rien ne pourra l'arrêter. Ni la violence, ni la haine, ni la folie des hommes. Pas même sa propre mélancolie.
Il s'approche. Il attend que les enfants se dispersent pour ramasser la dernière dragée qui se dissimule dans le gravier. En se relevant, il croise le regard de la mariée. Elle lui tend sa main gantée de blanc. Il voudrait aussi lui faire un compliment sur sa beauté, mais il ne trouve pas les mots pour exprimer avec justesse ce qui paraît si simple et évident. Il se contente de lui faire un baisemain en y mettant toute sa ferveur. Elle baisse les yeux en le remerciant. Un merci du fond du cœur. Il le comprend, elle n'a pas besoin de le préciser. Puis elle ajoute, comme si elle avait besoin de le rassurer: « Nous nous reverrons. » Il sait que leur relation ne s'arrêtera pas là. Rien n'a changé, au fond. Il sera toujours le compagnon de l'ombre, l'ami intime dont on attend autre chose que l'amour, dont on exige bien plus encore. Elle le gardera toujours dans son cœur. Non, elle ne l'oubliera pas. Mais, avec le temps, leur lien se distendra. Ils se verront de moins en moins. Elle aura des enfants, d'autres préoccupations. La vie peu à peu les éloignera l'un de l'autre dans son cours imperceptible. Il ose espérer qu'il sera la dernière personne vers qui ses yeux se tourneront quand elle se souviendra de sa main tendue.
Il observe maintenant le marié. Il a belle allure avec sa queue-de-pie. Tout à l'heure, ils se sont salués. Une poignée de main franche. Il n'éprouve aucune jalousie à son égard. Alex aurait pu afficher un air triomphal. Or, il lui a paru plutôt humble. On aurait presque dit qu'il cherchait à s'excuser. Il a soulevé son chapeau haut-de-forme en expliquant qu'il avait un peu l'impression d'être la réincarnation de son grand-père, mais que c'était à cause d'une promesse faite à sa mère. « On est un peu vieille France dans la famille », a-t-il conclu en riant. Alors, il est redevenu sérieux, comme s'il entrevoyait soudain, avec une nostalgie teintée d'effroi, tous ceux qui l'avaient précédé dans ce long cérémonial de l'existence. Son attention a été détournée par la course des enfants qui se dirigeaient vers le parcours de croquet après la distribution de dragées.
Il laisse l'époux retourner à ses obligations. Il se dit que, finalement, il ne voudrait pas être à sa place. Il imagine ce que serait sa vie s'il avait épousé Sibylle. Le bonheur, oui, assorti de cette routine, qui finit toujours par s'installer. Une habitude de se réveiller toujours dans le même lit, de voir l'heure sur le cadran de la montre, de s'interroger sur le temps qu'il fait et la journée qui l'attend… Au lieu de s'émerveiller de sa présence à ses côtés en écoutant la pluie, sans penser à autre chose que ce clapotis régulier, comme si le temps n'avait plus d'importance.
Il s'éloigne et monte sur un talus pour avoir une meilleure vue d'ensemble. C'est un tableau parfait. Les convives déambulent sur les pelouses en goûtant aux hors-d'œuvre, en ponctuant leurs conversations d'éclats rires. Le ton est ample et mesuré, comme celui d'une mélodie. Une harmonie que rien ne pourrait perturber. On dirait que rien ne s'est passé. Ce mariage était programmé de longue date. On l'a simplement attendu un peu plus longtemps que prévu. C'est rassurant, au fond.
Il prend son smartphone et fait un cliché à l'instant où toute l'assemblée se retrouve sur la terrasse pour porter un toast à la mariée. Tamara est aussi là, discrète, à côté de son amie. Il envoie la photo aux deux filles avec ce commentaire étrange : « sœurs de sang. » Des mots qui lui sont venus à l'esprit de manière irréfléchie et à propos desquels il s'interroge.
Le sang… Tout a commencé avec le sang… La violence et la douleur d'un sentiment. Ce qui fait irruption dans l'incompréhension et la stupeur. L'hémorragie qui ne s'arrête pas. La peur de ce qu'on ne maîtrise pas, de la vie en nous qui se vide peu à peu.
Des sœurs… Pour exprimer cette liaison ambiguë qui se situe hors de frontières de l'amour ou de l'amitié. Il ne sait pas vraiment s'il cherche à décrire la relation entre Sibylle et Tamara ou le lien particulier qui l'unit quasi-fraternellement à ces deux filles.
C'est une façon en tout cas de sceller leur union.
Il remarque un message sur son smartphone, passé inaperçu dans la rumeur qui l'entoure. L'expéditeur est codé sous un numéro privé qui lui envoie cette phrase anonyme: « je suis là. »
Il ne paraît nullement surpris, car il attendait ce message depuis longtemps. Il se dirige tranquillement vers le parking et remonte l'allée qui mène à la grille du parc. Il aperçoit une silhouette adossée à l'une des colonnes du portique et reconnaît celle qu'il attendait. Elle porte un jeans et un blouson. La bise s'est mise à souffler malgré le temps radieux. Elle croise les bras avec un air frileux. Le vent ne parvient pas à soulever les lourds cheveux bouclés qui semblent préserver la beauté de son visage. Ils se saluent sans s'embrasser, sans même se serrer la main.
- Tu es venue.
- Comme tu le vois.
- C'est un mariage.
- J'ai compris. Tu ne me l'avais pas dit dans ton message.
- Veux-tu venir ? Il y a à boire et à manger. Et la vue est magnifique depuis la terrasse.
Elle laisse échapper un rire amer.
- Je n'ai pas été invitée… Sérieusement, pourquoi m'as-tu fait venir ?
- Et toi, pourquoi es-tu venue ?
Son visage s'assombrit. Elle frissonne en inclinant la tête et en serrant davantage ses mains contre ses épaules.
- Pour te dire que je voulais récupérer mes notes et te demander de les oublier si jamais tu les as lues.
- J'ai lu et je ne vais pas oublier.
- C'est ça, tu sais tout de moi.
- Tu as du talent.
- On me l'a déjà dit. Qu'est-ce que ça change ? Rends-les-moi, s'il te plaît, et puis je me casse.
- Je ne les ai pas avec moi. Il faudra qu'on se revoie ou que tu viennes les chercher chez moi. A moins que tu aies une adresse où je pourrais te les envoyer.
- Qu'est-ce que tu cherches ?
- Rien… Je suis arrivé au stade où je ne cherche plus rien. J'attends de voir ce qui m'arrive.
- Je ne suis pas une diseuse de bonne aventure. Je ne saurais pas te dire ce qui va t'arriver, mais moi j'ai froid.
- Alors partons d'ici et cherchons un endroit pour nous réchauffer.
Ils se mettent en marche côte à côte. Ils s'arrêtent une dernière fois devant le portail et contemplent la perspective qui s'ouvre le long de l'allée. On aperçoit encore la mariée au loin, avec son voile et ses ailes de tulle.
Elle se tourne vers lui.
- Tu es triste, n'est-ce pas ? Tu l'aimes encore.
- Sincèrement, qu'est-ce que je pouvais espérer ? Elle a assez souffert comme ça. Je n'allais pas encore bouleverser sa vie.
- Ils ne changeront jamais.
Alcides scrute son visage en décelant avec inquiétude l'éclat dur qui étincelle dans ses yeux noirs. Il prend sa main et répond dans un murmure apaisant.
- C'est mieux ainsi. Ils sont heureux. Laissons-les à leur bonheur.
Il se dirige vers son scooter qui est garé un peu plus loin près du muret. Il lui dit de prendre place à l'arrière et de fermer son blouson pour se protéger du vent.
- Tu n'as plus ton écharpe violette ?
- Non, je l'ai salie avec du sang et des larmes.
- Où je t'emmène ?
- Où tu veux.
- Mais toi, qu'est-ce que tu veux ?
Elle semble réfléchir, comme si son avenir dépendait de cette question, puis finit par répondre.
- Moi, je voulais seulement vivre en paix, avoir le droit de choisir.
- Et tu crois que ce ne serait pas possible ?
- Cela fait des années que j'essaie.
- Tu ne m'as toujours pas dit comment tu t'appelais.
- Nyssa… Dans la langue de mes parents, cela veut dire « celle qui espère. »
- Nyssa… Je vais démarrer. Accroche-toi.
Bon, Alcides ne se sera pas marié avec celle dont il était amoureux, il se console, au moins n'aura t-il pas à affronter l'habitude...il se consolera avec Naïla !
· Il y a plus de 7 ans ·Une très jolie histoire originale où le mystère planait...jusqu'à la fin.
Louve
Merci beaucoup! Vos commentaires ont été très appréciés et encourageants.
· Il y a plus de 7 ans ·Frédéric Lamoth