Soeurs de Sang (4)
Frédéric Lamoth
Comme il n'avait pas de vase, il a mis l'orchidée dans une bouteille de Perrier. Il l'a exposée à la lumière de la cuisine, devant la fenêtre qui n'a pas de rideau. Il l'a observée matin et soir. Il l'a vue se tourner insensiblement vers le jour, avec ses pétales hérissés comme les oreilles d'une bête en alerte.
Il ne suit plus les cours à la fac. Il travaille chez lui. Il contemple le temps qui passe et la fleur qui se flétrit. Il se demande si Sibylle est toujours à l'hôpital. Pourquoi n'irait-il pas la visiter ? Il se pose cette question chaque jour en se réveillant, alors qu'il connaît la réponse. Parce qu'il est timide, parce qu'il a peur de se faire éconduire par ses amies, peur de son fiancé qui doit veiller sur elle sans relâche ? Parce qu'il veut simplement entretenir encore cette illusion fragile, semblable à cette fleur qu'il couve de ses yeux rêveurs.
Oui, il rêve… Et quand il se réveille, il voit encore la femme du songe, celle qui flotte comme une épave entre le fond et la surface. La lumière la touche comme à travers un prisme. La clarté de l'onde révèle sa nudité et son visage serein. Et le sang violet bouillonne. Une coulée se forme à partir de sa tempe, dense comme l'huile qui ne se mélange pas à l'eau. Il prend son portable et regarde la photographie qu'il a prise avant d'entrer dans le café. Il cherche à distinguer les traits de cette silhouette qui ne laisse qu'une trace, une bavure derrière le flou de la vitrine. Une couleur pourpre, celle d'une écharpe qui se soulève dans un courant d'air. Alors, il se dit qu'il ne doit plus y penser. Oublier, pour vivre. Vivre pour ne pas rêver.
Aujourd'hui est un mardi. Il est quatre heures de l'après-midi. Il se rend compte que cela s'est passé il y a une semaine exactement. Chaque jour, à la même heure, il s'arrête de travailler et va sur le balcon. Il attend, jusqu'à ce que la nuit tombe. Le ciel semble se complaire dans cette humeur grise et sans nuance. Il y a un soleil froid. Il voit le parc avec le terrain de football et la place de jeux pour les enfants. Il sent le cœur de la cité qui pulse au hasard d'un jeu, au rythme de ses émotions passagères, de ses moments de joie, de blues, souvent intenses, sans importance. C'est cette image qu'il a enregistrée dans le téléphone de Sibylle. Comme un tableau que l'on accrocherait au mur dans la chambre d'un malade. Il se demande si elle l'a vue, si elle saurait la reconnaître en venant un jour jusqu'ici. Il la voit dans ce décor. Assise sur un banc, immobile, s'imprégnant de cette énergie volatile qui la maintient en vie quand elle sourit, quand elle penche la tête en arrière pour recueillir la lumière qui s'égoutte.
Non, il ne rêve pas, cette fois. C'est bien elle. Cette femme avec un manteau beige. Cette chevelure aux reflets roux. Même s'il ne discerne pas son visage, il perçoit quelque chose de familier dans cette silhouette prostrée. Un secret qu'elle préserve dans ce monde qui pépie. Les cris, les rires des enfants prennent subitement la forme d'oiseaux, de vautours qui assaillent une petite bête blessée au ventre.
Il se précipite hors de l'appartement, dévale l'escalier. Il se met à courir au milieu de la place. On dirait un gosse qui s'élance pour déclencher un vol de pigeons, puis s'interrompt dans son élan, désemparé, en prenant conscience du vide autour de lui.
La fille ne l'a pas vu venir. Il hésite un instant à poursuivre son chemin, comme s'il ne la connaissait pas. Enfin, il s'arrête à quelque distance, sous un arbre. Un ado passe entre eux en faisant rebondir un ballon de basket. Elle lève la tête. Leurs regards s'affrontent. C'est elle qui réagit la première Ses mains glissent le long de son corps. Il interprète ce geste comme un signe et s'avance. Elle se pousse un peu pour lui faire de la place. Pendant un long moment, ils ne disent rien. Le silence garde leurs pensées en gestation, avec les bruissements du parc. Puis elle se met à parler.
- Je passais... Je n'habite pas très loin d'ici… J'ai reconnu le parc sur votre photo. On voit ce banc à l'ombre et l'on a envie de s'y asseoir. Je me demandais si vous seriez là, sur votre balcon… Si vous m'attendiez... Je ne pensais pas que vous me reconnaîtriez.
- Comment allez-vous ?
- J'ai quitté l'hôpital hier. Ils ne voulaient pas me laisser sortir. C'était prématuré selon les médecins… Où habitez-vous ?
- Le balcon, là-bas, au cinquième étage.
Ensemble, ils contemplent les blocs de béton qui semblent soutenir un siège dans l'intense clarté de cette fin d'après-midi.
- Alcides, c'est bien cela ? Tamara n'a pas su me répéter votre prénom. Vous êtes Portugais ? Brésilien ? Vous n'en avez pas l'air.
- Ma mère a voyagé en Amérique du Sud… Elle trouvait sans doute que ce nom avait quelque chose de poétique.
« Noir Tango. » Ces mots gravés sur une enseigne ressurgissent dans un flash. Il se souvient de l'instant où il tenait cette main froide dans la sienne. Il sait qu'il ne doit en aucun cas parler de ça, lui rappeler le traumatisme. Non, il n'y a que le présent. Qui oserait même envisager l'avenir dans sa perspective la plus fragile ? Alors, il ne sait plus quoi dire. Et c'est dans ces moments-là que l'on finit par dire n'importe quoi.
- Vous… Je vous invite à prendre un café ?
Elle se tourne vers lui avec une mine effarée. Il se rend compte de sa bévue. Tous deux restent sans voix, à se regarder d'un air hébété. Puis elle éclate de rire.
- Nous sommes certainement les seuls individus au monde qui ne trouveront jamais le prétexte d'un café pour se rencontrer.
- Nous sommes condamnés à rester dehors dans le froid.
Elle redevient subitement sérieuse.
- J'aurais pu mourir… Cet homme est mort.
- Vous le connaissiez ?
- Je ne connaissais personne.
- Pourquoi lui en voulaient-ils ?
- Ce n'est certainement pas à lui qu'ils en voulaient.
Alcides reste pensif.
- Quelle coïncidence, dit-il. Nous habitons tous deux dans les quartiers sud et nous nous trouvions en même temps à l'autre bout de la ville. Je me rendais chez un client après les cours. J'aide des entreprises ou des particuliers à créer des sites informatiques.
- Je n'avais rien à faire là-bas.
- J'y pense tout le temps. J'essaie de me souvenir. Il n'y avait pas tant de monde. Il y avait au moins trois personnes à part vous.
- Je ne sais pas, dit-elle… Je vous le répète: je n'aurais pas dû être là-bas… Tout comme je ne devrais pas être ici aujourd'hui.
- Oui… La vie nous entraîne parfois par des détours inattendus.
- Vous êtes philosophe… Poète et philosophe.
Le silence s'installe à nouveau. Alcides a l'impression qu'ils se sont attardés sur ce banc pendant un laps de temps indéfini. Les enfants qui jouent sur la place ne sont plus les mêmes. Les mères sont parties avec leurs poussettes.
Sibylle se lève, tout en poursuivant :
- J'avais besoin de vous rencontrer. Pour m'assurer que je n'avais pas rêvé. En tout cas, merci… Mais promettez-moi que vous ne chercherez pas à me revoir.
- Je… Oui, bien sûr.
- Je vous l'ai dit. Je voulais juste m'arrêter un instant sur ce banc. J'aurais attendu et vous ne seriez jamais venu. J'aurais pu croire que tout cela n'était qu'un mauvais rêve, ou du moins que tout était oublié. Mais vous êtes là… Que me voulez-vous ?
Elle prend un air ennuyé, tout lui laissant le loisir de la contempler. Est-elle jolie ? Le visage est allongé, les cheveux sont raides. Sur le fond terne, on voit poindre l'ombre d'un sourire. En se raccrochant à cette lueur insistante, on finirait par se dire qu'elle est belle. Qu'elle est même la plus belle… Mais cela n'a pas d'importance. La question est de savoir comment il pourrait l'oublier.
- J'aime vos photos, dit-elle en se détournant pudiquement.
Elle part sans lui dire adieu. Il la regarde s'éloigner avec le pressentiment qu'il ne la reverra pas. Et pourtant, c'est un peu comme si elle laissait une porte ouverte. C'est la même sensation qu'il éprouve si souvent en s'éveillant, quand il rêve de la femme à l'écharpe et de son hémorragie de couleur pourpre. Une sensation de fuite. Quelque chose lui échappe et l'entraîne en même temps. Il vit avec un temps de retard, à la dérive, dans le sillage de ce quelque chose. Il ne l'atteindra jamais, car c'est un peu comme l'horizon qui se défile, comme un espoir qui se dérobe. Il voudrait le rattraper, comme on remonterait le cours du temps.
Il se demande ce qu'il ferait s'il pouvait revenir en arrière et revivre cet instant. Il pourrait serrer encore cette main blanche, ne plus la lâcher... Il pourrait tout aussi bien l'abandonner et s'enfuir. Suivre l'autre femme, celle qui lui échappe, celle sur laquelle il ne peut mettre un nom, un visage.
Il reste assis sur le banc, avec le sentiment que ce coup de couteau était pour lui. Il l'a reçu en plein cœur et vit avec la séquelle de cette blessure. Plus terrible que la mort. Plus tenace que l'amour.
Magique ! Mais elle s'en va...elle reviendra, j'en suis certaine !
· Il y a presque 8 ans ·Louve