Soeurs de Sang (5)
Frédéric Lamoth
Le journal de N.
Je n'ai quasiment plus quitté l'appartement depuis deux semaines. Depuis que c'est arrivé… J'ai prétendu que j'étais malade, mais ma mère commence à se douter de quelque chose. Je ne supporte plus de l'avoir sur le dos avec ses remarques du genre : « tu ne tousses pas. Qu'est-ce que tu as ? Ne me dis pas que tu es enceinte ! Va voir le docteur. » J'ai dit que j'avais attrapé un virus ou peut-être une infection urinaire. Je me suis fait vomir plusieurs fois. Mais pour le coquart sur la joue, je n'ai pas trouvé d'explication. Je ne peux plus continuer comme ça. Je dois chercher du travail. Sinon, la dame du chômage va encore dire que je ne fais pas assez d'efforts. A quoi bon ? A chaque fois que je me présente dans ces boutiques où l'on vend des bijoux ou des parfums, on s'excuse et on sourit gentiment quand je dis mon nom. On m'a dit d'aller voir à la cantine scolaire ou au MacDo où on engage toujours du monde, mais je ne veux pas. J'ai trop la déprime, trop la flemme. Voilà ce que je leur ai dit à Pôle Emploi. La bonne femme m'a regardée bouche bée, avec des yeux de merlan frit. Elle a dû penser: « Voilà, tous les mêmes. » Et elle a répondu: « ma fois, Mademoiselle, faites ce que vous voulez, bientôt vous ne toucherez plus d'indemnités. » Et alors, qu'est-ce qu'elle veut que ça me foute ? J'avais envie de lui dire : « J'ai une paire de fesses, ça peut toujours servir ! »
Je m'énerve, et puis soudain je me mets à pleurer. J'inspire la pitié avec ma tronche de femme battue. Je n'ose plus sortir de chez moi. Hogda est en prison, mais il a dit à tout le monde que j'étais une traînée. Parfois, je me demande ce que je fous là, seule au monde. Je vais finir par perdre la raison. Même ma propre mère ne me comprend pas. Elle dit que je devrais me mettre avec l'un de ces garçons et l'épouser. Mais non… Sa fille préfère la compagnie des voyous, des petits dealers. Elle préfère porter des collants et la mini-jupe. A quoi bon me justifier ? Je lui parle de moins en moins. Je ne parle à personne.
Alors, j'écris. Comme je n'avais pas de papier, j'ai pris la pile du courrier. Ce n'est pas la paperasse qui manque chez nous, avec tous les rappels de facture qu'on reçoit. Il y a toujours une page blanche au verso. Je ne sais pas composer de belles phrases comme dans les livres. Alors, j'écris tout ce qui me passe par la tête. Je parle de mon cousin Hogda. Je me souviens que, avant de fréquenter sa bande de malfrats, il voulait devenir conducteur de locomotive. Quand il était enfant, il se relevait en cachette le soir et allait pieds nus sur le balcon pour voir les trains de marchandises qui passaient avec leurs phares allumés. Et moi, pendant ce temps, je rêvais. J'imaginais que je deviendrais directrice d'un grand hôtel.
J'écris mes souvenirs, comme si j'avais peur d'oublier, en me laissant submerger par ce présent aveugle. Je parle de mon père, qui roulait méticuleusement ses cigarettes à la terrasse du Café du Commerce, avant de rouler sous la table, victime d'une crise cardiaque. Il disait qu'on lui avait ôté son dernier plaisir en remplaçant le logo des paquets Camel par un avis mortuaire : « Fumer tue ». Papa… Lui, sans doute, m'aurait comprise.
Je parle aussi de ma mère, qui s'agite du matin au soir, courbée au ras du sol, comme une serpillière. On dirait que tous les malheurs du monde pèsent sur ses épaules, depuis que mon père est mort. Ses mains farfouillent toujours dans les replis de ses vêtements pour en tirer un mouchoir, une épingle de sûreté ou une paire de ciseaux. Elle s'est munie aussi d'une calculette, qu'elle trouve bien plus utile qu'un téléphone portable. C'est sa façon de se moderniser, de s'adapter, comme elle dit. « Faut vivre avec son temps, ma fille. » C'est-à-dire avec les dettes et le désespoir. Et quand elle me voit pianoter sur mon smartphone, elle secoue la tête avec dépit: « Sors un peu de ton monde virtuel… Ah, vous, les jeunes, vous vivez dans le virtuel… Les jeux vidéos… Ce n'est pas la vraie vie. »
Enfin, je parle de mes frères, les chouchous de leur mère. Abel, l'aîné, et Sem, qui a deux ans de moins que moi. Abel a trouvé du travail dans un atelier de chromage. Il est, aux yeux de ma mère, le chef de la famille, même si c'est Sem et son trafic qui ramène le plus de fric, mais cela, ma mère fait semblant de l'ignorer. Elle le traite encore comme son petit enfant, qui devrait bien se couvrir pour ne pas prendre froid quand il sort le soir.
J'ai à peine fini de parler de la famille que déjà je n'ai plus de papier. J'ai décidé de sortir et de me rendre à la supérette du quartier. Rien d'extraordinaire et pourtant… J'ai la gorge nouée rien que d'y penser. C'est Lazare qui tient la boutique. Toujours aimable, mais une vraie commère. Un fouineur. Il va encore me demander: « comment va ta mère ? Et ton frère, depuis qu'il travaille, je ne le vois plus. Qu'est-ce que tu as sur la joue ? Tu es tombée ? »
Je lui achèterai une paire de bas. Les miens ont filé. Comme ça, il ne me demandera pas ce que je compte faire avec le papier. Après cela, je n'aurai plus qu'à me tailler en vitesse, avant qu'il ne vienne guetter sur le pas de porte. Je ne pourrai faire autrement que de passer devant le Café du Commerce, où les hommes assis sur la terrasse n'auront rien d'autre à faire que de me suivre du regard. Je marcherai tout droit, sans me retourner. Je sortirai de la cité. Je n'aurai pas peur d'aller là-bas. Je serai au moins sûr, cette fois, de ne pas les retrouver.
Je sais qu'ils m'ont suivie l'autre jour. Ce n'est pas possible autrement. J'avais à peine franchi le seuil de ce café qu'ils ont fait irruption derrière moi. Et alors… Non, je préfère ne plus y penser. Hogda m'a planté cette tarte dans la figure. Ça, je m'y attendais, mais je n'aurais jamais cru qu'ils iraient encore plus loin. Les couteaux, ils ne les avaient pas pris pour moi, mais pour eux. Eux… C'est-à-dire n'importe qui, ceux qui ont eu le malheur de se trouver là par hasard en travers de leur chemin. D'abord la meuf, pauvre petite, elle avait l'air un peu paumée. Heureusement, je crois qu'elle s'en est tirée. Car dès qu'ils l'ont vu, ils ont jeté leur dévolu sur lui. Le vieux, gros, chauve. La victime désignée. Rien que d'y penser, je sens la nausée qui m'étouffe. Je n'ai rien su faire d'autre que de m'enfuir. Je me souviens encore d'avoir vu un jeune homme qui se penchait près de la fille et lui prenait la main. Il s'est retourné et son visage, son regard effaré, était comme une nouvelle claque que je me prenais dans la figure. La douleur… La honte… Honte d'avoir été frappée en public. Honte de mes larmes, qui étaient celles de la peur et de la misère, la cause de tout.
J'ai rabattu mon écharpe sur mon visage. J'ai poussé la porte et je me suis sauvée. J'ai marché dans la rue, sans jamais me retourner. Marcher sans autre but que de m'éloigner, partir le plus loin possible. Je pensais sans doute que je pourrais me débarrasser de cette vision, de ces gens, mais ils m'ont poursuivie. Ils sont tout près de moi, avec leurs faces marquées par la stupeur. Je les vois dans les moindres détails, quand ils m'interrogent en silence. Je crie: ce n'est pas moi. Ce n'est pas ma faute ! Et ils me scrutent encore de plus près, incrédules, comme s'ils ne comprenaient pas ce que je voulais dire, de quoi je voudrais m'accuser. J'entends leurs pensées muettes. Elles me disent: tu n'es qu'une pauvre fille. Celle qui, malgré elle, incarne le malheur. La fatalité. Qui ne pourra jamais rien y changer. Je sais qu'ils reviendront. Tôt ou tard, nos chemins se recroiseront. Alors, je voudrais leur dire…
Non, ce n'est pas moi, mais c'est à cause de moi et je m'en veux. Je sais bien que rien ne serait arrivé sans moi. Hogda et ses potes savaient très bien ce que j'allais faire là-bas et c'est pour cela qu'ils m'ont punie. Je finirai par croire qu'ils ont raison. Je suis une garce, une mauvaise fille. Je n'ai personne pour me défendre. Hogda, lui, sera jugé selon la loi des hommes, avec un avocat qui plaidera sa cause. L'enfance malheureuse, la misère des banlieues, la spirale de la délinquance et de la drogue. Mais moi, je n'ai droit qu'à la honte et au silence. Je ne peux compter que sur moi-même. Personne ne m'écoutera, personne ne me donnera la parole. Il ne me reste qu'une seule chose: les mots sur le papier, discrets et silencieux, comme une empreinte, un crachat dans la poussière. Ce à quoi ils ne prêteront pas attention, trop fiers pour se pencher, trop aveuglés pour voir, trop sûrs d'eux pour s'attarder sur un truc aussi sentimental qu'une pensée griffonnée.
Oui, je vais surmonter ma peur et sortir. Je vais acheter un cahier et un joli stylo. Je passerai devant eux sans me cacher, sans rien dire, en m'efforçant seulement d'avoir l'air de savoir où je vais. Car je veux être libre avant tout, même si je dois pour cela laisser ma vie en cours de route, je continuerai d'avancer comme un zombie que rien n'arrête. Pas un mur, pas une menace. Je passerai à travers eux.
C'est prenant ! Quel fossé entre "eux" et nous, on se retrouve en plein moyen-âge !
· Il y a presque 8 ans ·Louve