Soeurs de Sang (6)

Frédéric Lamoth

Alors que Sibylle se retrouve dans un état préoccupant, son fiancé Alex décide de mener sa propre enquête et entraîne Tamara sur une voie dangereuse...

« Tout s'est bien passé ? »

« Ok. Pas de soucis. Je viens de la quitter. »

« Tu es où ? »

« Sur l'autoroute de contournement. Sortie 35. Il y a une aire de repos. »

« J'arrive. »

 

Tamara finit d'envoyer son SMS quand le feu tourne au vert. Elle démarre et change de présélection pour prendre l'entrée de l'autoroute. Elle vient de sortir du travail. Elle comptait se rendre à l'hôpital, quand un étrange pressentiment l'a incitée à contacter Alex, qui est resté là-bas pendant toute la durée de l'opération. Elle se sent maintenant soulagée et en même temps pleine d'appréhension. Il est tard. La nuit est déjà tombée et elle n'aime pas conduire à cette heure-ci quand l'engorgement est maximal sur tous les grands axes de la ville. Une sorte de sensation fébrile, plus forte que la peur, la maintient en alerte. Elle sait qu'il a envie de lui parler. Il est épuisé. Elle aussi. La tension avait atteint son comble quand Sibylle avait dû être réhospitalisée en urgence. Une récidive des douleurs, en coups de poignard, au milieu de la nuit, puis de la fièvre, à la limite du délire. Un lâchage de la suture de l'intestin, une infection, un abcès. Il a fallu réopérer. Le coup avait été dur pour tout le monde, alors que Sibylle semblait se remettre gentiment, même si on la sentait encore fragile. C'était comme si une malédiction se rappelait subitement à eux.

Le trafic est dense, mais encore assez fluide. Elle parvient à la sortie 35 en une dizaine de minutes. L'on se trouve dans la zone nord-ouest, réputée assez sensible dès la tombée de la nuit. Ce n'est pas très loin du quartier où le drame a eu lieu, c'est-à-dire à l'opposé de l'endroit où ils habitent, mais on a ramené Sibylle à l'hôpital où elle avait reçu les premiers soins. Tamara finit par trouver une place de parc devant le restoroute. La salle est bondée. Elle met du temps à repérer Alex qui s'est assis à une table en haut sur la passerelle près de la baie vitrée. Il porte son costard, comme s'il venait de quitter son bureau. Il la salue d'un air décontracté et se veut tout de suite rassurant sur l'état de Sibylle.

- L'opération s'est bien déroulée. Elle venait de se réveiller.

- J'ai préféré t'appeler. J'étais inquiète.

- Elle va devoir rester plus longtemps cette fois. Au moins deux semaines. Elle n'aurait pas dû quitter l'hôpital aussi vite la première fois… J'ai annulé la cérémonie de mariage. Et aussi le voyage aux Seychelles. Nous avions pris une assurance annulation.

- Oui, évidemment.

- Elle m'avait demandé de tout annuler déjà avant cette rechute.

- Tu dois comprendre. Elle est sous le choc. Tout cela est très difficile pour elle.

- Vraiment, quelle poisse !

Tamara regarde Alex qui baisse la tête et semble perdu dans ses pensées. Elle se sent un peu gênée. C'est la première fois qu'elle se retrouve seule en face de lui à la table d'un restaurant. Elle sait qu'il aurait pu en être autrement. Sibylle et elle l'avaient rencontré ensemble. C'était à une soirée chez une amie. Une pendaison de crémaillère. Personne ne le connaissait. Il se présentait comme un voisin, un locataire de l'immeuble. Elles avaient échangé quelques mots avec lui pour apprendre qu'il était célibataire, étudiant à sciences po. Il parlait d'actualités, de politique, et d'un petit café-théâtre qui organisait des concerts de jazz et des « jam sessions » auxquelles le public participait. Bref, il passait pour le garçon de bonne famille, bien sous tout rapport. Elles en avaient ri par la suite en le surnommant « le candidat de Tournez Manège », tout en s'accordant pour le trouver charmant. A force d'en parler, elles avaient fini par chercher à le revoir en se rendant à ce café-théâtre. Il avait joué de la trompette et les avait invitées à boire un verre. La soirée s'était terminée par une longue promenade sur les quais et les ponts de la vieille ville. Elles l'avaient revu plusieurs fois par la suite, toujours ensemble, car il s'agissait d'une sorte de jeu. Tamara avait perçu chez Alex une forme d'attirance physique à son égard, à sa façon de la dévisager, de baisser les yeux en s'adressant à elle sur un ton feutré. La présence de son amie la mettait mal à l'aise et en même temps la rassurait. Sibylle séduisait par sa fraîcheur et sa spontanéité. Son rire contagieux, sa joie de vivre, amenaient un peu de lumière sur le visage d'Alex. Petit à petit, sans en avoir vraiment conscience, Tamara avait facilité leur rapprochement. Elle avait fini par croire qu'ils étaient faits l'un pour l'autre. Ce sentiment s'était effacé derrière une forme de fatalité, quand ils s'étaient mis en couple. Elle n'éprouvait pas de jalousie, pas de regret. Elle comprenait que cette amitié d'enfance ne serait plus comme avant. Ce n'était pas cela qui l'attristait. Alors quoi donc ? Elle se le demande encore maintenant, en se confrontant au désarroi d'Alex, à son regard ténébreux que le désir a délaissé.

- Elle aura besoin d'une convalescence, dit-il. Elle a parlé de passer quelque temps chez ses parents en Normandie. J'ai pensé l'emmener pour un petit voyage sur la Côte d'Azur ou dans la région des lacs du nord de l'Italie.

- Oui, ça lui changera certainement les idées.

Il regarde à travers la vitre les petites lumières qui gravitent sur la grande boucle de l'autoroute.

- Ça s'est passé tout près d'ici. Si l'on continue sur le boulevard, on arrive à l'hippodrome, puis ce sont les quartiers de la banlieue nord-ouest… J'aimerais aller voir. Viens avec moi.

- Mais que veux-tu voir ? Enfin, Alex… Ça ne t'apportera rien de bon. Et puis ce n'est pas prudent. Après la tombée de la nuit, ce sont des zones à risque, tu le sais bien.

- Il y a un lycée juste à côté. Et une galerie marchande. Ce quartier n'est pas si éloigné du centre-ville. Et Sibylle n'avait pas l'habitude de fréquenter des endroits mal famés.

- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

- S'il te plaît.

Elle reconnaît ce ton grave qui la troublait autrefois, même si c'est un éclat froid qui anime ses prunelles. Une détermination qui lui fait peur. Elle sait qu'elle ne peut faire autrement que de le suivre, car, au fond d'elle-même, elle a aussi envie de voir et de savoir.

- Il est tard. Je n'aime pas conduire la nuit, surtout dans des quartiers que je ne connais pas.

- On prend ta voiture. Je conduirai et je te ramènerai ensuite chez toi. Je me débrouillerai pour prendre un taxi et récupérer ma caisse ici.

Elle se lève sans rien répondre. Elle l'attend pendant qu'il règle l'addition. Ensemble, ils quittent le restaurant et traversent le parking comme un couple ordinaire. Elle ne peut réprimer un tressaillement nerveux quand elle glisse la clé entre ses mains. Alex fait tourner le moteur et cherche ses repères dans le véhicule en attendant que la buée s'évapore sur le pare-brise. On démarre enfin. Ils ne parlent pas pendant le trajet. Tamara regarde le paysage qui évolue le long du boulevard, devient plus dense, plus lumineux, à mesure que l'on approche de l'hippodrome et du centre omnisport. On passe devant l'ancienne halle du commerce et la tour de l'horloge, puis on quitte l'avenue principale pour s'enfoncer dans les quartiers résidentiels qui précèdent la zone industrielle. La ville s'éteint peu à peu à l'ombre des immeubles, du béton, et la nuit au-dessus d'eux parait plus claire, presque rousse. La voix du GPS les guide à travers une série de carrefours et de ronds-points avant de les planter devant une station-service.

- Ça doit être tout près d'ici, dit Alex. Allons voir.

Ils sortent de la voiture et s'avancent sur la place déserte ou vibre une lueur orange. Alex consulte son mobile et s'avance dans une ruelle d'un pas décidé. L'endroit est tranquille, avec ses magasins aux devantures pittoresques. Un bazar chinois, un traiteur libanais, un bar à sushis. Ces couleurs contrastent avec le calme apparent. Il n'y a plus personne dehors à cette heure-ci. Ils finissent par arriver devant le « Noir Tango ». Une vitrine enchâssée dans un cadre de vernis sombre. Une danseuse est représentée sur l'enseigne, avec une robe noire qui évoque plutôt un air de flamenco. La porte est défoncée. L'entrée est condamnée par des rubans jaunes. A l'intérieur, tout semble en ordre. Les chaises sont empilées sur les tables et une ancienne machine à café étincelle sur le comptoir. Alex contemple le tableau avec une mine pensive. Il recule de quelques pas et lève les yeux vers la façade qui se dresse au-dessus de l'établissement. Il s'agit d'un immeuble locatif. Quelques fenêtres sont éclairées derrière des voilages de dentelle. Il aperçoit une silhouette sur un balcon. Un enfant s'esquive en courant à l'intérieur. On l'entend appeler : « papa… Papa... » La porte est restée ouverte et laisse s'échapper une lumière crue. Peu après, un homme s'avance craintivement vers la balustrade, suivi de l'enfant en pyjama qui se serre contre lui en pointant du doigt les visiteurs. Alex interpelle le monsieur.

- Le café est-il fermé ? Que s'est-il passé ?

- Oui… Vous n'êtes pas au courant ?

- Non, on voulait juste passer prendre un verre.

- Il y a eu une bagarre… Des gars sont venus avec des couteaux.

- Des terroristes ?

- Je ne sais pas. On n'est pas mêlés à ça.

- Des dealers, peut-être. Des histoires de gang.

- Y a pas de ça ici. Là-bas, au-delà de la gare des marchandises, je ne dis pas. Mais ici, c'est tranquille. Que voulez-vous ?

L'homme se penche légèrement par-dessus la balustrade, découvrant son visage à la lueur des réverbères. Il a un teint basané, une petite moustache grisonnante. Il a plutôt l'air d'être le grand-père de l'enfant qui ne lui ressemble pas, avec ses yeux plus clairs, ses cheveux raides.

- Il n'y a pas un lycée par ici ? Demande Alex.

- Oui, là en bas, à l'angle de la rue. Je vous dis que c'est un quartier tranquille.

Un mouvement provenant de l'intérieur du café détourne leur attention. Un chat saute sur le plancher et se glisse à travers l'ouverture de la porte. Entretemps, l'homme et l'enfant se sont éclipsés.

Ils regagnent la voiture sans échanger une parole. Alex reste immobile derrière le volant, comme abasourdi. Il y a de l'animation sur la grande avenue qui passe devant la station-service. Une fille en mini-jupe fait des allées et venues sur le trottoir. Des voitures ralentissent, puis redémarrent en trombe. Tamara sent les pulsations de son cœur. Elle est soulagée que ce moment soit passé, mais elle appréhende ce qu'il va dire.

- Bon, tu as vu, alors allons-y, je t'en prie.

- Que faisait-elle là ?

- Je ne sais pas… Ça ne lui ressemble pas… Tellement pas.

Il se décide à démarrer. Le véhicule regagne l'avenue. La fille a disparu. Seuls les lampadaires et quelques arbustes dénudés veillent à intervalles réguliers sur des murs et des façades remplis de graffitis.

- Ce garçon, tu l'as rencontré ? Comment s'appelle-t-il ?

- Un drôle de prénom, je ne m'en souviens plus. Il prétendait qu'il passait là par hasard. Il était dans la rue. Il a vu les malfaiteurs s'enfuir et il est entré pour porter secours.

- Peut-être qu'il ment.

- Je ne crois pas.

- Alors, qu'est-ce qu'il t'a raconté ? Enfin, il t'a quand même dit quelque chose ?

- Ne t'énerve pas… C'était assez confus. La victime était un professeur du lycée. Ils l'ont pris comme bouc-émissaire. Ils n'avaient certainement rien contre lui en particulier.

- Ça, je le sais. Je lis aussi les journaux. Ce sont des fanatiques, ils en veulent à tout le monde. Mais ils ne sont pas venus dans ce café par hasard.

- Il a aussi parlé d'un vieux monsieur seul à une table. Et c'est tout.

- C'est tout… Il n'y avait pas une copine avec elle ? Ou alors un mec ?

- Enfin, Alex, tu ne vas tout de même pas insinuer que… Ecoute, je connais Sibylle depuis bien plus longtemps que toi. Je peux t'assurer que ce n'est pas du tout ce que tu crois. Elle t'aime. Elle ne pensait qu'à la préparation de ce mariage. C'est absurde. Tu me déçois.

- Et si ces malfrats étaient venus pour elle ?

- Mais enfin pourquoi ? Dans ce cas, ils l'auraient achevée. Elle a pris ce coup qui est tombé un peu à l'aveugle, avant qu'ils ne fixent le choix de leur victime.

- Ce garçon, il faut que tu trouves un prétexte pour le revoir. Je suis sûr qu'il peut fournir plus de détails.

- Je n'ai pas son adresse. Je n'ai même pas retenu son nom… Ecoute, Alex, tu ne trouves pas que toute l'affaire est déjà assez compliquée comme ça ?

- Je veux comprendre. J'irai jusqu'au bout pour en avoir le cœur net.

 Ils parviennent enfin à l'autre bout de la ville. Alex dépose Tamara devant chez elle. Une atmosphère lourde s'est installée entre eux pendant qu'ils roulaient sur l'autoroute. Leurs regards se croisent un instant, alors qu'ils ne savent comment se quitter ce soir-là.

- Veux-tu que je t'accompagne ?

- Non merci, je connais le chemin. Et je n'ai pas peur.

Il approche une main timide de son visage et effleure une mèche brune qui rebique contre sa joue. Elle se détourne et dit à voix basse:

- Je pense que ce garçon cherchera à la revoir, même si je suis sûre qu'ils ne se connaissaient pas auparavant. Je peux essayer d'en savoir plus. Je ne te garantis rien, mais je te dirai ce que je sais.

Il ne répond pas. Elle reste prostrée contre la vitre, les yeux tournés vers la nuit qui semble peser sur la lumière que crachent les réverbères. Elle tend la main pour récupérer sa clé, puis elle ouvre la portière et le quitte sans dire au revoir.

  • J'avais lu, mais je relis ! Peu de temps, j'essaie de rattraper mon retard. Vous avez énormément de talent, et votre histoire est originale.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci beaucoup. Vos commentaires sont précieux et m'aident à avancer.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Default user

      Frédéric Lamoth

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