Soeurs de Sang (7)

Frédéric Lamoth

Episode 7: Sibylle fait la connaissance de Rajan, l'homme aux deux visages, et se laisse aller à quelques confidences auprès de son amie.

C'est un paysage immuable. Un carré de pelouse et un bout de ciel, maintenus ensemble par les membres d'un arbre squelettique. Des oiseaux de pierre sont figés sur le bord d'une vasque vide. On lui a dit qu'il y avait de l'eau dans le bassin, mais qu'on la retirait l'hiver car elle gelait. Un sentier de dalles permet d'y accéder. Il s'arrête là. Le promeneur qui s'y aventurerait n'irait pas plus loin. Il ferait demi-tour après s'être assis sur la margelle en regardant la trame des feuillages qui se reflète sur l'eau verte. Mais il n'y a jamais personne.

Sibylle est assise devant la fenêtre. Elle reste ici de nombreuses heures, même si la salle est mal chauffée. Elle aime cette sensation de froid, qui provient aussi des dimensions de cette vaste salle. Il n'y a guère de mobilier, hormis le cadre en pierre d'une cheminée et un piano adossé contre la paroi. De temps en temps, d'autres pensionnaires entrent dans la pièce et ne s'attardent pas. Ils empruntent un livre dans la bibliothèque ou s'esquivent discrètement pour ne pas déranger la jeune fille qui semble plongée dans une contemplation.

Elle aime le froid, le dénuement qui lui rappelle cette douleur étrange. Cette sensation qu'elle ne peut décrire aux médecins. Elle la compare à une fontaine, une source dans son bas-ventre qui laisse s'écouler une eau glacée. Elle voudrait la tarir. C'est-à-dire tout effacer, tout oublier. Mais elle a peur en même temps de cette sécheresse, de cette stérilité.

 

Cela fait une semaine qu'elle est ici. La deuxième opération s'est bien déroulée, mais elle a encore besoin de soins et de surveillance. Un psychiatre et des psychologues l'ont suivie durant son séjour à l'hôpital et ont décrété qu'un temps de convalescence dans un établissement lui ferait du bien. Elle ne sait quand elle sortira. Elle n'est pas pressée. Alex vient la voir chaque jour quand il sort du travail. Ses visites sont plus courtes et ponctuelles qu'auparavant. Tamara passe aussi de temps en temps. Elle ne lui a pas parlé de sa rencontre avec Alcides. Elle sait que son amie la désapprouverait. De toute façon, elle n'a pas l'intention de le revoir. Et cependant, elle pense à lui. Elle aime sa façon discrète de se rappeler à elle. A travers ces messages qu'il lui envoie. En fait, des clichés sans texte. Ils s'invitent dans son quotidien comme les témoins d'une vie fragile qui laissent leurs empreintes indélébiles dans les cœurs et les âmes qu'ils traversent en pèlerins solitaires. Aujourd'hui, c'est encore une vue du parc où ils se sont rencontrés. Prise à l'aube, cette fois. On y voit le chantier au fond avec une grue, puis un zoom avec la silhouette de l'homme qui grimpe pour prendre son poste dans la cabine. Hier, c'était l'image de ce dessin à la craie qui s'est effacé avec le temps. On distingue encore la marque du visage qui s'est déliée, comme ouverte, pour laisser passer les promeneurs à travers elle. Aujourd'hui, pour la première fois, elle lui a répondu en envoyant à son tour une image muette, celle de la fontaine tarie qui attend que l'hiver passe.

 

Sibylle est absorbée par ses pensées quand la porte s'ouvre derrière elle. Au grincement succède une série de pas feutrés. Elle ne se retourne pas, comme si elle pressentait qu'un mouvement trop brusque pourrait déclencher la fuite. Pendant quelques secondes, cette présence semble apprivoiser le silence. Puis elle entend le bruit de pas qui s'affirme. Un corps se matérialise, agile, robuste et à la fois léger, comme emporté par son élan. Elle se retourne subitement et reste stupéfaite devant la scène qui s'offre à elle.

Un homme danse. Il semble sortir tout droit d'une école de ballet, avec ses chaussons, son survêtement moulant. La lumière façonne son corps brun. Mais c'est avant tout le silence qui révèle la beauté et la puissance de ce qu'il exprime. On voudrait entendre la musique, tout en étant conscient qu'il n'y a pas une, mais plusieurs mélodies. Plusieurs âmes qui mêleront leurs voix à ce concert, avec des aspirations différentes, des rêves qui leurs sont propres.

Le garçon ne semble pas prêter attention à elle. Concentré sur sa chorégraphie, il enchaîne les figures. On dirait qu'il poursuit une intention précise, un but vers lequel il va s'envoler.

Il s'arrête enfin devant le piano, bras écartés, avec une jambe fléchie dans le prolongement du corps. Il tourne la tête et Sibylle aperçoit son visage, ou plutôt ses deux visages. Elle remarque seulement maintenant que la moitié de sa face est ravagée, brûlée. La peau est fine, presque diaphane. Il manque une oreille, l'aile du nez a fondu et l'œil est couvert d'une taie opaque. Il sourit en constatant sa stupeur.

- J'étais dans une voiture qui a pris feu.

- C'était très beau… Je croyais entendre la musique.

Ils se regardent, embarrassés d'échanger de telles confidences, alors qu'ils ne se sont même pas présentés.

- Je m'appelle Rajan.

- Et moi Sibylle.

Elle rit timidement. Il comprend qu'elle n'a pas envie de parler d'elle et répond par une profonde révérence. Sibylle sent qu'il va s'en aller et cherche quelque chose à dire pour le retenir.

- Où avez-vous appris à danser ?

- A l'école de ballet russe de Delhi… Je viens souvent ici en fin d'après-midi pour m'entraîner. Cette salle est spacieuse, avec un parquet lisse. C'est la première fois que je vous vois.

- Je m'attarde rarement ici après cinq heures. Avez-vous de la famille en France ?

- Non, je suis là depuis six mois à peine. J'ai été engagé par une troupe… Une tournée. Ils sont repartis sans moi… Je jouais sur une chorégraphie de Nijinski : « L'après-midi d'un faune. »

 

La porte s'entrouvre et ils interrompent leur conversation. Sibylle aperçoit Tamara qui hésite à franchir le seuil.

- Tamara… Entre.

- Tu n'étais pas dans la chambre. On m'a dit que je te trouverai peut-être ici.

Elle paraît gênée et s'efforce de sourire à l'homme défiguré qui s'interpose entre elle et son amie. Sibylle s'apprête à présenter Rajan, mais il s'esquive avec une révérence. Tamara voit avec soulagement la porte qui se referme, puis s'approche de Sibylle pour l'embrasser.

- Regarde, je t'ai apporté de quoi lire.

- Merci, je commençais à m'ennuyer.

- Tu veux que je te raccompagne dans ta chambre ?

- Nous sommes bien ici.

- Alex m'a dit que tu sortirais probablement la semaine prochaine.

- C'est possible. J'ai perdu la notion du temps.

- Il est temps que tu t'en ailles d'ici. Ce n'est pas un endroit pour toi. Pars en vacances avec Alex. Tu as besoin de te changer les idées.

Tamara regarde par la fenêtre. La nuit tombe et l'on n'aperçoit que des ombres dans le parc. Elles se confondent dans la même matière, la même densité. Sibylle lui montre la photo sur son smartphone, prise avant le crépuscule, où cette substance prend forme, accapare les couleurs et révèle des entités distinctes. On voit la fontaine isolée sur son îlot de pelouse et les arbres tout autour qui inclinent leur feuillage pour les couvrir d'un filet sombre.

- C'est une image triste, dit Tamara. Pourquoi te raccroches-tu à de telles idées ?

- Elle n'est pas pour moi, mais pour lui.

- Alex ? Non… Ne me dis pas que… Ce garçon au nom étrange. Il a cherché à te revoir.

- Non. Je ne l'ai pas vu. Il m'envoie des photos par email. Je lui en envoie aussi.

- Fais attention. Ne joue pas à ce jeu-là.

- Pourquoi pas ?

- Montre-moi une de ses photos.

Sibylle lui montre le cliché du parc, le premier, celui avec le dessin à la craie.

- Tu reconnais cet endroit ? Ce n'est pas très loin de notre quartier.

- Non, je ne vois pas. Tu ne lui as quand même pas laissé ton adresse ?

- Non, mais j'ai la sienne.

- Où habite-t-il ?

- Boulevard des Bastions.

- C'est une longue avenue qui s'étend sur au moins un kilomètre.

- Numéro quatorze.

- Comment s'appelle-t-il ? C'est un drôle de nom, genre hispanique, n'est-ce pas ?

- Alcides… Alcides Forbin.

- Tu ferais mieux de l'oublier.

- Peut-être, mais je ne peux pas.

- C'est comme ce drame. Il est lié à ce drame. Tu veux l'oublier, mais tu ne peux pas. Il te hante. Il ne t'apportera que du malheur. Tu dois t'en détacher, tu dois te défaire de tout ce qui t'enchaîne à ce souvenir, si tu veux vivre comme avant.

- Avant… Avant quoi ? C'était quoi avant ?

- Enfin, quoi, ta vie. Ton mariage… Et notre amitié aussi. Je t'aime. Tu es comme ma sœur.

Tamara se rapproche d'elle et baisse la voix. Elle la scrute longuement, puis pose sa main sur son front, caresse sa joue. Elle finit par fermer les yeux. Ses paupières frémissent, comme si elle luttait intérieurement contre une vision, une idée.

- Excuse-moi, dit-elle. Excuse-moi.

Sibylle ne comprend pas.

- Arrête de te faire du souci pour tout. Oui, j'ai changé, tu verras. La vie n'est pas faite de certitudes.

- Non, mais tu peux quand même choisir. Te laisser aller ou prendre ton avenir en main. C'est à toi de décider.

- Tu me parles d'avenir, de mariage. Tu ne sais pas ce que je ressens en ce moment. Ce n'est pas du désespoir ou de la colère. Ce n'est pas un sentiment. C'est physique et ça ne fait pas mal. C'est seulement froid. Glacé.

- Sibylle, je suis là près de toi quoi qu'il arrive. Ne m'en veuille pas.

Tamara s'est accroupie près de son amie. Elle incline son visage et semble émue, comme si elle contemplait le ventre d'une femme enceinte. Il y a de la tristesse dans son sourire.

- Je vais te laisser, dit-elle. Je ne pourrai pas venir demain.

- Tu ne dis rien à Alex, promets-moi.

- C'est promis. Je reviendrai lundi.

 

Tamara sort de la pièce, presque à la hâte. Elle s'arrête dans le couloir et ses lèvres tremblent en formulant ces quelques mots à voix basse: « Alcides Forbin… 14, boulevard des Bastions. » Elle fouille dans son sac à main pour en tirer un calepin et un stylo. Elle s'apprête à écrire le nom et l'adresse, puis se ravise aussitôt, comme si elle allait commettre une bévue et se trahir. Elle préfère se fier à sa mémoire, à une pensée furtive qui ne laisse pas de trace.

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