Soeurs de Sang (8)

Frédéric Lamoth

Episode 8: Alcides reçoit la visite de Tamara qui lève un voile sur le passé douloureux de Sibylle. Une rencontre qui prend une tournure inattendue…

Alcides s'avance sur son balcon. Il vient ici chaque jour à la même heure avec l'espoir que Sibylle reviendra. Comme un prisonnier qui contemple le monde derrière des barreaux, captif de sa promesse. Il voit la vie qui s'étire paresseusement et les êtres qui la bousculent, tentent d'en tirer quelque moyen de subsistance, tels des parasites récoltant ses mouvements d'humeur. De temps en temps, on dirait qu'elle s'éveille, ébahie, comme si on lui subtilisait son dû en existant à son insu. Il guette ces petits hasards. Il attend le moment propice pour les saisir au vol. Des clichés qu'il enverra à Sibylle avec un message blanc.

Il est cinq heures du soir. Un chien se cabre vers un buisson en reniflant, alors que son maître tire sur la laisse. Deux hommes se rencontrent sous un arbre et échangent furtivement quelque chose. Une femme franchit la grille du parc et s'avance sur l'allée principale. Contre toute attente, elle s'arrête devant l'immeuble. Elle porte un manteau rouge, une capeline noire sur les épaules. On dirait qu'elle pose pour lui, à l'instant où les couleurs se déclinent dans les tons les plus soutenus, juste avant le crépuscule, pour raviver un sentiment, un souvenir qui remonte à la surface.

Alcides ne la reconnait pas tout de suite. Ce visage finit pourtant par s'imposer dans le flou de sa mémoire. Ces contours lisses, ces traits nets comme un coup de crayon. La fille de l'hôpital… L'amie de Sibylle. Tamara… Elle se tient devant cette façade, grave, solennelle, comme si elle était venue pour lui annoncer quelque chose. Son sang se glace à l'idée qu'un malheur aurait pu se produire. Il sort de chez lui et descend lentement l'escalier jusqu'à la porte. Elle semble l'attendre. Il se heurte à l'éclat de ses yeux verts qui ne laissent transparaître aucune émotion. Elle lui tend une main gantée.

- Vous me reconnaissez ? Je suis Tamara… Je passais près de chez vous. Je voulais vous donner des nouvelles de Sibylle. Je l'ai vue hier. Elle va mieux et pourra rentrer chez elle dans quelques jours.

Elle semble guetter sa réaction. Il ne comprend pas.

- Vous n'étiez pas au courant ?

- Elle est venue jusqu'ici, il y a deux semaines. Elle m'a fait promettre de ne pas chercher à la revoir. Dites-moi, comment va-t-elle ? C'est elle qui vous envoie ?

- Bien… Non, en fait, elle ne m'a pas parlé de vous, mais je croyais…

Elle regarde autour d'elle d'un air inquiet.

- On pourrait parler un peu si vous voulez, dit-elle.

- Oui, je vous offre un thé chez moi. Nous serons plus tranquilles.

Ils rentrent ensemble dans l'immeuble et prennent l'ascenseur. Alcides sent son cœur qui bat. Les yeux verts l'esquivent soigneusement. Comme elle baisse la tête, il voit la raie qui court entre les racines de ses cheveux. Il suit cette ligne qui se prolonge par le nez, le menton, et perçoit les petites perles couleur d'ambre qui soulignent le pourtour de sa nuque. Il se dit qu'elle ne ressemble pas à Sibylle. Elle a ce quelque chose d'exquis qui la rend belle et en même temps inaccessible. Une beauté qui effraie, qui rebute par sa froideur.

Il fait déjà sombre dans l'appartement et il doit allumer la lumière. Il est un peu gêné par le désordre qui règne dans le salon et débarrasse une couverture qui traîne sur le canapé avant de l'inviter à s'asseoir. Tamara prend place. Elle garde son manteau.

- Sibylle est ma meilleure amie, comme ma sœur, dit-elle. Je me fais du souci pour elle.

- Je comprends.

- Mais vous… Vous ne la connaissez pas.

- Vous croyez ? Quand vous avez tenu la main blanche et moite d'une personne qui a le ventre ouvert et se vide peu à peu de son sang, vous ne l'oubliez pas de sitôt. D'une certaine façon, vous la connaissez.

- Mais pourquoi chercher à la revoir ?

- Je ne cherche pas à la revoir. Je lui ai promis.

- Et ces photos ?

Alcides est resté debout devant elle. Il incline la tête et s'éloigne en faisant le tour de la table.

- C'est une sorte de lien fragile entre elle et moi. Nous nous envoyons des images. Sans texte, sans commentaire. Des clichés de la vie de tous les jours. Des instantanés que l'on capte, que l'on retient au vol, comme pour essayer de comprendre ce qu'ils voudraient nous signifier en ce moment précis, avant qu'on ne les oublie. Oui, cela doit être cela, trouver un sens à la vie… Quand on a vu la mort de près, on se raccroche à ces petits riens, comme à des fils suspendus.

- Vous êtes un gentil garçon… Si différent…

Elle rajuste le col de son manteau, comme si elle avait froid ou voulait contenir cette émotion qui empourpre ses joues. Elle se redresse et redevient subitement pâle.

- Vous ne connaissez pas Sibylle. Derrière son air vif et enjoué, c'est une fille fragile. Je crains qu'elle ne se raccroche à ces petits riens, comme vous dites. La vie ne l'a pas épargnée jusqu'à présent. Elle a toujours fait face avec courage. J'ai peur que ce ne soit l'épreuve de trop.

- Que voulez-vous dire ?

- Sibylle est une enfant de la DDASS. Adoptée… Elle est tombée dans une bonne famille d'accueil. Des gens aisés, bien intentionnés… Contre toute attente, ses parents ont eu par la suite un enfant naturel. Une fille, Agnès… Sibylle l'adore, mais elle ne peut se cacher le fait que ses parents ont investi tout leur amour sur cette petite. Elle avait déjà dix ans quand sa sœur est venue au monde. Ses parents l'envoyaient chaque été en colonie de vacances, sous prétexte qu'elle s'ennuierait avec un bébé à la maison. Eux, pendant ce temps, partaient avec la petite dans leur résidence de vacances sur la Côte d'Azur.

- Vous la connaissiez déjà ?

- Nous avions quatorze ans quand nous sommes devenues amies. C'était juste avant les vacances scolaires. Sibylle a insisté pour que je vienne avec elle en colonies de vacances cette année-là. En Ardèche. C'était la première fois que je partais seule avec une amie. La première fois que j'avais une amie… Une vraie… Oui, cela semblait merveilleux… Et puis…

Elle s'interrompt un instant, luttant contre l'émotion qui crispe son visage. Alcides voit poindre dans ses yeux une lueur qui voudrait l'attirer vers elle et l'attendrit.

- Dites-moi… Vous pouvez me faire confiance.

- Il y a eu une histoire avec un moniteur… Elle a été abusée… Elle n'en a parlé à personne d'autre. J'étais la seule à savoir. Depuis ce jour, rien n'a été comme avant. Et pourtant notre amitié n'a fait que se renforcer, même si c'était différent… Je vous l'ai dit, elle est comme ma sœur… Et vous… Vous l'aimez ?

- Je… Comme vous dites, je ne la connais pas assez.

- Mais elle vous plaît ?

- Elle a quelque chose de touchant. J'ai envie de la prendre par la main et de ne plus la lâcher. Je ne peux exprimer ce que je ressens pour elle.

- De la pitié.

- Non.

- Alors quoi ?

Alcides baisse les bras et ne répond pas. Il paraît subitement douter de ce sentiment. Tamara regarde en direction de la cuisine.

- Je crois que votre eau bout.

- Excusez-moi, j'y vais.

- Où sont les toilettes ?

- La porte à gauche dans le vestibule.

Tamara attend d'être seule, puis elle se lève et se défait de son manteau. Elle semble être sujette à un besoin pressant. Elle s'enferme à clé dans le cabinet et se sent subitement à l'étroit entre ces murs de faïence, acculée, prise à son propre piège. Un bruit mat, comme un éclat de porcelaine, lui parvient de la cuisine et la fait tressaillir. Elle regarde le fond de la cuvette en haletant et tire la chasse d'eau. Un geste qui semble vouloir exorciser ce malaise, la soulager d'une sorte de pensée nauséeuse. Elle se tourne vers le lavabo, puis sort un set de maquillage et une tablette de médicaments de son sac à main. D'un air déterminé, elle avale une pastille blanche et souligne ses yeux au crayon noir. Le miroir lui renvoie l'image d'un visage blafard où le carmin de ses lèvres et le fard de ses paupières ressortent avec des tons criards. Elle respire profondément, palpe sa gorge. Sa peau rougit au contact de ses doigts. Elle ôte son pullover, caresse ses seins qui pointent sous le chemisier, puis relève sa jupe et glisse une main entre ses cuisses. Elle sent tout son corps qui se durcit, alors qu'elle affronte son reflet dans la glace une dernière fois avant de sortir.

Alcides est revenu dans le salon et s'est assis sur le sofa. Deux tasses de thé fumantes attendent sur un plateau. Elle s'approche et prend place à côté de lui en l'évitant du regard. Il la contemple d'un air ébahi, avec l'impression d'assister à une métamorphose. Cette femme si sûre d'elle en apparence, presque hautaine, ressemble soudain à une écolière intimidée qui aurait passé le cap de la puberté sans comprendre ce qui lui arrive. Pâle, frileuse, comme si elle fondait au contact de sa propre froideur. Elle découvre les formes d'un corps que son manteau masquait auparavant. Elle garde la tête basse, les mains jointes entre ses genoux serrés.

Alcides pense à Sibylle, à la promesse qu'elle a exigée de lui. Il songe à ce que Tamara vient de lui révéler. Abusée… Violée… Ces mots durs, percutants, semblent l'accuser, comme s'il s'apprêtait, sans le savoir, à violenter une seconde fois, et même une troisième fois, cette jeune fille d'apparence si fragile, simplement par l'attirance qu'il ressent à son égard. Alors qu'elle va se marier prochainement, qu'elle semble enfin avoir trouvé le bonheur. Un sentiment de tristesse, de solitude, l'étreint au plus profond de lui.

Il met un morceau de sucre dans une tasse et la tend à Tamara. Elle trempe ses lèvres dans le liquide brûlant, puis se laisse choir sur le canapé. Il voudrait lui parler, mais il se heurte à son visage inexpressif, son regard absent. Elle a l'air groggy, comme droguée. Il prend peur et se sent soudain irrésistiblement attiré par elle.

Il veut oublier, ne plus penser à rien. Oublier Sibylle pour ne pas la faire souffrir et souffrir en retour. Oublier déjà ce qu'il s'apprête à faire.

Tamara lui sourit à travers ce voile de brume. Le vert mat de ses iris le captive à nouveau, tirant sur le gris, comme un océan sous un ciel d'hiver. Il croit voir ces eaux qui s'écartent pour le laisser passer. Sa main rencontre le satin noir, le pli soyeux d'une vague qui se retire. Il voudrait l'entendre raconter encore, livrer cette confession, en même temps qu'elle se donne à lui. Car ce secret insoutenable semble s'être installé entre eux, exiger qu'ils s'unissent pour le partager. Il s'approche de son visage pour recueillir ce murmure inaudible. Il se penche pour l'embrasser.

  • Merveilleuse écriture ! Et quelle histoire troublante...on a l'impression d'être en équilibre sur un fil, au-dessus de l'abîme...comme si un danger rôdait... Mais ce n'est certainement que le fruit de mon imagination !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • ...Tamara veut-elle barrer la route à Alcides ? Par jalousie peut-être ?

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Louve blanche

      Louve

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