Soeurs de sang (9)

Frédéric Lamoth

La suite du journal de N.

Le journal de N.

 

Je n'ai pas envie d'écrire aujourd'hui, mais je m'efforce de lutter contre ma paresse, mon manque de courage. Puisque j'ai décidé de tout raconter, je dois aussi parler de cela. Hier, j'ai répondu à l'un de ces appels. Je les reconnais tout de suite. Toujours des numéros inconnus. Il y en avait beaucoup au début et maintenant plus que deux ou trois par jour. La plupart du temps, je ne les prends pas. Mais là, j'ai trop besoin d'argent. Besoin de sortir aussi, de m'éloigner. J'ai donc décroché sans hésiter. C'était la cinquième fois. Bientôt je ne compterai plus. Comme d'habitude, je n'ai rien dit et j'ai attendu qu'on se manifeste. « Julia ? » Ça commence toujours ainsi. J'ai de la peine à me faire à ce prénom d'emprunt que j'ai choisi pour le profil internet. J'ai toujours l'impression que ce n'est pas moi, que je prends le message pour quelqu'un d'autre. La voix était grave, un peu enrouée, mais calme. Cela devait être un habitué. Il n'a pas négocié le tarif. Il était seulement préoccupé par le lieu du rendez-vous, car il ne connaissait pas le secteur. Je lui ai dit de m'attendre à la station Petrolaeum sur le boulevard des Acacias. J'ai insisté pour qu'il soit là un peu avant l'heure. Je ne voulais pas avoir à faire le pied de grue. Je m'étais juré que je ne ferai jamais le trottoir et que je me la jouerais escort de luxe en m'inscrivant sur ce site. Il m'a donné son signalement: une Audi bleu marine. Je lui ai donné le mien: mon foulard violet, celui que je porte autour du cou comme une écharpe.

J'ai fait une sieste l'après-midi. J'essaie de me vider l'esprit avant ce genre de virée. Je crois que si je me mettais à réfléchir, je deviendrais folle. Je me suis préparée et je suis partie vers cinq heures du soir. L'heure des petits bourgeois qui sortent de leur bureau et font une escapade avant de rentrer pépère dans leurs familles. Pour ça, j'étais tranquille. Je n'ai pas trop à craindre de ces mecs tellement coincés et dénués d'imagination.

Je suis arrivée pile à l'heure et il n'était pas là. Ça m'a mise dans tous mes états. D'abord la colère, puis la panique. C'était déjà l'angoisse à l'idée de me retrouver si près de l'endroit où le crime avait eu lieu. Alors, en plus, là devant la route, sur le trottoir, avec cet accoutrement qui ne pouvait qu'attirer l'attention. Il n'a pas fallu une minute pour qu'une voiture s'approche de moi. Une Golf blanche. Un jeune a baissé la vitre et m'a lancé un quolibet avant de repartir en trombe avec ses copains qui ricanaient. J'avais envie de lui casser la figure. Et puis je me suis dit: « non, ne fais pas comme eux. Ne te laisse pas bouffer par la haine. » J'ai pensé à mon père qui savait rester digne sous les insultes. J'ai serré le tissu soyeux de mon écharpe. J'ai regardé sa belle couleur mauve et je me suis souvenue du jour où nous étions entrés dans cette boutique de vêtements de marque dans une galerie marchande du centre-ville. Je me rendais là-bas pour la première fois. C'était la veille de mon anniversaire. J'allais avoir douze ans. Mon père m'a fait entrer dans la boutique et nous nous sommes approchés d'un tourniquet avec des foulards en soie de toutes les couleurs. Il a touché le magnifique tissu mauve de l'un d'eux, fin, long comme une écharpe, et il a dit: « elle est belle, n'est-ce pas, elle te plairait ? » Un vendeur a alors surgi de derrière un rayon et s'est adressé à lui à voix basse: « toi, je t'ai à l'œil. » Mon père allait reposer le foulard quand il a sans doute vu la déception qui se peignait sur mon visage. Il l'a décroché du portoir et s'est dirigé vers la caisse. Il a payé et a dit au vendeur de garder la monnaie. Puis il a pris congé poliment et nous sommes sortis. Je porte toujours ce long foulard autour du cou. Il me tient chaud l'hiver.

C'est alors que l'autre est arrivé avec son Audi. Je ravalais encore mes larmes dans la soie et je me suis mise à crier: « Ça va pas d'être en retard comme ça ? » La tête que je devais avoir ! Avec encore les restes de bleu sur ma joue tuméfiée. Il était stupéfait. Il regardait sa montre. A peine cinq minutes… Il disait que ce n'était rien, qu'il me donnerait vingt balles de plus pour l'attente. Il ne comprenait pas. Bien sûr, cinq minutes ce n'est pas grand-chose pour des gars comme lui. Juste du temps perdu. Mais s'il savait ce que ces trente secondes avaient représenté pour moi…

Il a vite fait de balayer cet état d'âme. Je crevais de honte et lui, il crevait de trouille. Il voulait savoir où l'on irait. Je lui ai qu'on pouvait aller dans un estaminet du coin qui louait des chambres pour ça. Sinon, dans la voiture. Il a paru hésiter. Il a sorti les billets de son portefeuille et puis il m'a demandé si je n'avais pas le sida ou d'autres maladies du genre.

 

Je ne raconterai pas la suite. A chaque fois je m'étonne de la facilité et de la vitesse avec lesquelles on peut se faire autant d'argent. Juste en s'oubliant. En fermant les yeux. Celui-ci m'a épargné ses compliments ou ses chialeries et j'ai même réussi à obtenir qu'il me ramène en voiture près de chez moi. Je me suis changée dans une toilette publique avant de rentrer à la maison. J'ai chipé un tranquillisant à ma mère et je me suis couchée aussitôt. Le lendemain, j'ai donné la moitié de l'argent à mon frère Abel pour les affaires de la famille et j'ai gardé le reste. Il ne m'a rien demandé. On sait bien chez nous que l'argent ne peut que tomber du ciel. Alors, on lève les yeux au ciel. Un peu d'argent… Un peu d'espoir… Encore un peu de quoi tenir. Mais l'argent, on le dilapide. Très vite. L'espoir aussi.

Aujourd'hui, je me sens complètement vannée. J'ai fait des cauchemars. L'effet des somnifères, sans doute. J'ai rêvé que la police venait à la maison. Ils entraient dans ma chambre et mettaient tout sans dessus dessous. Comme si je cachais quelque chose. Ils me demandaient de me déshabiller et inspectaient chaque parcelle de ma nudité, comme si ce quelque chose aurait été enfoui dans ma propre chair. Leurs regards, leurs paroles, me faisaient l'effet d'une tenaille qui extirpait des aveux. La confession d'un crime que je n'avais pas commis et que je finissais par avouer sous la torture. Je me suis réveillée et la douleur est aussitôt partie. Je me sentais étrangement bien. Soulagée et vidée. Epuisée.

Je dois me rendre ce matin au bureau pour les recherches d'emploi. Je n'ai pas la force d'y aller. D'entendre et de raconter toujours la même chose. Vous cherchez ? Oui, je cherche… Je cherche et je ne trouve pas… Quoi, au juste ? Du boulot… Un salaire, de quoi survivre, vivoter. Vous cherchez cela ? Alors, c'est bien. Cela vous satisfait ? Cela vous rendra heureuse ? On s'en fout. Vous avez autre chose à dire ? Oui, je cherche à quitter cette banlieue, espérer autre chose que de vivre en rasant les murs, que de compter chaque centime qui me sépare de la misère, que de grappiller quelques longueurs d'avance sur cette bête affamée dont je suis la proie. Autre chose que la peur, que l'instinct de survie d'une petite souris, que la perspective du lendemain qui se vautre dans mes yeux gris quand je regarde par la fenêtre. Mais vous rêvez, Madame ? Vous pourriez déjà être heureuse que… Que quoi ? Que ce ne soit pas pire encore. Oui, je pourrais être à la rue, malade, en prison. Bien sûr, voyez le pire qui vous attend, le reste, vous n'y pensez même pas.

J'en étais là dans mes réflexions quand mon portable a sonné. Encore un numéro privé. Je ne réponds pas. Je les fais tomber dans la boîte vocale où ils ne laissent jamais de messages. Sauf cette fois… J'ai hésité à le consulter. Une sorte de pressentiment me disait qu'il s'agissait de quelque chose d'important.

J'ai aussitôt reconnu la voix. Grave et en même temps suave. Il parlait sans s'être annoncé comme d'habitude. D'ailleurs, je crois que personne ne sait comment il s'appelle, même si tout le monde le connait dans le quartier. On le surnomme « L'Africain. » On ne sait pas non plus exactement d'où il vient. Il a ce visage allongé, typique des gens du désert, et ces rides harmonieuses, semblables à celles que le vent trace sur le sable.

Il est tout de suite entré dans le vif du sujet : « Alors, tu as réfléchi à ma proposition ? » Je n'y avais pas réfléchi du tout, car je ne l'avais pas envisagée une seule seconde. Je lui ai dit de me foutre la paix. J'avais déjà assez le cafard comme ça et je n'avais vraiment pas envie d'entendre ses histoires de contes de fées. Sans se laisser impressionner, il s'est mis à débiter calmement son disque habituel: «Tu as tout le temps. Je ne suis pas pressé. Mon maître sait attendre. Il m'a dit d'être patient. Mais le jour où tu te décideras, tout est déjà prêt. Tu n'auras qu'à me suivre et je t'emmènerai dans son palais. Tu auras d'immenses appartements rien que pour toi. Je te l'ai dit, là-bas, c'est un roi. Tu seras une princesse. Tu auras de l'or, des bijoux et tout ce que tu voudras »

Quel dingue ! Des rumeurs courent à son sujet. Je n'y crois pas, mais elles font froid dans le dos. On parle d'un trafic qui rapporterait tout autant que celui de la drogue. Une traite des femmes. Il y aurait encore là-bas des rois avec leurs harems dans des palais blancs érigés au milieu du désert… Comme on en voit dans les mirages… Je sais surtout qu'on raconte un peu n'importe quoi ici. Les gens ont beaucoup d'imagination, ça aide à surmonter la misère. Pour moi, c'est juste un détraqué… N'empêche que je n'arrête pas d'y penser depuis qu'il a appelé. Il a su choisir le bon moment, comme s'il avait des antennes pour détecter les ondes de détresse que j'envoie avec ma plume. Et quand je vois par la fenêtre les blocs de béton des HLM qui s'imprègnent de brouillard, je me laisse aussi envoûter par ce mirage. Je ne peux m'empêcher d'imaginer que je suis une princesse en robe de lin, captive d'une cage dorée, et que je porte mon regard au loin sur l'étendue du désert qui m'appartient.

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