Soldats sénégalais au camp de Mailly.

Geneviève Padovani

Lettre à mon petit frère ( inspiré par le tableau de Félix Vallotton )

Le savais-tu ? On nous appelle tous "Tirailleurs Sénégalais" , alors que nous, nous sommes Mossi et n'avons rien à voir avec le Sénégal, ce qui prouve que les Français ne nous connaissent pas et nous mettent tous dans la même case : l'immense territoire de l'Afrique de l'Ouest, théâtre, depuis les anciens, de combats féroces. 

Mais ce n'est pas grave. Je suis content et fier d'avoir été choisi par le "Grand Blanc" suant sous son casque ridicule et dans son uniforme bien serré au cou. Le pauvre ...

Ne sois pas triste, tu étais trop jeune et moi, j'avais juste l'âge puisque je suis né l'année de l'arrivée des Blancs dans notre région. 

On nous a donné un uniforme beige terne, de grosses chaussures qui font très mal aux pieds, des espèces des bandelettes pour envelopper nos jambes. Nos muscles sont coincés, c'est dommage, nous courons plus vite sans tout ce tissu. On nous a enfin donné des chapeaux, sortes de calebasses aplaties, rouges ou bleus, selon. 

En dehors des champs de batailles où la vie n'existe plus, et quand nous sommes mis au repos pour quelques jours, je dors et je mange dans un grand hangar avec tous les autres. Nous sommes tous regroupés, mais nous faisons la guerre sous les ordres d'un Français. Nous nous battons courageusement ! Nous ne sommes peut-être pas de vrais militaires ( la discipline ne nous convient pas ) mais nous, les Mossi, nous sommes d'excellents guerriers, c'est bien connu.

On nous donne aussi du tabac. Il réchauffe nos entrailles pendant le repos. Il est fort, il brûle la gorge mais quand je ferme les yeux, il me semble humer la fumée et apercevoir, sous mes paupières fermées, le foyer dans notre case ronde et ocre, si accueillante, juste à côté de la sombre Volta. Je vois les murs noircis par le feu, je sens l'odeur de volailles qui courent dans les jambes de notre mère penchée sur la marmite odorante. J'entends le bruit sourd et régulier du lourd pilon de bois que notre soeur soulève et laisse tomber sur la graine, devant la porte. Son pagne coloré rouge et bleu ( comme nos "chéchias" j'y pense maintenant) se détache sur l'immense paysage doré qui s'endort dans le soleil couchant.

La paysage chez nous est si grand, on voit toujours l'horizon, on voit le ciel à l'infini. Nos arbres sont peut-être plus rares mais plus grands eux aussi, et leur ombre est si douce quand il fait chaud.

A propos, l'harmattan est-il arrivé au pays ? J'aime tant ces journées particulières : l'air est est léger,  le ciel pâle se noie dans la brume grise, la poussière du désert, fraîche le jour et presque froide la nuit, enveloppe le village d'un silence ouaté. Pendant cette période, nous parlons bas, nous circulons emmitouflés et secrets.

C'est notre hiver à nous.

L'hiver, en France, est une saison difficile. Il fait vraiment  très très froid et, quand nous parlons, un nuage s'échappe de notre bouche. Nos mains et nos pieds deviennent douloureux lorsque nous restons immobiles trop longtemps.  Parfois nous grelottons comme si nous avions une crise de malaria.

Mais je voudrais que tu voies cette merveille : la neige ! Blanche, muette, elle tombe tout doucement pendant des heures et  s'installe sur le sol parfois pour plusieurs jours. On n'entend plus nos grosses chaussures qui s'enfoncent dans cette couverture plus légère que le kapok et tous les yeux sont attirés, malgré eux, par cette blancheur glacée et silencieuse. Voilà pourquoi nous traînons souvent dehors à bavarder.

Quand je regarde la neige, j'ai l'impression de me baigner la vue.

Je vais être obligé d' arrêter cette lettre, le froid paralyse mes doigts et pourtant, pour t'écrire, je me suis réfugié à l'intérieur du baraquement. Tout y est humide, il n'y a pas moyen de se réchauffer vraiment. Le "poêle" envoie beaucoup de fumée mais la chaleur ne passe pas : il est fermé (!) et ma couchette est trop éloignée. 

Je ne me plains pas, au contraire, le froid et la neige sont ma francité à moi.

Salue de ma part la famille et le village. Dis-leur que j'ai hâte de rentrer au pays.

P.S. Je ne t'ai pas parlé de la guerre, elle ne se raconte pas dans une lettre.  

Quand je reviendrai....

Ton grand frère, le soldat Ouedraogo.

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