La vérité sort de la bouche des enfants

jdt

Nouvelle inspirée de l'oeuvre de Félix Vallotton, " Madame Alexandre Bernheim, née Henriette Adler, femme du marchand"

« Franchement, par une matinée pareille, aller s’enfermer dans un musée, je m’en serai bien passée ! Surtout avec ce prof d’arts plastiques, qui passe son temps à nous raconter la vie de ces peintres suisses ou italiens en plus de nous gonfler avec le développement de la créativité et patati et patata … Ras le bol ! Si j’avais su j’aurai pris option latin ! Qu’est- ce qu’il ne faut pas faire pour avoir son bac. »
Clarisse continu de ruminer ses pensées tout en avançant avec le reste de sa classe en direction du grand palais où a lieu l’exposition d’un certain Félix Vallotton. Le ciel est dégagé, un soleil d’hiver rayonne et illumine l’ensemble de la ville. Au loin, elle aperçoit la nef du Grand Palais et les statues dorées du pont Alexandre III. La foule se presse déjà devant l’entrée, malgré l’heure matinale et le froid glacial. Son professeur remonte lentement la file d’attente et leur fait signe d’avancer dans sa direction.
« Bon, on aura au moins l’avantage de ne pas patienter des heures dans le froid, voyons le bon côté des choses ».
Lentement, Clarisse et ses camarades de classe s’engouffrent dans les allées du Grand Palais pour rejoindre l’exposition. Après quelques pas hésitants , de nombreuses bousculades, tous les élèves sont réunies autour du professeur. La visite peut enfin commencer.
«  Pourvu qu’on n’y passe pas non plus toute la journée » soupire-t-elle.
Les oeuvres sont alignées devant elle, elle remarque le panel de couleurs qui s’étale sous ses yeux et se dirige naturellement vers l’un d’eux.
Elle se poste devant la peinture d’une vieille dame et laisse aller son imagination.
« Madame Alexandre … », déchiffre-t-elle sur la légende qui accompagne le tableau.

Clarisse reste ainsi plusieurs secondes, prostré devant le tableau de la vieille dame et oublie le monde qui l’entoure. Déjà, un scénario se met en place dans sa tête et des milliers de questions s’y bousculent. Alors que les autres élèves s’avancent et survolent avec peu d’intérêt les différentes œuvres, son professeur, Mr Estevez, s’approche d’elle en silence et s'arrête à ses côtés .
- Alors Clarisse ? Cette œuvre semble te toucher, elle t'inspire peut être quelque chose ?
- Oui un peu … mais vous savez monsieur, moi, à part les livres, il n’y a pas grand-chose qui m’intéresse.
- Les tableaux, aux même titre que les romans, racontent une histoire. L’artiste essaye de vous transmettre un message, une émotion à travers sa peinture. Il vous fait l’honneur de partager un moment de sa vie, qu’il a lui-même vécu ou imaginé.
- Qu’a-t-il bien voulu partager avec nous à travers cette vielle dame, elle a l'air pensive en tout cas ...
Le professeur observe Clarisse et sourit. Il sait très bien ce que pense la jeune fille de ces cours d’arts plastiques, mais ce n’est, non sans une certaine satisfaction, qu’il constate qu’il vient de susciter l’intérêt de la jeune fille.
Il laisse planer le silence et observe son élève. Elle fronce les sourcils et son regard change selon les différentes parties du tableau qu’elle observe. Il sent sa curiosité s’éveiller et patiente.
D’une voix basse, il lui dit :
- Veux- tu me raconter l’histoire de madame Alexandre ? Qu'est ce que tu vois ?
- Et bien, je ne sais pas trop …
Monsieur Estevez ne dit rien et l’encourage à poursuivre d’un signe de tête.

Clarisse s'approche davantage du tableau et commence à parler d'une voix lente

- "Madame Alexandre.. Henriette ... Pourquoi êtes vous assise là, sur cette chaise au milieu de ce qui semble être votre bureau ou votre bibliothèque peut être .. Tout est en désordre, les tableaux et miroirs sont de travers. Elle pense selon moi, ou plutôt, elle repense, à ses souvenirs, à tout ce qu'elle a vécu dans sa vie.
Cette maison c'est celle de son enfance, elle y a grandit avec ses parents, sa soeur et ses cousins. Elle se revoit courir dans les allées du jardin, riant aux éclats, ses cousins à ses trousses qui tentent désespérément de l'arroser à l'aide de seaux et gobelets remplis au robinet de la cour. Elle se dit que l'enfance est probablement la meilleure période d'une vie, puisque c'est celle de l'insouciance...
Elle a eu une enfance heureuse. Issue d'une famille aisée, elle n'a manquée de rien, sauf peut être d'un peu d'amour. C'est vrai que son père n'était pas toujours présent, toujours pris par ses affaires, souvent froid et distant avec ses enfants. Mais sa mère était là, elle, à prendre soin de tout le monde sans jamais se plaindre. Elle a été son modèle et malgrè elle, elle a reproduit ce shéma avec sa propre famille , quelques années plus tard.
Lorqu'elle a rencontré Alexandre, elle a su que c'était lui. Il n'était pas particulièrement bel homme mais il dégageait un charisme et une générosité qui lui ont tout de suite plu. C'est elle d'ailleurs, qui avait fait le premier pas, car il n'était pas du même monde, pas du même milieu social. La vie se compliquait déjà pour elle, à tout juste 20 ans.

Et pourtant, malgrè l'opposition de sa famille, elle avait fini par l'épouser, lui, Monsieur Alexandre, comme l'appelait les gens qui le côtoyait."
Clarisse interromps son récit car quelques élèves se sont approchés d'elle et écoutent attentivement son récit. Elle marque un instant d'hésitation mais son professeur et les remarques des quelques camarades présents, l'incitent à continuer.
-" Ensuite... et bien sa vie n'a pas été de tout repos. Enfin, j'imagine. Une longue vie sur les routes de France et d'Europe pour suivre son mari dans son activité de marchand, la guerre, les enfants dont le petit Edouard, qui a eu tellement de problèmes de santé qu'il a fallu rester toute une année à la campagne, dans la maison familiale pour le soigner. Cette année là fut difficile pour elle car Alexandre n'était pas près d'elle. Il fallait s'écrire mais l'éloignement des cœurs n'est jamais réjouissant pour un couple, même lorsqu'il s'aime d'un amour sans limite. Alexandre a eu des maîtresses mais il ne lui en a jamais parlé. Elle le savait au ton de ces lettres, elle n'était pas dupe. Plus froides et moins passionnées dans ces instants là.
Mais elle a tenu bon. Comme sa mère.
Jusqu'à aujourd'hui ... "
Clarisse s'arrête. Ses camarades la regardent, interloqués.
- Continu Clarisse ! Quoi aujourd'hui ?
- C'est vrai ! Dis nous ? Que s'est il passé ?

Clarisse ne dit rien mais une fossette se creuse sur sa joue et une petite lueur machiavélique s'allume dans ses yeux. L'excitation de se dire que la suite lui appartient, que c'est elle qui choisit la fin de l'histoire.

- " Jusqu'à aujourd'hui... jour des obsèques de son mari. Monsieur Alexandre s'est éteint la nuit dernière. Elle porte son plus beau manteau. Alexandre n'aurait pas voulu la voir entièrement vêtue de noire alors elle avait agrémenté sa tenue d'un peu de gris. Elle portait aussi l'écharpe qu'il lui avait offert lors de son dernier anniversaire. S'il avait été là il l'aurait trouvé belle .
S'il avait été là, il lui aurait sûrement dit une dernière fois, tout l'amour qu'il lui portait, il lui aurait remémoré tout un tas de beaux souvenirs, mais surtout.. il lui aurait dit merci . Merci pour cette belle vie, ces beaux enfants, ces belles vacances en famille ...Et surtout, merci pour cette belle mort ! "

- Comment ça cette belle mort ? Bah dis nous Clarisse ?!!
- Allez sois cool !!
- C'est la fin de mon histoire, vous n'avez qu'à imaginer la suite vous-même, lance t'elle à l'assemblée avec un petit clin d’œil.

Monsieur Estevez qui s'est tenu là tout au long du récit, reste les bras croisés et sourit.

- L'un de vous souhaite t'il nous raconter l'histoire du prochain tableau ?

Signaler ce texte