"Soldats sénégalais au camp de Maily" - Proche

La neige, je l’ai découverte ce jour-là, dans ce pays lointain et familier. Quelle étrange matière qui rendait bruyants mes pas, nos pas, en ce dimanche de décembre... Le ciel me donnait-il un signe, lui pourtant bleu qui avait tapissé de blanc notre champ de bataille, de la tournure tragique qu’allait prendre cette journée déjà mal débutée ? Ou était-ce simplement l’ironie de la vie, cette même ironie qui veut que les médailles soient données après la mort ?

Après des nuits entières passées à discuter de tout sauf de ça, après des journées interminables à s’efforcer de survivre dans ce merdier patriotard, je ne me doutais pas que la vraie merde, c’était là, là dans cette contrée de colons, là à quelques mètres de toi mais pourtant si loin. Malgré nos demandes répétées, nous ne nous étions pas retrouvés dans le même régiment. Pourquoi ? Certainement pour la même raison qui causa ta mort : l’amour, notre amour.

Avec les cinq autres tirailleurs, nous avions marché environ dix kilomètres quand un violent bruit de canon sonna le début de ta fin. Sans même y réfléchir nous nous immobilisâmes à terre. Le visage noir glacé dans le manteau blanc, le coupe-coupe serré sous mon flanc, j’avançais, en rampant, en me disant que chaque centimètre effectué était un centimètre qui me rapprochait de toi. Quelques minutes à se tortiller comme un ver suffirent à rejoindre un lieu sûr mais « sûr » dans ce maudit champ de bataille ça n’a rien de rassurant. Je n’attendais qu’une chose : établir un contact radio avec les autres unités. Apparemment, nous avions tous trouvé un « lieu sûr » et le tien était proche du mien, enfin… proche, dans la guerre, qui sait ce que ça veut dire ? J’avais voulu entendre ce mot et il allait devenir mon cri d’armes. Nous avions tous le sabre à la main, nous étions prêts. Prêts à quoi ? Je n’en savais plus rien et après tout, peu importe contre qui ou pourquoi on se bat . Il pourrait y avoir mille raisons qu’aucune d’elles ne serait suffisante et ce pourrait être contre notre frère qu’on ne le verrait même pas. Non, ce qu’il faut savoir dans ce carnage, c’est qu’il faut obéir, point. Moi ce que je savais, à cet instant précis, au moment où la neige devenue eau avait dépassé l’épaisseur de mon uniforme, au moment où mon coupe-coupe et mes coudes glissaient dans cette terre hostile, ce que je savais c’était que pour te voir, pour te serrer dans mes bras, il fallait qu’elle cesse, cette guerre, il fallait que je combatte, que je tue, pour nous.

Un instant pourtant je pris le temps de rêver. Je t’imaginais installé tranquillement, à l’abri, peut-être même fumant la pipe, le regard dans le vide, attendant mon retour. Oui, un instant, ce tableau paisible et pittoresque se peignit devant moi. Mais il fut vite effacé par des tirs en rafale. Je ne pourrais décrire les minutes qui suivirent, à part que chaque seconde semblait une heure, et chaque tir, un cri. J’étais mouillé jusqu’aux orteils, j’étais paralysé jusqu’à la queue et pourtant qu’est-ce que j’avais chaud ! Une chaleur jamais expérimentée, une chaleur surhumaine, une simple chaleur de guerre. Ressentais-tu cela ? Cette chaleur si différente de nos deux corps serrés, liés, unis.

Si seulement nous avions été ensemble, si j’avais pu prendre ta main, rien que ce geste nous aurait sauvé de toute cette désolation!

D’un coup, comme dirigés par un chef d’orchestre, tous les éclats de tirs et autre artillerie se turent à  l’unisson. Le silence régna sur un trône mal gagné. C’est dans ce silence de mort que me vint une envie, une envie pressante, incontrôlable, incontrôlée. Il fallait, et je dis bien il fallait, que je te trouve, pour te toucher, pour te dire qu’importe la saleté de la guerre, mon amour est pur. Je savais que tu étais proche, je te sentais mais où, où étais-tu vraiment ? Là dans mon cœur ? Ou là, étoile noire dans le blanc bourbier, à quelques pas de moi ?  Je posai mon coupe-coupe, j’ôtai ma chéchia, je me levai, prêt à te rejoindre. Je n’entendais rien, je ne voyais rien, j’avançais, sans hésitation. Je te vis, presque semblable au tableau rêvé quelques minutes plus tôt. Je savais bien que tu étais proche. Tu tournas la tête, un sourire illumina ton visage mais il se transforma bien trop tôt en un cri. Tu me sautas dessus, m’immobilisant à terre, et un bruit bien connu eu raison de toi.

La neige immaculée fut souillée de rouge et de brûlantes larmes blanches coulèrent le long de mes joues noires.