Le Dîner, effet de lampe - L'invitation

Nathalie Saulnier

Nouvelle écrite pour le concours Félix Vallotton. De la peinture à l'écriture. Le tableau choisi est : Le Dîner, effet de lampe.

 

  Lucien se sent à l’étroit dans le costume qu’il a mis pour l’occasion ; il a du mal à respirer. Une fois assis à table, c’est pire. A chaque inspiration les boutons de sa chemise se tendent, comme prêts à céder. J’ai dû prendre du poids ces derniers temps, se dit-il comme pour se rassurer. En voulant reposer sa fourchette, il la laisse s’échapper trop tôt d’entre ses doigts et elle tombe lourdement au sol. Le bruit métallique de la chute rend encore plus pesant le silence qui règne à table. Irène, plus rapide que lui, la ramasse et la lui tend, Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer, semble-t-elle dire avec un sourire qui se veut encourageant. C’est à peine s’il a senti sa belle main effleurer la sienne à cet instant, mais c’est assez pour le réconforter un peu. S’il n’y avait ce regard noir de la fillette assise en face de lui, c’est sûr, tout irait mieux. Depuis le début du repas, elle le dévisage avec insolence étonnante pour une enfant de son âge ; la sourde hostilité qu’il perçoit maintenant dans ses yeux l’impressionne encore plus. Pourtant, tout à l’heure, lorsqu’Irène l’a présenté à sa fille, Dis bonjour à Monsieur Lucien, l’ami dont je t’ai parlé et qui nous fait le plaisir de venir dîner avec nous ce soir, elle s’est montrée polie, le saluant avec une grâce toute enfantine.

  La soirée ne fait que commencer mais déjà Lucien se surprend à souhaiter que tout cela se termine. Ah, s’il pouvait faire machine arrière, revivre la journée d’hier ! Aurait-il alors prononcé cette phrase qui a tout déclenché ?

  Pourtant, Dieu sait s’il l’a attendue cette invitation, y songeant maintes fois, espérant qu’Irène se décide enfin ! Depuis tout ce temps qu’ils se fréquentaient, il n’avait jamais été question qu’il vienne chez elle. Ils s’étaient rencontrés lors d’un Salon où Lucien exposait quelques-uns de ses derniers tableaux. L’artiste avait été séduit par cette grande femme brune qui parlait si bien de sa peinture, comme si d’instinct elle saisissait exactement ce qu’il avait voulu suggérer. Ils s’étaient revus dès le lendemain et bientôt, ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre. Ensemble, ils avaient parcouru les musées, les expositions, les galeries, animés par une même ferveur pour les Arts. Ils s’étaient aussi longuement promenés dans les parcs et les jardins de la capitale, bras dessus, bras dessous. Lucien aimait lui confier les doutes et les questionnements dans lesquels il était souvent plongé lorsqu’il se mettait à peindre un nouveau sujet. Elle l’écoutait attentivement, le conseillait, l’incitait à poursuivre, devinant en lui ce qui faisait obstacle. Puis un jour, elle l’avait suivi dans son atelier. Là, sur le divan qui lui servait de lit, ils s’étaient aimés, à peine surpris que leurs corps puissent trouver leur entente dès cette première étreinte.

  Irène ne lui avait jamais rien caché de sa situation et très vite, elle lui avait révélé l’essentiel : veuve depuis quelques années, elle élevait seule ses deux enfants. Son fils terminait ses études et quitterait sans doute bientôt le foyer, sa fille quant à elle, n’avait pas encore dix ans. Bien plus affectée que son frère par la mort de leur père, cette enfant, qu’Irène avait parfois du mal à comprendre, lui était très attachée. Un peu trop secrète et solitaire, elle manifestait parfois une sensibilité exacerbée qui déconcertait sa mère. Leur relation était le curieux mélange de tensions soudaines et d’une affection sincère qui ne parvenait pas à s’exprimer vraiment.

  Même si elle tardait un peu trop à lui présenter sa famille, Lucien comprenait les réticences de son amie, son souci de ne pas perturber l’équilibre familial, d’épargner autant que possible une enfant fragile. Peut-être attendait-elle quelque chose de sa part qu’il ne lui avait pas encore donné ? Quelque chose de vraiment solide pour franchir ce pas qui les séparait encore. Et c’est hier que cela s’est produit, dans son atelier. Irène rassemblait ses vêtements épars autour du divan pour se rhabiller ; il aime tant la regarder faire, admirer ses formes pleines, sa chair légèrement rosée après l’amour. Il la peindra un jour, il le sait, elle sera d’accord, il n’en doute pas. Oui, un jour il peindra son corps nu, son corps d’amante, lorsque la vision de celui-ci l’affolera moins, lorsque le désir qu’il a d’elle laissera un peu de place au recul et à la distance nécessaires. Alors qu’elle était en train de relever la masse de ses cheveux en un chignon et que ses doigts pâles s’emparaient des longues mèches noires pour les enrouler, il s’est entendu lui dire : Irène, veux-tu être ma femme ? Lentement, elle s’est tournée vers lui. Ses yeux brillaient intensément. Au moment de partir, elle l’a serré une dernière fois dans ses bras et lui a dit, Viens dîner chez moi demain.

  Hier, tout allait si bien, il se sentait beau et fort, il voyait son avenir étinceler de mille promesses, Irène à ses côtés. Il imaginait tous ces tableaux qu’il allait peindre, ces expositions où il serait remarqué ; le succès et la reconnaissance qui s’en suivraient. Avec elle, tout serait possible ! Ils voyageraient, séjourneraient au bord de la mer, ne se quitteraient plus. Une ivresse délicieuse s’était emparée de lui.

  Aurait-il pu envisager un seul instant que cette invitation malmène à ce point ses rêves ?

  Le fils d’Irène, assis à sa gauche, ne lui prête aucune attention, se comporte comme si Lucien n’existait pas : un bonjour du bout des lèvres et une poignée de main fuyante et molle à son arrivée, voilà tout. Depuis, il ne lui a pas adressé la parole, pas même un regard. Tout ce qui semble intéresser le jeune homme se concentre dans son assiette, qu’il n’a de cesse de vider, le plus vite possible. Il se goinfre tant et plus, finit les plats puis jette son dévolu sur le pain qui reste. Quel contraste avec sa sœur qui décidément boude le repas, triturant du bout de sa fourchette les aliments sans daigner les porter à sa bouche ! L’un comme l’autre le déconcertent et le mettent mal à l’aise ; ils ressemblent si peu à leur mère… Comment se peut-il qu’ils soient les enfants d’Irène ?

  A chaque fois qu’il croise le regard de la gamine, il est le premier à détourner le sien et à porter son attention sur un des éléments du décor qu’il se met alors à scruter : les larges rayures rouges de la nappe blanche, les silhouettes des chats noirs qui ornent l’abat-jour à la façon d’une lanterne magique. L’affreuse plante verte qui trône sur la table l’intrigue particulièrement. Est-ce une idée d’Irène ? Comme élément décoratif, il pouvait s’attendre à autre chose de la part d’une femme dont il apprécie le sens de l’esthétique. A moins que ce ne soit une lubie de sa fille, un caprice que sa mère lui aurait cédé ? Avec une sorte de répulsion, il ne peut s’empêcher d’examiner les longues tiges griffues qui débordent du pot et semblent vouloir s’agripper à l’assiette d’Irène, déjà à leur portée.

  A sa droite, la maîtresse de maison fait de son mieux, ma chérie, tu n’as presque rien mangé, prends donc un fruit, tu les aimes tant, tiens, regarde cette belle pomme… Maxime, tu vas t’étouffer, je sais bien que tu es pressé de rejoindre tes amis, mais quand même, prends le temps de mâcher…

  Lucien, malgré tous ses efforts pour faire bonne figure ne trouve rien à dire, c’est comme si son cerveau se figeait, aussi empesé que son corps dans son beau costume. Cette femme pleine de sollicitude qui s’adresse à ses enfants, lui semble soudain très loin de lui, de ce qui l’anime, de son univers ; il n’est plus aussi sûr d’aimer en elle la mère qu’il découvre ce soir.

  Que ne donnerait-il pas pour quitter à l’instant cette table et retrouver au plus vite son atelier et sa familière odeur de térébenthine, le fouillis de ses pinceaux, la toile sur laquelle il est en train de travailler ? Mais il ne peut plus reculer, c’est trop tard maintenant. Il doit rester, jusqu’au bout.

  • Belle nouvelle, qui restitue les complexes nuances du coeur... qui m'a fait saisir de l'intérieur les personnages. On aurait envie de poursuivre avec ces 4 là...

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Carole

    Carole Menahem Lilin

    • Merci Carole pour ce commentaire. Le personnage de Lucien se retrouve un peu malgré lui dans une situation inconfortable, il se met à douter. Je souhaitais explorer ce malaise. La fin du texte laisse au lecteur la possibilité d'envisager le meilleur comme le pire... !

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Default user

      Nathalie Saulnier

Signaler ce texte