Son modèle
same
Le matin, Louise se place devant la glace. Elle se regarde et dit: "T'es belle!". Elle se sourit et fait de petits mouvements, de droite à gauche, semblables à une danse. La confiance en soi ne tient pas à grand chose, finalement. Si elle se dit: "T'es belle!", avec cette joie-là, c'est simplement parce que je lui dis, chaque jour, cette petite phrase qui ne prend qu'une seconde.
En ce moment, j'ai un rhume, le nez en patate et des cernes bleues sous les yeux mais, je ne sais pas pourquoi, je me suis dit "t'es belle", seule devant le miroir de la salle de bain.
J'ai détaché mes cheveux et là, en sous vêtements, pas franchement affriolants, je me suis regardée autrement. Je me suis redressée: "Mais quel cul! Quelles délicieuses formes de...de... religieuse au chocolat..." Passons sur les compliments, j'ai du mal, vous l'aurez compris, mais j'essaie, car il y a deux façons de se regarder, une critique qui détaille et l'autre bienveillante qui contemple un ensemble. Une qui pousse à l'écœurement, l'autre à la gourmandise.
Et si l'image catastrophique qui semble apparaître, dans la glace, à la place de mon reflet, n'était que le fruit d'une longue manipulation mentale? Vous vous souvenez du film "Inception" de Christopher Nolan, avec DiCaprio? Le concept consiste à aller planter une idée dans la tête de quelqu'un à son insu. Avec le temps la personne implantée, fini par croire que cette idée est la réalité car on la lui a suggéré très profondément dans son esprit.
C'est ce que nous faisons au quotidien à nos enfants. On les manipule. On les façonne. C'est le même processus qui se produit quand je dis, jour après jour, à Louise "T'es belle". Bien que ce soit une réalité, car elle est fantastiquement belle, j'ai installé cette idée dans son cerveau et elle se traduit par la confiance en elle.
J'ai lu qu'un enfant n'avait pas un humour capable de comprendre les nuances. Le second degré n'existe pas. Je devais avoir 6 ans quand ma mère et moi, lors d'une promenade en ville, avons croisé une petite fille. Enfant, j'étais plutôt du genre à me tacher tout le temps, à jouer avec la terre, à ne pas tenir en place: Dans ma famille, on me surnommait, gentillement, "Porcinette". Le pendant féminin d'un cochon niais et peureux... Une idée s'installe.
Je me souviens bien de cette petite fille, elle était blonde, jolie. Elle était bien coiffée. Elle portait un manteau rouge. C'était à côté du Monoprix. Ma mère a prononcé ses mots en la voyant: "Comme j'aurais aimé que tu lui ressembles!". J'avais fait quoi ce jour-là? Je m'étais peut-être encore battue... J'étais turbulente. Je ne m'en souviens pas. L'idée prend racine.
Par contre, le conditionnel...
Dans sa phrase, il n'y avait pas de nuance sauf ce conditionnel. Je l'ai bien compris le conditionnel... ce regret, la déception. L'adulte que je suis lui répondrait ironiquement: "Tu sais, maman, les colorations ne passent pas dans les gênes.", mais je n'avais que six ou sept ans, des cheveux foncés et des boucles incoiffables, "une vraie tête de loup" comme disait ma grand-mère. Un continent séparait cette petite fille de moi. Elle avait l'air d'être une de ses belles poupées de porcelaine, qui ne bouge jamais de sa boîte ou, de Nelly Olson. Moi, je voulais ressembler à Punky Brewster. Elle était plus cool, Punky Brewster!
Quand Louise regarde son reflet et s'auto-complimente, j'aime m'accroupir derrière elle et lui dire: "Oui, qu'est-ce que t'es belle!" J'y ajoute toujours "et intelligente" parce qu'il faut toujours dire aux filles qu'elles sont intelligentes! C'est fantastiquement vrai, bien sûr, mais je l'encourage à s'en persuader davantage. J'ai conscience de l'immense pouvoir que j'ai sur elle. Un pouvoir qui me dépasse. J'ai horreur de penser qu'une grande partie de la personne qu'elle va devenir une fois adulte, ce qu'on appelle l'acquis, dépend de moi.
Ça dépend de mon regard sur elle, de mes mots, de mes gestes, de mes réussites, de mes échecs, de notre couple...tout, ce que son père et moi, sommes et faisons, s'imprime dans son mini-cerveau incapable de faire la part des choses. Mes complexes aussi. Mes obsessions. Ma bienveillance envers moi-même. Ma joie de vivre. Mon inconstance.
Je suis son modèle.
Il y a ce "Et, voilà!" que je prononce à la fin de chaque histoire.
Il y a ce "Une fois" qu'elle détourne habilement pour que je lui remette ces satanés 7 nains.
Il y a ce " t'es mignonne" et ou le "Oh, la, la.." émerveillé quand elle découvre quelque chose de nouveau.
Ce sont mes mots!
Son Modèle. Ce bien grand mot qui nous fait peser le Mont Everest sur les épaules. Comment peut-on être à la hauteur d'une telle responsabilité? Un modèle est important pour pouvoir créer sa propre vie. Un mentor, une inspiration, un exemple... Je n'ai jamais cessé de chercher.
Mes parents ne m'ont pas inspiré, pas comprise ou simplement pas vu. J'ai pris d'eux certaines choses: Le côté casanier de mon père et le sens de la composition de ma mère mais j'aurais voulu autre chose: Les admirer. Être admirée. J'avais tellement envie d'admirer que j'ai attribué à mon grand-père une histoire qui n'était pas du tout la sienne, juste parce que la nuit quand je me levais, je le voyais écrire. Je me suis bercée dans des illusions auxquelles j'ai cru, dure comme fer, pendant plus de trente ans, juste parce que je voulais un exemple, je voulais admirer. Depuis que j'ai appris la vérité, je ne sais plus quoi penser.
Depuis que je suis maman, j'utilise des expressions que ma mère ou ma grand-mère utilisaient pour me parler enfant. Je ne les utilisais pas avant. La mémoire est fabuleuse!
Parfois, on voudrait se défaire des mots blessants. Ils sont enracinés trop loin dans l'inconscient. Mais parfois, surgissent des mots tendres. Des mots insignifiants qui font partie de nous au point qu'on les utilise, des années plus tard, à notre tour, sans même y prendre garde. Ils arrivent dans une phrase, comme par magie. Ils nous ramènent, avec eux, en arrière et, si on y prête attention, ils prennent le goût délicieux d'une salade de poivrons grillés, où du bruit des grillons dans le silence d'une soirée d'été.
Aujourd'hui, Louise apprend à parler en copiant mes mots, en se les appropriant, seulement, dans quelques années elle cherchera le modèle dans la Femme...et là, qu'est-ce que j'aurai à lui proposer? Un conditionnel?
On peut se construire avec et on peut se construire contre !
· Il y a presque 9 ans ·Et puis les enfants dans une même famille sont si différents. Bien sûr rien de plus important que l'amour qu'ils auront reçu et la confiance qu'on leur aura donnée en eux.
Mais aussi, enfant d'une fratrie de trois, je me rends compte que chacun construit sa propre histoire familiale « à sa sauce ».
Si vous avez des frères et soeurs vous vous apercevrez sans doutequ'ils n'ont pas le même vécu que vous et que les souvenirs sont sélectifs. Faisons seulement de notre mieux ...
Susanne Derève
Bonjour! Les souvenirs sont très sélectifs. Ma sœur et moi, on est très différente mais on a été touché de la même manière par les mêmes choses. On a eu très vite beaucoup d'ironie. L'ironie et la distance ça aide beaucoup, dans des cas comme le notre, où on a des parents très gentils mais qui ne font que des conneries! :) Merci pour votre commentaire.
· Il y a presque 9 ans ·same
Gosh. Je ne sais pas à quelle point l'histoire est tienne. Mais vois dans tes mots ce que j'ai pu voir : Une histoire belle et marquante de moments poignants. Personne n'est parfait car la vie n'aurait jamais vu le jour.
· Il y a presque 9 ans ·Merci pour ton texte.
jom
J'aime beaucoup ta phrase: "Personne n'est parfait car la vie n'aurait jamais vu le jour". Elle est très censée!
· Il y a presque 9 ans ·same
Elle n'aurait jamais vu le jour sans ton texte. Et loin de moi l'idée de paraître pompeux :-)
· Il y a presque 9 ans ·jom
Tu ne me parais pas pompeux, Mettre au monde un enfant finalement, c'est facile, mais se mettre au monde soi-même parfois c'est beaucoup plus compliqué.
· Il y a presque 9 ans ·same
Et rester vivant l'est encore plus.
· Il y a presque 9 ans ·jom