SORTIE DE ROUTE
valy-bleuette
Jean-François jure grossièrement quand le feu passe au rouge. La pendule digitale du tableau de bord de sa BMW série 5-535i, lui indique qu’il sera largement en retard à son rendez-vous. Panne d’oreiller. Merde, son client va s’impatienter et il n’a pas encore eu l’occasion de mémoriser son numéro de portable pour le prévenir et s’excuser.
- Hép, vous z’auriez pas une pièce ou deux ?
Jean-François tressaille et tourne la tête. De l’autre côté de la vitre à moitié baissée, son regard rencontre celui d’un individu. Des yeux clairs profondément enfoncés dans des orbites creuses, la peau du visage constellée de boutons et squames infectés.
- Z’auriez pas une pièce ou deux ? répètent les lèvres gercées.
Le représentant d’assurances vies grimace de dégoût. Il constate avec agacement que le feu est toujours rouge. D’un doigt nerveux, il appuie sur le bouton électrique qui remonte la vitre de plusieurs centimètres, au cas où ce crasseux aurait l’idée de passer sa main dans le passage offert.
- Mon pote, je bosse moi, pour gagner ma vie… Tu pourrais pas faire pareil ?
C’est la phrase sans imagination, mais bon sang, ça fait du bien d’être le porte-parole des trois quarts de la population qui en a ras le bol de se faire ponctionner par les soi-disant miséreux tout au long de la journée.
Les prunelles du quémandeur semblent virer au noir sous l’effet de la colère ou de l’humiliation. Peu importe à Jean-François qui voit le feu se mettre au vert et enclenche la première de sa voiture de luxe, acquise le mois dernier. Il n’a pas à se plaindre, en ce moment, son travail lui rapporte plus que bien.
- Tu ne sais pas à qui tu parles…
C’est le clodo qui a crié cela, quoiqu’en réalité, Jean-François ait plutôt l’impression que ces paroles soient sorties des quatre baffles de la voiture, chose tout à fait impossible évidemment, puisque le lecteur CD diffuse actuellement du Brahms en sourdine. Le représentant d’assurances hausse les épaules et jette un dernier coup d’œil dans le rétroviseur sur ce reliquat d’humain qui doit sentir la vinasse. C’est bien connu, tous les mendiants passent leur temps à picoler et fumer des saloperies de drogues.
Il sursaute quand le conducteur du véhicule de derrière klaxonne pour lui faire comprendre de se dépêcher. Quelqu’un de pressé, sans doute… un gars travailleur qui se tape peut-être douze heures de boulot par jour, comme lui.
Il fait un signe d’excuse de la main dans le rétroviseur et accélère.
- Putain de SDF, marmonne-t-il.
Il secoue la tête inconsciemment pour oublier le visage dévasté de ce type venu frapper à sa vitre. Affreux, vraiment… répugnant même, une créature faite homme qui donne l’impression de te salir rien qu’en croisant ton chemin. Peut-être un lépreux… qui sait ?
Allez, inutile de perdre son temps à penser à cet être nuisible. Et puis de toute façon, des pauvres et des riches, il y en aura toujours… Il suffit de se trouver du bon côté de la barrière. De se donner les moyens de réussir.
Bon, il va prendre un raccourci à travers champs. Un petit quart d’heure de route sur la départementale et il sera rendu. Son client aura forcément l’air renfrogné parce qu’il aura poireauté une demi-heure. La signature du contrat avec lui pouvant rapporter un maximum de pognon, il va devoir assurer. Dégainer son sourire tout sucre tout miel et une décontraction qui en impose. S’il se débrouille bien, le mauvais départ de l’entrevue sera vite oublié et la discussion pourra commencer autour d’un bon café. Dans moins de deux heures, l’affaire peut être bouclée.
Jean-François augmente le volume de la musique. Il se détend et cale confortablement la nuque sur le repose-tête. Géniale, cette voiture, on pourrait presque la piloter les yeux fermés. Son pied presse l’accélérateur et docilement, l’aiguille du compteur gagne sans effort les cent dix kilomètres heure. Un moteur de 306 chevaux qui ronronne à la perfection, c’est trop bon à entendre et à ressentir. Et quand la route est dégagée comme maintenant, avec le soleil de printemps qui darde ses premiers rayons du matin, conduire devient un bonheur intégral… une simili-jouissance, quoiqu’en pensent les psychologues à la mord moi le nœud qui comparent la puissance de la voiture avec celle du...
Soudain, une silhouette apparaît en plein milieu de la chaussée. Et le truc dingue, c’est qu’elle apparaît réellement, comme une matérialisation irréelle qu’on peut voir dans les mauvais films de science fiction. Car Jean-François est attentif au volant et sa vue est excellente. Si quelqu’un s’était engagé sur la voie imprudemment, il l’aurait noté et son pied aurait immédiatement gagné la pédale de frein. Sans compter que sur ce modèle de BMW, il existe un système de détection de collision avec amorce de freinage. On ne peut pas, techniquement, être sur le point de renverser un homme au milieu de la route !
Là, aussi incroyable que cela puisse être, une silhouette humaine est entrée dans son champ de vision sans signe préalable et la BM fonce droit dessus.
Le représentant d’assurances serre les mâchoires et veut piler, mais la berline ne répond pas. Les 306 chevaux hurlent sous le capot et la silhouette se précise, se rapproche, prend un visage.
Interloqué, Jean-François reconnaît le mendiant du feu rouge, ses traits abîmés déformés plus encore par un rictus de satisfaction sadique. Tout se passe très vite, mais le représentant a le temps de penser que cette apparition est inconcevable, puisqu’il vient de parcourir plusieurs kilomètres depuis le feu en moins de cinq minutes. Cet homme ne peut pas se trouver ici maintenant.
La voiture accepte enfin de freiner. Les pneus crissent sur le bitume et ce bruit strident de mille craies rayant un tableau noir couvre le volume sonore de la Symphonie n° 2 en ré mineur de Brahms. Jean-François donne un violent coup de volant pour éviter de percuter ce fou au milieu de la route. De ce fait, son véhicule se dirige droit vers un platane.
Le conducteur pousse un cri étranglé et ferme les yeux en prévision du choc. La collision est violente. Les deux airbags-avant se déclenchent aussitôt. Jean-François se retrouve le visage collé contre la matière élastique de l’oreiller sauveur.
Le moteur de la voiture s’est tu en même temps que la musique. Jean-François est indemne. Rétrospectivement, une onde de peur se répand en lui comme une injection de curare et il entend ses dents claquer. Putain, il l’a échappé belle… L’autre connard, sur la route, va avoir sacrément affaire à lui, et pas plus tard que maintenant.
Sa main tremblante cherche le crochet d’ouverture de la portière. L’airbag l’empêche de voir devant mais il imagine aisément l’étendue des dégâts infligés à son véhicule.
Une colère désespérée le submerge quand il constate que la porte refuse de s’ouvrir. Bon Dieu, c’est impossible, il n’y a pas eu d’impact de ce côté là ! Ce n’est pas le cas à sa droite, où il voit que la vitre a volé en éclat et que la tôle s’est enfoncée dans le siège passager d’une bonne vingtaine de centimètres, en percutant l’arbre. Heureusement qu’il n’avait pas son client avec lui… pour le coup, la signature du contrat n’aurait jamais pu se faire. Il glousse nerveusement à cette idée incongrue et pousse contre la portière avec son épaule gauche endolorie. Elle ne s’ouvre pas.
Jean-François se tortille sur le côté pour scruter la chaussée, à la recherche du cinglé qui lui vaut cet accident stupide.
La route est déserte. Il vient de se planter sur un morceau de départementale qui traverse des vignes sur dix kilomètres. Pas une voiture, pas une habitation dans le coin, alors qu’on se trouve à la lisière de la ville.
La panique s’empare alors de lui. Si personne ne passe par là d’ici une heure, le moteur a tout le loisir d’exploser et lui va griller dans l’habitacle comme un vulgaire toast.
- Au secours ! Aidez-moi, au secours !
Il songe à son iphone dernière génération. Il l’avait posé sur le siège à ses côtés, mais dans le choc, il a dû glisser sous le siège. Coincé par l’airbag comme il se trouve à l’heure actuelle, il ne peut pas se baisser pour le chercher.
- Au secours ! Où êtes-vous ?
Dans sa terreur, il songe à l’homme qu’il vient d’éviter de percuter comme à la seule aide éventuelle. Le type va s’approcher, ouvrir la portière et l’aider à sortir. Il lui doit bien cela. D’ailleurs, il s’est forcément trompé tout à l’heure, ce ne peut pas être le même gars que celui qui faisait la manche au feu rouge. Impensable.
Le représentant songe qu’il n’aurait pas dû tant boire hier, lors de la soirée poker entre copains. La fatigue se fait sentir ce matin, lui occasionnant un retard au travail, puis des visions, et finalement engendre cette mauvaise rencontre avec un platane.
Sans compter ce rendez-vous important qu’il va manquer.
- Tu ne sais pas qui je suis…
Qui a parlé ? Le lecteur CD ne fonctionne pourtant plus. Cette voix… c’est la même que celle du SDF de tout à l’heure. C’est donc bien lui qui est là… mais comment cela peut se faire ?
- Seigneur… Aidez-moi… Au-secours !
Jean-François ne sait pas ce qui le terrifie le plus, l’idée de rester piégé dans sa voiture ou imaginer qu’un individu puisse se téléporter ainsi et provoquer un accident.
- Reste calme…, bégaie-t-il en essayant de repousser une remontée de nausée acide. Reste lucide…
Et lucide, il est bien obligé de l’être en percevant une odeur de fumée. En tordant le cou, il parvient à distinguer les volutes grises qui s’évadent du capot.
La voiture va s’enflammer.
L’assureur émet un sanglot déchirant et se jette de toutes ses forces contre la portière.
- Je ne veux pas mourir ! hurle-t-il. Je vous en supplie, aidez-moi… Qui que vous soyez…
- Tu ne sais pas qui je suis…
Et soudain, le visage grimaçant du mendiant apparaît derrière la vitre. A y regarder de près, la maladie de peau qui ravage son visage semble avoir creusée des trous dans son épiderme qui suinte des larmes de pus. Au niveau de la pommette gauche, on voit poindre l’éclat nacré de l’os malaire. Sur un tel support esthétique, le sourire affiché paraît encore plus hideux.
Jean-François pleurniche comme un gosse. Son allure n’a plus rien à voir avec celle qu’il affichait dix minutes plus tôt, en attendant que le feu passe au vert.
- Je vous en prie…, murmure-t-il en essayant de soutenir la vision de ce faciès repoussant.
Le mendiant se met à rire, renversant la gorge en arrière. Sa bouche s’ouvre sur un gouffre noir, disproportionné par rapport au reste du visage. La langue est écarlate, épaisse, les dents noires et pointues. Jean-François ferme les yeux pour essayer de se soustraire à cette vision de cauchemar, mais le rire résonne dans sa tête comme une musique psychédélique. Il se répète que tout cela n’est pas possible, qu’il doit y avoir une explication rationnelle à cette situation inconcevable. Il se demande aussi ce qu’il a fait de mal dans sa vie, pour mériter un tel sort. C’est vrai qu’il n’a pas toujours été parfait, ni honnête avec les autres… Mais il n’est pas le seul hein… chacun défend sa place sur terre, non ?
L’introspection du représentant d’assurances ne va pas plus loin. Derrière le rire diabolique du clochard, il perçoit le bruit d’explosion du moteur de sa voiture bien-aimée, en même temps qu’une vague de chaleur l’assaille. Il sent très nettement le feu griller la peau de ses mains, celle de son visage, et perçoit avec une remarquable acuité l’odeur de cochon grillé qui se répand dans l’habitacle. Les effluves de son corps qui brûle. Puis une douleur fulgurante s’infiltre dans chaque cellule de son être, d’une intensité si insoutenable qu’il perd connaissance quelques secondes avant de perdre la vie.
Une demi-heure plus tard, les policiers retrouvent la BMW calcinée. Sans les plaques d’immatriculation, ils seraient incapables d’identifier la macabre forme humaine grotesquement installée derrière le volant. Personne alentours pour témoigner au sujet de cet accident.
D’un commun accord, ils déduisent que Jean-François Durrieu a pu s’endormir en conduisant ou avoir été pris d’un malaise, puisque aucune autre raison ne peut expliquer son dérapage, avec une telle voiture, sur une large départementale peu fréquentée à cette heure. A moins que le pauvre homme ait voulu éviter un animal sauvage qui traversait la route.
Au final, personne ne saura jamais ce qui s’est passé ce matin-là.
Personne d’humain.