Sous les baisers salés d'une monodie sélène

Eric Gohier

         Sous les baisers salés d'une monodie sélène

   Graziella vient de se réveiller brusquement. Aucune raison ne semble pourtant justifier de ce soudain retour à la conscience. La nuit est profonde, aucun bruit ne vient troubler le silence… et l'heure de se lever sommeille encore au creux des aiguilles du réveil.

   Une goutte de sueur perle à sa tempe. Sa respiration est un peu oppressée. C'est plus fort qu'elle… un frisson la traverse. Elle voudrait entretenir l'espoir mais elle n'est plus à l'âge de se bercer de puériles illusions.

   Le temps de la souffrance semble bel et bien revenu.

   Elle soulève lentement sa tête de l'oreiller, prête attention à la rumeur nocturne. Il lui faut peu de temps pour comprendre qu'elle ne s'est pas méprise. Malgré la fenêtre fermée reviennent à ses oreilles le sourd murmure de la mer et le claquement des élingues sur les mâts des voiliers.

   Aucun doute désormais… la saison froide vient de refluer. Pour de longs mois. L'heure de la retraite a sonné pour l'hiver. Comme pratiquement chaque année à la mi-avril, le vent du Sud revient le chasser sans ménagement.

   Graziella soupire. Elle sait tout ce que cela sous-entend. A la vérité, elle le savait depuis quelques semaines déjà ; les amandiers offrant leur candeur au ciel le mois dernier ne pouvaient pas se tromper. La belle saison ne va pas tarder à prendre ses aises, à dresser à la table des jours ses nappes et couverts de fête.

   Fini pour elle la tranquillité et la fuite lente des heures froides dans le silence engourdi de la morte-saison.

   À l'image d'un condamné lambinant son pas jusqu'à l'échafaud, elle repousse sa couette, se lève et s'avance lentement en direction de la fenêtre. Elle s'attache à ne faire aucun bruit. Ne manquerait plus qu'elle réveille sa famille !

   Sitôt le battant entrebâillé, avant même qu'elle n'ait ouvert les volets, les langues de vent chaud viennent lui lécher le visage.

   Elle n'en libère pas moins les contrevents. Grimace devant l'indiscutable évidence. L'air chargé d'iode charrie en ses flancs la poussière ocre du désert. Et,  pour qui sait entendre à la lisière du rêve et de l'audible, l'écho des darboukas vibre à l'unisson des plaintes marines et du chant des voiliers.

   Son regard cascade au loin. Glisse jusqu'à l'horizon où mer et ciel se confondent en nocturnes épousailles dans la confuse lactescence des nuages échappés des portes du désert.

   Graziella n'a que seize ans mais elle sait déjà d'expérience – certains apprentissages façonnent l'âme avant l'heure –  que l'on ne saurait vivre heureux en se rendant aveugle et sourd aux vérités qui nous blessent. Aussi ses yeux abandonnent-ils rapidement l'horizon, la ligne de fuite des toits aux tuiles provençales, la sombre silhouette des oliviers et les taches plus claires qu'essaiment les coronilles en fleurs pour venir se poser juste en contrebas de sa fenêtre sur la cause de tous ses tourments : la terrasse de tomette rouge qui luit sous la caresse humide de l'air marin.

   Une terrasse de belle dimension exposée plein sud.

   Oh, pour l'heure, celle-ci fait encore profil bas ! Elle semble avoir rendu les armes, s'attache à prendre les traits de l'innocence. Seule une longue table en teck monte encore la garde sous la tonnelle déshabillée de ses cannisses. Dans le prolongement de la terrasse, la piscine, complice, se dissimule sous une bâche.

   Graziella soupire. Elle sait toute l'illusion de cette prétendue reddition.

   Dans sa tête résonnent déjà les cris enjoués, les verres que l'on entrechoque, les apostrophes joyeuses. Elle sent par anticipation les grillades aux parfums de garrigue, la capiteuse odeur d'anis des boissons apéritives, les effluves des lavandes caressées par le tendre souffle déposé comme un don par la brise de mer. Elle voit les corps ruisselants d'eau et les gouttes tôt évaporées sur la tomette gorgée de chaleur. Elle distingue parfaitement au travers les cannisses la nappe au motif provençal, les ramequins d'olives, de fèves et de pistaches, la bouteille de rosé prenant le frais dans son bain de glaçons.

   Puis, comme dans un maelstrom de tortures, se mêlent à son esprit les robes bain de soleil, les interminables soirées ponctuées de rires et de cris enjoués, les corbeilles colorées de fruits gorgés de suc, les visages hâlés caressés par le soleil couchant, les parfums d'herbes et d'épices de mets envoûtants, les mots doux échangés quand les lumières s'éteignent aux heures brûlantes de la nuit…

   Sans oublier…

   Comment pourra-t-elle supporter tout cela un été de plus ? L'an passé s'est déjà avéré un supplice. La solution consisterait à fermer sa fenêtre, à devenir sourde et aveugle à la vie joyeuse à l'aplomb de sa croisée. Mais qui vivrait au Sud cloîtré dans une pièce chauffée à blanc ?

   C'est d'autant plus désespérant que nul à part elle ne semble se plaindre de   devoir supporter les échos montant de la terrasse. Elle seule paraît en pâtir. Est-elle jalouse de ceux qui lisent ou font la sieste à l'ombre gaiement zébrée des cannisses ? Oui, sans doute un peu. Eprouve-t-elle une certaine animosité quand les autres s'amusent tandis qu'elle se morfond dans sa chambre ? A l'évidence !

   Pourtant, nul autour d'elle ne trouve à redire sur les mains qui se frôlent dans l'ombre complice, sur les bouches qui échangent des baisers passionnés… sur les corps qui s'étreignent parfois plus ardemment que la raison l'exigerait.

   La terrasse paraît un havre où toutes les délices peuvent s'épanouir sans crainte.

   Graziella soupire à nouveau.

   Détournant le regard de l'obscur objet de ses peines, elle escalade la courbe majestueuse des pins parasol et la couronne en feu d'artifice des palmiers pour aller se réfugier sur le lointain horizon marin. Soudain, la lune émerge du troupeau indocile des nuages en fuite. Comme un clin d'œil. Comme un phare dans la nuit de ses pensées.

   Puis elle disparaît à nouveau, dévorée par les nues affamées.

   La jeune fille cherche à comprendre ce qu'elle prend pour un signe. Quel éclair de lucidité le ciel vient-il de lui envoyer ? Que doit-elle voir dans ce fugace espoir au cœur de ses sombres tourments ?

   De longues minutes s'écoulent. Figée dans l'ombre humide de sa chambre, Graziella ne quitte pas des yeux l'endroit du ciel où la lune lui est apparue. Elle attend confusément un message.

   Cela ne ressort d'aucune logique mais elle est persuadée au plus intime d'elle-même que son esprit va s'ouvrir à une vérité criante. Elle ne doute pas un instant que si son regard revient se poser sur la terrasse celle-ci aura pour toujours la mainmise sur elle.

   Le temps s'étiole. Elle ne ressent plus rien. Pas plus la fraîcheur nocturne que la moiteur portée par le vent de plus en plus incisif. Elle semble pétrifiée, le regard fixe. Seule sa longue chevelure ondule faiblement sous les assauts croissants de la brise de mer.

   Soudain, sans même qu'elle en prenne conscience, ses lèvres s'entrouvrent et jettent à la nuit ces quelques vers ressuscités comme par miracle de sa mémoire scolaire le plus souvent défaillante.

   D'un trait d'argent fugace, l'astre aux formes gibondes

   Verse une pâle larme sur l'immensité ronde.

   Heureux qui évadé de la geôle du sommeil

   Parvient à s'en saisir pour s'en faire un soleil.

 

   Aux sanglots de la nuit croissent les fleurs du jour

   Noyant sous leurs effluves les jamais pour toujours.

   Qui saura d'un bouquet s'en parfumer le cœur

   Verra tarir la source d'où jaillissent les rancœurs.  

   Graziella laisse échapper un sourire. Furtif d'abord puis de plus en plus large. Tout désormais lui apparaît comme une évidence. Rien ne sert de se lamenter sur soi-même. C'est en son propre cœur que doivent s'éclore les fleurs du plaisir. Cet été à venir, elle ne se réfugiera pas à la plage comme les autres années.

   Elle s'y montrera certes mais très modérément. Cette terrasse qui la nargue elle se doit de l'affronter. Il n'est plus l'heure de fuir devant elle.

   Graziella laisse échapper un petit rire.

   Son ennemie… elle va la terrasser.

   Fini le vagabondage scolaire… les heures enfuies en des rêves stériles. La période estivale va se révéler propice pour rattraper le retard qu'elle a accumulé. Sourde aux rumeurs festives montant de la terrasse, elle va se plonger dans ses cours afin de combler ses lacunes.

   Septembre la découvrira comme neuve, nimbée d'une science nouvelle.

   Pour elle désormais une nouvelle ère s'annonce. Qu'importe vers quel destin ses études la guideront pourvu qu'au bout du compte elle exerce une belle profession. Un métier rémunérateur pour qu'un jour elle puisse avoir, elle aussi, une maison dotée d'une belle terrasse. Une terrasse débordante de cris joyeux, d'odeurs savoureuses et de chaudes couleurs.

   Une terrasse exposée plein sud… comme celle de ses voisins !

  • Née dans le sud, vivant dans le sud , je reconnais tous les codes parfumés et visuels de chez moi, votre Graziella est bien mâture,elle semble avoir déjà vécu mille vies, j'aime bien votre côté poétique

    · Il y a presque 11 ans ·
    Septembre2010 039 300

    marishla

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