Souvenir illusoire

bilbul

Deux ans que nous étions mariés. Ce 31 octobre représentait pour moi l’apogée d’une relation pérenne et passionnelle. J’avais scrupuleusement organisé cet évènement et je désirais dévoiler d’une façon presque solennelle l’amour inconditionnel que j’éprouvais pour cette femme : un repas bucolique dans un magnifique restaurant suivi d’une nuit agité dans un splendide palace auraient dû sceller notre amour et ainsi impulser un désir de paternité rejeté jusqu’ici en raison d’une hantise viscérale.   

Je l’attendais : infirmière, elle avait des horaires peu flexibles et devait assurer la garde jusqu’à tard dans l’après-midi.  C’était une femme extrêmement préoccupée par un travail envahissant. Mais notre vie privée n’était absolument pas entravée par cela, nous nous aimions et nul ne pouvait nous arrêter.  Je la vis arriver : elle semblait extenuée. Un sourire aux lèvres montrait une grande satisfaction de me voir : elle me contempla durant de longues secondes et m’embrassa furtivement. Je lui annonçai mon programme du soir de façon presque infantile : elle acquiesça discrètement et alla rapidement se préparer. Quelques minutes plus tard, nous étions sortis.

Habitant dans un quartier très dynamique et dense, j’aperçus rapidement une curieuse cohue d’enfants déguisés très agités. Et effectivement, j’avais totalement oublié cette fête commerciale et obsolète qui  m’exaspère à un point inimaginable. Etant un homme cartésien et chauvin, je refusais l’abaissement de notre nation à cette célébration arriérée.  Alors que mon esprit cogitait sur le pourquoi d’Halloween et que j’enlaçais amoureusement ma femme pour me diriger vers le restaurant, un jeune garçon d’une dizaine d’année courut et  s’immobilisa devant moi avant de me scruter. Son visage était d’un grisâtre étonnant :

« Monsieur, des bonbons ou un mauvais sort, des bonbons ou un mauvais sort ! »

Je lui ai répliqué que nous allions au restaurant et que je n’avais pas de bonbons sur moi avec un air décontenancé hypocrite. Ma femme s’excusa et lui donna une petite tape affectueuse sur le dos. Nous continuâmes donc à marcher tranquillement vers le restaurant. Le petit groupe d’enfant nous observa durant un petit bout de temps en criant : « Des bonbons ou un mauvais sort, des bonbons ou un mauvais sort ». Rapidement, les cris s’estompaient et nous arrivâmes devant le restaurant. Le directeur était devant la porte, comme s'il nous attendait. Mais c’était ce que je voulais, j’avais prévenu que je venais pour un évènement peu commun et que le service devait être irréprochable. L’Homme salua brièvement ma femme avant de me serrer la main avec vivacité. La table qui nous avait été réservé était magnifique : la nappe verte était parsemée de petites tulipes rosâtres : c’était l’ambiance romantique champêtre que je recherchais. Tout était parfait.

Un serveur nous proposa immédiatement son meilleur vin rouge. Ma femme fit un signe de tête en guise d’acceptation. Grand amateur de vins, c’était à moi de le gouter.  C’était un vin que je ne connaissais pas, sa couleur était très foncée et on pouvait apercevoir des reflets obscurs. Son odeur n’était pas déplaisante et on pouvait distinguer un discret arôme réglisse. Je posai mes lèvres contre ce magnifique verre avant d’ingurgiter le breuvage.

« Il est excellent votre vin, excellent. J’ai rarement dégusté un vin aussi bon. Servez un verre à ma femme

-Avec plaisir »répliqua-t-il d’un air satisfait.

Il servit un verre à ma femme. Celle-ci, sans doute pressée, remercia le serveur avant de se lever pour aller aux toilettes.

Obsédé par ce vin incroyable, je le contemplai d’un air abruti. J’inspectai les moindres reflets du liquide. C’est alors que les formes prirent une autre dimension... Je levai ma tête et explorai tout ce qui se passait autour de moi : un homme à une table voisine agitait son index de façon cyclique, un autre secouait la tête de façon frénétique. Puis les sons se transformèrent en un brouhaha insupportable : les gens autour de moi s’exclamaient de manière incompréhensible en créant une synergie insoutenable. Ce brouhaha s’intensifia : j’entendais maintenant le son d’une glotte qui avale un liquide en continu. Le bruit ne s’arrêtait plus. Mon corps se mit à trembler, mes mains vibraient fiévreusement. Je devais trouver une solution. Ma femme n’était toujours pas revenue, je l’attendais comme un cancéreux attendait la mort. Mon corps était engourdi, il était maintenant impossible pour moi de bouger. Le serveur revint vers moi. Son visage avait sensiblement changé : le blond de ses cheveux s’assombrissait tous les millionièmes de secondes, son front était couvert de rides, sa couleur de peau était maintenant grisâtre.  Il toucha  délicatement mon visage : ses mains étaient longues et ses ongles crochus. Je ne déchiffrai plus la situation. Il approcha sa bouche de mon oreille et me murmura :

« Des bonbons ou un mauvais sort, des bonbons ou un mauvais sort... »

Sa voix était abominable. Les poils de mon corps se hérissèrent et je criai dans tout le restaurant. J’attendais surement une réaction des clients. Je n’avais plus de force : ce cri, c’était un cri de désarroi, je n’avais aucune solution, mon esprit était totalement métamorphosé. Je n’ai cependant pas renoncé à lever ma tête. Tout le monde me regardait maintenant : les figures des individus avaient changé. Leur visage cendré montrait la haine qu’il éprouvait envers moi : ils se levèrent chacun leur tour pour venir me rejoindre autour de la table. La peur était telle que je ne pouvais plus rien faire. J’étais impuissant. Ma chair était maintenant livide. Mon âme était comme disloquée. Un attroupement se créa autour de moi. L’un des individus s’exprima :

"Aucun humain n'a déjà éprouvé la souffrance que celle que tu vas subir"

Je vis alors un homme sortir des toilettes attraper ma femme par les cheveux, la trainant sur deux ou trois mètres, avant de me montrer son visage ensanglanté. Je ne pouvais pas la regarder. La douleur était trop forte. Des cris de sa bouche s’échappaient mais je ne pouvais rien entendre. Elle était faible et j’étais impuissant.  Etrangement, elle souriait, ses yeux étaient toujours aussi verdoyants, elle me fixait amoureusement. Le directeur du restaurant s’approcha d’elle, je pouvais sentir la haine sur son visage, sa peau était sombre et son sourire angoissant :

« Nous allons tuer ta femme, tu ne la verras plus jamais, oublie là et quitte ce restaurant »

Mes difficultés à voir et à entendre s’atténuaient, j’étais maintenant maitre de mon corps. Je ne croyais plus ce que j’entendais, j’étais comme dans un cauchemar. La peur et la douleur avaient atteint un tel point que je ne pouvais plus y croire. Mon esprit n’était peut-être pas assez aiguisé et préparé à ce genre d’évènement.

Brusquement, j’assenai d’un énorme coup de poing le directeur, attrapai vélocement ma femme sur mon épaule et courrai vers la sortie du restaurant à travers les monstres qui m’entouraient. J’ouvris la porte brutalement et sortis en courant en me dirigeant vers le poste de police qui se trouvait à une centaine de mètres.

Un souffle glacial me gifla mais je continuai à courir de peur que l’on me suive. Le paysage était terrorisant, je ne reconnaissais plus la ville : les maisons s’étaient assombris, les lampadaires grésillaient. La population semblait avoir disparu : il n’y avait aucune lumière dans les maisons, c’était une ambiance d’après-guerre. On pouvait apercevoir des corps sur le trottoir : certains convulsaient encore. Je ne pouvais m’arrêter, je sentais les caresses de détresse de ma femme sur mon dos. Il fallait que j’y arrive, que j’arrive à atteindre ce poste de police. Je serai en sécurité là-bas. Les pompiers seront appelés, ma femme soignée et les coupables emprisonnés. Mon esprit d’une rationalité exaspérante  semblait avoir repris les dessus. J’arrivai devant le poste de police : il était éclairé, des gens semblaient discuter à l’intérieur. Je m’empressai de rentrer lorsque j’entendis un bruit assourdissant : je lâchai ma femme. Derrière moi, une marée humaine. Une batte de baseball trônait près du corps inconscient de ma femme. Le coup a été fatal : son crâne était découpé en deux et l’on pouvait abhorrer des morceaux de son cerveau autour d’elle. Mes yeux se fermèrent...

Mes yeux se rouvrirent, j’étais dans mon lit. Ma peau était brulante, mes cheveux ébouriffés, mon costume et ma cravate souillés. Je tournai ma tête vers la gauche : ma femme n’était pas là. Je me levai en sursautant, tout en repensant à ce que je venais d’endurer. Mon appartement était étrangement vide : les cadres de photos de ma femme avaient disparu, les tableaux de ma femme avaient disparu. J’ouvris un placard : les habits de ma femme avaient disparu. Je parcourais la demeure de fond en comble et rien n’indiquait la présence d’une femme. J’allumai mon téléphone, son numéro avait disparu, les numéros de ses parents également.  A l’extérieur, la vie semblait avoir repris son cours. Le gosse d’hier était là :

« Dis-moi petit, on s’est vu hier ?

-Oui Monsieur, je vous ai demandé des bonbons et vous m’avez dit que vous n’en aviez pas

- Et, je faisais quoi ?

- Vous m’avez dit que vous alliez au restaurant monsieur

- Et j’étais avec qui ?

-Tout seul monsieur »

Le son de sa voix me foudroya ! Je me dirigeai vers le restaurant d’hier d’un pas pressé. Le directeur du restaurant était là, devant le restaurant.  Une fois de plus, j’avais l’impression qu’il m’attendait. Il me regarda et me dit :

« Je le savais que vous alliez revenir, vous êtes un honnête homme !

-Dites-moi ce qui s’est passé hier, par pitié...

-Vous vous moquez de moi ?

-Non Monsieur, j’ai des troubles de la mémoire et je n’arrive pas très bien à me remémorer mes soirées.

- Ecoutez Monsieur, vous avez mangé dans notre restaurant et vous êtes parti comme un voleur avant le dessert. Vous ne m’avez pas payé. D’ailleurs une plainte a été déposée contre vous ce matin. C’est surement l’alcool qui vous a rendu un peu cinglé. Vous avez bu deux bouteilles de notre vin et vous étiez seul ! D’ailleurs vous m’avez indiqué de commander 30 bouteilles de ce vin avant de partir lâchement » rajouta-t-il avec un sourire narquois.

Mes yeux se plissèrent, ma mâchoire se contracta. Torturé moralement, plus jamais un sourire s’échappa de ma bouche. Un supplice infini m’attend à la recherche de l’inexistant...

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