Sur la paille
slurp
- Et alors la fille, elle a poussé un hurlement horrible tu vois, et juste après, bam le coup de couteau et splash le sang ! Je veux dire, j’avais beau m’y attendre, j’ai super flippé tu vois ! J’te jure, quand je suis rentrée chez moi après, je faisais pas la maligne, ah ça non ! Franchement « Un tueur à la Fac III », c’était vraiment un super film, tu devrais aller le voir !
Mélissa a beau mettre de l’enthousiasme dans ses propos, elle n’arrivera pas à me convaincre.
- Et je suppose qu’à la fin tu apprends que le tueur c’était un ancien élève qui voulait se venger d’une fille qui voulait pas sortir avec lui quand il avait vingt ans ? je réplique.
- Mince, tu l’as vu en fait ?
Ma jolie collègue me fixe, les yeux écarquillés devant ma capacité à deviner le contenu de scénarios éculés uniquement grâce au titre de l’oeuvre.
Je n’ai pas trop de mérite : cela fait dix ans que « je suis dans le ciné », comme je me plais à le dire quand on me demande ce que je fais dans la vie. Inévitablement, mon interlocuteur change alors de ton, une lueur d’admiration teinte son regard. Puis disparaît quand j’annonce que je sers le pop corn et déchire les tickets à l’entrée.
- Un grand pop corn, s’il vous plaît, demande-t-on derrière moi.
- Quatre euros je vous prie, je réponds machinalement en tendant un cornet dont la saveur cartonnée du contenu doit être similaire à celle du contenant.
- Vous avez la peau douce… me lance le client qui effleure délicatement ma main alors que je lui rends la monnaie.
Intriguée, je lève les yeux et consent à prêter attention à celui qui me fait visiblement la cour. «Vous avez la peau douce », ça change agréablement du « franchement vous êtes aussi craquante que votre pop corn !» et autre « Dîtes, vous êtes tellement belle que j’ai cru que c’était vous l’actrice du film !»
Il est indubitablement beau. Un teint pâle, mais un air de doux rêveur avec des traits bien dessinés et un sourire enjôleur, limite carnassier. Et surtout, il est élégant : avec son long manteau noir, sa chemise blanche et sa veste grise parfaitement accordées, on dirait qu’il sort pour aller au bal.
Vous allez voir quel film ? Je lui demande de façon neutre, mais en lui rendant son sourire.
- « Le mystère du Redonan », j’aime bien l’acteur. Vous l’avez vu ?
- Non. Revenez donc me voir après la séance pour me dire ce que vous en avez pensé !
- Je n’y manquerai pas, me répond-il en se fendant d’un clin d’œil discret avant de se diriger vers la salle.
- Et ben dis-donc Alizée, si ça c’est pas de la drague… me lance Mélissa d’un ton taquin.
Je rougis comme une collégienne et m’empresse de servir le client suivant pour ne pas avoir à me défendre. Oui, c’est de la drague éhontée, mais si ça peu me permettre d’oublier un peu Sylvain… On a rompu il y a deux semaines, et lui ne s’en remet pas. Chaque soir mon répondeur me délivre un message mi-suppliant mi-menaçant où il me demande de le rappeler. Il en est hors de question. Telle une projection cinématographique, notre histoire de deux ans était arrivée à son terme. Pourquoi s’attarder une fois la magie évaporée et les lumières rallumées ? Hormis déplorer les cornets vides jonchant tristement les allées, cela ne présente pas grand intérêt.
Deux heures plus tard, l’homme qui m’a abordé est là, fidèle au poste.
- Je regrette de vous avoir parlé, me déclare-t-il. Vous m’avez tellement charmé que je n’ai cessé de penser à vous durant toute la séance, et résultat je n’ai rien compris au film.
- Mince alors, comment me faire pardonner ? réponds-je, en singeant une mine désolée.
- Pourquoi pas en acceptant d’aller boire un verre ?
Il serait malvenu de l’éconduire. Il est beau, drôle et bien habillé. Manque plus qu’il ait un loft sur la grande avenue et c’est le jackpot, ou la comédie romantique basique, c’est selon.
- Il se trouve que je termine d’ici dix minutes, vous saurez patienter ?
- Pour vous je sais tout faire. Je vous attends à l’entrée.
Etriqué au possible, le vestiaire des employés ne ressemble pas au dressing des new-yorkaises qu’on voit au cinéma, mais je tente de m’y faire la plus belle possible face au petit miroir accroché au mur. J’y saisis le reflet d’une jolie brune de vingt quatre ans, aux joues rosées gâchées par un nez un peu trop pointu, mais qui n’a semble-t-il pas fait fuir mon prétendant. L’esprit ailleurs, je pousse la porte et m’élance dans le hall d’entrée. C’est alors que je l’aperçois.
La vision de Sylvain piétinant dans le hall me fait redescendre aussitôt sur terre. Il ne pouvait pas plus mal tomber. Pendant un instant je prie pour que la présence de mon ex s’explique uniquement par une envie soudaine de voir un bon film. Mais vu la façon dont il se précipite vers moi, je sens que mes espoirs vont être vite déçus. Pas là, pas maintenant. Il faut que je m’en débarrasse au plus vite. Les ex qui s’accrochent, cela rebute les hommes bien plus que les nez disgracieux.
- Sylvain, que fais-tu là ? Je t’ai pourtant interdit de venir me voir sur mon lieu de travail !
- Mais là tu as fini ton travail, non ? Je t’en prie, donne moi une seconde chance ! J’ai changé tu sais, j’ai…
Et voilà qu’il s’agrippe à la manche de mon manteau comme un mioche réclamant sa maman. Il faut que je m’en débarrasse, mais comment ? Déjà les gens se retournent et nous jettent des regards indiscrets. Une voix retentit alors à mes côtés.
- Vous êtes un ami d’Alizée ?
L’homme qui m’a abordé se tient devant Sylvain et moi, l’air amusé, comme si cela était le plus naturel du monde. Je souhaite disparaître sur l’instant et ne plus jamais revenir.
- Enchanté, je m’appelle Charles, continue l’homme dont je viens d’apprendre le prénom. Je suis son petit ami. Et vous, vous êtes… ? sans se départir de son large sourire.
Stupéfait, Sylvain a lâché la manche de mon manteau. Sa main retombe mollement et stupéfait, Sylvain fixe Charles la bouche grande ouverte.
- Je, je… bredouille-t-il, décontenancé.
- Jeje ? C’est un joli prénom ma foi. Et bien, cher Jeje, enchaîne-t-il en me prenant le bras, et en m’attirant vers lui, il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter une bonne soirée. Au plaisir !
Sur ces mots, mon petit ami autoproclamé m’entraîne vers la sortie, laissant là le pauvre Sylvain interdit. Sur le parking, j’éclate alors d’un rire que je veux charmeur.
- Mais comment savez-vous mon prénom, monsieur Charles ?
- Il était inscrit sur votre badge lorsque vous m’avez servi le pop corn. J’ai aussitôt fait le rapprochement. Finement déduit n‘est-ce pas ? Et si on se tutoyait ?
Je poursuis mes gloussements alors que Charles s’arrête devant une Golf rutilante. Il pousse la perfection au point de m’ouvrir la portière passager. L’incident de Sylvain est vite oublié.
Nous quittons la zone d’activité pour nous diriger vers les beaux quartiers. Les façades délicates d’immeubles bourgeois, toutes ornées de balcons et de motifs défilent devant nous au fur et à mesure que nous remontons le grand boulevard. Une musique classique s’échappe de l’autoradio, je n’ai même pas à faire la conversation : Charles s’en occupe en me contant avec humour ce qu’il a compris du film « Le mystère du Redonan ». C’eut été faux de dire qu’il est charmant : il est le charme incarné.
La voiture s’arrête devant un portail massif. L’un de ces imposants ouvrages de fer forgé qui lorsque l’on passe devant, sont la cible de spéculation sur ce qu’ils peuvent bien renfermer. Le portail s’ouvre et les phares éclairent un sentier parsemé de petits graviers bordé de pelouse. Nous descendons et nous engageons sur l’allée. Au bout se dresse une grande maison remarquablement bien conservée qui doit dater du siècle dernier. Toutes les fenêtres sont éteintes.
- Tu habites seul ?
- Il ne tient qu’à toi de remédier à cela, me susurre Charles à l’oreille en sortant une paire de clefs de son manteau avant d’ouvrir la porte.
Je suis accueilli dès l’entrée par un petit teckel qui me fixe bouche ouverte. Désireuse de montrer que je n’ai rien contre les animaux, je me mets à genoux et lui tend la main. Celui-ci reste immobile.
- Ne te fatigue pas, Kiki ne répondra pas à tes appels.
- Ah bon il est asocial ?
- Non, juste empaillé réplique Charles d’un grand éclat de rire en accrochant son manteau à ce qui semble être une paire de cornes de gazelles clouée au mur.
Foudroyant du regard les yeux vitreux de Kiki qui semble me narguer, je me mords les lèvres, honteuse de ma bêtise.
- Je suppose que tu dois me trouver stupide…
- Pas du tout, c’est le plus beau compliment que l’on ne m’ait jamais fait ! Lorsque je l’ai empaillé, je me suis efforcé de le rendre plus vraie que nature. Tu viens dans le salon ?
Le salon est décoré dans un ton baroque. Je prends place dans un fauteuil au bras formant des arabesques et foule de mes chaussures le tapis rouge bordeaux. Le temps que Charles fouille dans une armoire en quête de verres, j’ai tout le temps d’admirer un charmant comité d’accueil : un écureuil dégustant un gland pour l’éternité, un héron qui s’apprête à prendre son envol et une autruche à la posture vigilante me scrutent.
- Et donc dans la vie tu es taxidermiste ?
- Comptable. La taxidermie c’est juste un passe-temps. Je plume mes clients, et j’empaille des animaux le week-end. Tiens, ceci devrait te plaire, enfin j’espère, c’est un cocktail de ma composition, me décrète Charles en me tendant tout sourire un verre rempli d’un liquide qui s’apparente à du whisky.
Il prend place à mes côtés et nous trinquons au septième art et à la douceur de ma peau. Le mélange a une saveur légèrement désagréable : on dirait un thé à la menthe qu’on aurait laissé fermenter pendant trop longtemps. Charles me fixe d’un air inquiet.
- Tu n’aimes pas ?
- Si, si au contraire, c’est juste… surprenant, je réponds. Et pour joindre le geste à la parole, je vide mon verre d’un trait en priant pour qu’il ne m’en propose pas un deuxième.
Mon hôte semble rassuré et me désigne le mobilier tout autour de moi.
- Je m’excuse si la déco n’est pas à ton goût, je n’ose rien changer tant que ma mère est là.
- Oh, ça donne un charme particulier. Mais tu ne m’avais pas dit que tu habitais seul ?
- C’est un peu plus compliqué. Tu veux la rencontrer ? Elle sera ravie de faire ta connaissance, j’en suis sûr !
Rencontrer la maman me paraît un peu précipité, mais je ne veux pas froisser Charles qui semble très enthousiaste.
- Mais elle n’est pas couchée à cette heure ? Il est bientôt minuit !
- Non, ne t’inquiète pas, elle est dans sa chambre, mais elle veille jusqu’à tard !
Je me lève alors avant de me rattraper au fauteuil. J’ai mes jambes toutes flageolantes et ai la vue légèrement brouillée. Charles se précipite pour me venir en aide. Je m’accroche à son épaule et manque de basculer.
- Alizée, tu vas bien ?
- Oui, oui, je… je me sens juste pas au top tout d’un coup. Ça va aller, je t’assure ! je réponds en affichant un sourire rassurant.
Je suis Charles qui s’engage dans un couloir. La tête me tourne toujours mais je m’efforce de me maintenir droite. Il ne s’agit de ne pas faire mauvais figure devant madame.
Mon hôte toque doucement à une porte avant d’ouvrir et me fait signe d’entrer.
Je pénètre dans une chambre composé d’une armoire et d’un lit. Dedans est allongée une vieille dame en chandail et bonnet de nuit dont le dos est soutenu par des oreillers. Les mains jointes et avec un léger rictus sur le visage, elle regarde droit devant elle sans se soucier de notre arrivée.
- Maman, je te présente Alizée.
- Bonsoir madame, enchantée…
La mère de Charles continue à fixer obstinément l’armoire qui lui fait face. Je remarque alors qu’elle est parfaitement immobile.
Un hurlement de panique me saisit alors, en même temps que mes jambes se dérobent. Je m’étale contre la moquette.
- Oui, je n’en suis pas très satisfait, commente Charles. Elle a un je ne sais quoi qui lui donne un aspect trop rigide. Mais c’était mon premier essai sur être humain. Avec toi je compte atteindre la perfection. En plus tu as la peau douce. Tu préfères être exposée dans ma chambre ou dans le salon ?
Paniquée, je chercher à m’enfuir mais mes jambes refusent de m’obéir et traînent su le sol, inerte. Je tente alors de ramper mais Charles me bloque en posant un pied sur mes omoplates.
- Inutile, ce que je t’ai fait boire va te faire perdre connaissance d’ici quelques instants. Tâche de pas trop t’agiter, je tiens à ce que cela soit propre.
Je me retourne alors et aperçois avec horreur Charles qui sort de sa poche un long couteau. Je pousse un deuxième hurlement aussi strident que désespéré.
Des coups retentissent alors. Un « police, ouvrez ! » se fait entendre. Trop paniquée pour reprendre espoir, je fixe Charles d’un œil interrogateur. Celui-ci glisse à nouveau le couteau dans sa poche et se dirige vers la porte d’entrée.
« Petit contretemps » murmure celui-ci comme pour lui-même en se recoiffant.
Le taré ouvre alors prudemment la porte, mais cette dernière s’ouvre néanmoins à la volée. Charles est bousculé en arrière, se prend les pieds dans Kiki et tombe à la renverse. Surgit Alors Sylvain. Les hommes ont raison de se méfier quand ils courtisent une femme : il n’y a rien de pire que les ex qui s’accrochent.
- Sylvain, attention, je crie, il a un couteau !
Mais déjà le taxidermiste bien qu’à plat-ventre se jette sur Sylvain et tente de lui décocher un coup de canif au niveau de la cheville, mais Sylvain esquive brillamment avant de l’envoyer bouler contre le mur d’un coup de genou.
Sylvain se précipite vers moi et m’aide à me relever. « Ce taré… il m’a drogué… il voulait m’empailler » je maugrée.
- j’étais mort de jalousie alors je t’ai suivie jusqu’ici… j’étais devant le portail quand j’ai entendu tes cris, je me suis alors précipité… m’explique Sylvain en reprenant son souffle. Viens, on se tire.
Dans les bras de mon sauveur, je passe devant Charles qui gît allongé par terre. On dirait qu’il a été assommé.
- Il y a un commissariat à deux rues d’ici, je vais les avertir, tu viens avec moi.
Sylvain m’embarque dans sa voiture et enclenche le contact. Trois minutes plus tard, nous nous retrouvons à l’accueil du commissariat et devant l’agitation de Sylvain, un inspecteur nous installe dans son bureau pour nous entendre.
Je me sens défaillir et pose ma tête sur l’épaule de Sylvain. Juste avant de m’évanouir, je remarque une perruche empaillée posée sur le bureau.