Souvenirs

sophiea

Les gens vous fuient plus parce que vous leur montrez leurs limites que parce qu'ils ne vous aiment pas. Anonyme

- Elle t'a abandonnée ta mère tu sais.

Cette phrase, résonne, raisonne, tourbillonne. Parce qu'après toutes ces années, rien d'aussi juste n'avait jamais été posé. Bien des faits l'attestaient pourtant mais voilà c'est enfin sorti :  notre mère nous a abandonné. Mon frère et moi.                          C'est mon oncle, son frère, qui dit cela lors de nos conversations téléphoniques du jeudi. Il a beaucoup travaillé sur lui, et sur ce qu'il appelle le syndrome abandonnique de la famille. Cette insécurité permanente qui bouffe encore parfois la vie. Et ce besoin de blesser l'autre, pour l'éloigner. Le rejeter avant qu'il ne vous rejette. 

Notre mère n'a pas disparu du jour au lendemain non.  Notre mère était physiquement là mais psychiquement ailleurs. Perdue dans des vapeurs d'alcool et de souvenirs destructeurs. Et, quand elle resurgissait dans le réel, c'était si douloureux pour elle, qu'il fallait que les autres souffrent aussi. Phrase assassine, claque outrageuse. Puis elle s'apaisait et partageait avec nous, son goût des livres, du cinéma, des jeux de lettres et de cartes. Il fallait profiter de ses accalmies. Et serrer les dents quand ses démons ressurgissaient. Elle était si malheureuse. 

Nous avions réussi à avoir une vraie relation d'adulte à adulte lors de ses années sobres. Ces années dorées, je veux m'y accrocher… Parce que, même si nous n'avions pas toujours les mêmes positions, nous avions une sensibilité et une curiosité intellectuelle communes qui nous rapprochaient malgré tout.

Quand elle a replongé, j'ai cru mourir. Je savais au fond de moi que cette fois, elle ne s'en sortirait pas. Parce que son compagnon buvait aussi. Parce qu'elle ne voyait soudain plus la beauté de la vie. Sa curiosité s'était éteinte.

Ma fille ne l'a jamais connu sobre. Mais malgré tout, ma mère avait réussi à la marquer. Parce qu'elle s'était promenée avec elle, avait failli se noyer pour récupérer son ballon au Cap-Ferret, pressait des oranges avec elle le matin et faisait de vraies frites… Elle lui a offert de jolis livres pour enfants et des images Delhaize qu'elle collectionnait, pour elle. Ma fille avait sept ans quand elle est morte. Et quand je suis partie pour récupérer ses affaires, ma fille m'a demandé deux choses : un hippopotame en éponge avec lequel elle dort encore à dix-huit ans et un petit jeu de dames de voyage sur lequel ma mère lui avait appris à jouer…

Onze ans déjà qu'elle n'est plus, emportée par son mal de vivre. Mais au fond, elle ne nous a pas abandonnés elle a juste fait comme elle pouvait et nous a marqués à jamais.

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