Strange Little Kate

Cheveux rouges et silhouette drapée de noir, elle arpente les couloirs avec son classeur sous le bras. Tout le monde sait qui est Kate.  C'est la fille qui donne les cours d'anglais.

Quand il s'assoit pour la première fois face à Kate, il est tout de suite troublé par la profondeur de son regard. Le genre de regard qui vous transperce, yeux brillants cerclés de noir, tachetés de marine et de vert. Ils vous fixent sur votre chaise quand vous êtes face à elle, pendant qu'elle attend que vous répondiez à So what's the news this week ? 

Son accent irlandais à couper au couteau le déstabilise à peine une seconde, et bientôt, c'est comme s'il n'avait entendu parler l'anglais que de cette manière-là, avec cette voix-là, cette voix grave et un peu cassée, une bonne voix d'irish singer.

Dès le premier cours, il apprend qu'elle chante, Kate. Elle joue du piano, écrit et compose, et chante. Il pense à ses cheveux rouges. Il pense à Tori Amos, il sourit. Dans le temps, il a eu une amoureuse qui lui ressemblait. - Why do we crucify ourselves ? Good question. -  Les cours d'anglais deviennent vite une sorte de parenthèse dans son quotidien un peu lassant de cadre moyen. Il se met à attendre le vendredi pour ce petit interlude spécial.

Aujourd'hui, dix heures. Il a rendez-vous avec Kate. Pour deux heures. Salle Madrid. Où va-t-elle l'emmener, encore ? La dernière fois, elle lui a parlé de sa mère, qui est un peu folle,  de son père démissionnaire qui a une nouvelle femme horripilante, et de  ses grands-parents qui élèvent des chiens de race.  

Il sait, ils savent tous les deux, qu'ils ne devraient pas aborder ce genre de choses en cours, mais il lui assure qu'il progresse en l'écoutant. Il lui pose des questions. Souvent, la conversation part d'un sujet anodin, d'un fait divers, d'un point de vue. Et tout à coup, les voilà en train de parler religion, de partager des opinions. Il aime la voir se passionner, il aime la voir rire. Depuis deux ou trois séances, il sait qu'ils ont franchi une petite limite, il lui demande des nouvelles du prochain concert, elle lui parle de son boyfriend, dont il se moque doucement. Il lui apprend quelques expressions en français pour qu'elle déroute ses collocs en soirée. Elle lui apprend des jurons en argot irlandais. Il lui demande de les répéter encore. Elle sourit, elle rit. Il adore voir son visage se renverser en arrière quand elle éclate de rire.

La dernière fois, c'était Halloween. Il dit qu'il hait novembre. Elle répond qu'elle adore le froid et l'hiver. Elle a prévu un déguisement génial pour sa soirée. Il la regarde amusé.

Puis c'est comme si un nuage noir passait sur le visage de Kate. Elle dit qu'elle a une amie qui s'est pendue il y a quelques années. Elle raconte qu'elles étaient quatre copines, depuis le collège, le genre naughty girls à écouter du métal et se saper comme des putes à quatorze ans. Mais quand elle et ses amies se contentaient de jouer les dures, la quatrième a bravé tous les interdits. Elle leur a fait peur. Alors elles l'ont bannie.

Un jour, elle a appris qu'elle s'était pendue. And that was all. Tout à coup, elle se met à rire. L'une d'elles, dit-elle, était un peu stupide, un peu weird, you see ?, elle faisait toujours de drôles de choses. Le jour de l'enterrement de Maureen, elle avait garé sa vieille Mini tellement mal, qu'elle a empêché le corbillard d'accéder à la porte de l'église.  Elle rit franchement, maintenant, en se remémorant la scène. Imagine, lui dit-elle, tous les yeux braqués sur cette dinde, à attendre qu'elle bouge sa voiture. Et elle : « Oh God, oh God oh God… » « Move your fucking car. » Il rit avec elle. Il lui dit que quand elle raconte ses histoires, il voit les images et c'est comme un film. Elle le fascine. Il plonge avec elle. Deux heures chaque vendredi.

Ce matin-là, elle a l'air triste. Il n'a pas vraiment envie de parler, lui non plus. Elle finit par lui raconter quelque chose qui la tracasse. Il sent qu'elle va se mettre à pleurer, il sent monter les larmes le long de sa gorge, il sent, il voudrait lui tendre quelque chose pour qu'elle puisse se couvrir, lui cacher ce qu'elle voudrait cacher. Elle se confond en I'm so sorry. Il pose sa main sur la sienne et c'est pire, elle a un brusque mouvement de recul.

Elle lui dit juste que c'est sa faute aussi, qu'il y a quelque chose avec lui, qui fait qu'elle se met toujours à lui raconter des secrets. Ils sourient. Il a envie de la prendre dans ses bras. Il voudrait reculer les heures aussi, et annuler ce qui vient d'arriver.  Parce qu'il connaît Kate maintenant. La paradoxale pudeur sauvage de Kate.

Le jeudi suivant, elle lui écrit juste qu'elle ne viendra pas pour son dernier cours.

Il aura Sebastian, but you'll see, he's a good dude.

Anyway. Il sait qu'il n'ira pas Salle Madrid ce vendredi.