Stray Cat

chevalier-neon

-Et qu'est-ce que tu fais dans la vie ?


Il était assis sur le lit, en tailleur, et il posait ses mains sur ses charmants petits pieds incroyablement fins, pour ceux d'un homme. Il a penché la tête de côté et m'a dévisagé avec de grands yeux candides qui m'ont fait fondre. Bien sûr, je suis resté de marbre. Je l'ai scruté en retour avant de détourner le regard, embarrassé, parce qu'avec ses jambes écartées, j'entrapercevais le tissu blanc de son caleçon sous sa chemise de nuit tellement grande qu'elle le rendait encore plus frêle.
-Eh bien, tu vois je ne suis plus rien moi. Dans la vie, je ne suis plus rien.

Ô combien était-ce paradoxal. En proférant des paroles qui me tranchèrent le cœur, il souriait radieusement comme si à cette simple pensée, il était empli de bonheur.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Ben, depuis que tu m'as adopté, je ne suis plus rien. Dis, est-ce que tu peux me faire un bisou ?

Il a baissé le crâne, me présentant ses longs cheveux noirs et raides totalement désordonnés. Pendants autour de son visage, on aurait dit une explosion d'encre. Avec un soupir, réprimant la tendresse qui m'envahissait, je me suis approché de lui et ai déposé mes lèvres contre son crâne.
Un "bisou de chat", comme il l'appelait.

-Avant que je ne t'adopte, dis-je en caressant ses joues tandis qu'il levait vers moi ses grands yeux bleus brillants, qu'étais-tu, alors ?
Il a froncé le bout du nez comme si quelque chose le chatouillait, et a semblé réfléchir un moment, un peu perdu. Ses lèvres étaient entrouvertes, laissant apparaître deux jolies perles de quenottes blanches, et ses yeux fixaient un point vague. Une torpeur totale de laquelle il est subitement sorti.
-Ben, je passais mon temps à me promener dans les rues, en attendant. Il y a des jours où il y en avait beaucoup, d'autres moins, mais je ne me souviens pas m'être déjà ennuyé. C'était assez rigolo, comme vie. Mais je suis content d'être avec toi, pour le reste, ce n'est pas grave, dit-il de sa voix grave qui contrastait avec son aspect de jeune adolescent.
Il secoua vivement la tête comme pour soutenir ses propos.

-Des jours où il y en avait beaucoup, d'autres non… De quoi est-ce que tu parles ?
-Des clients.

Il avait l'air le plus détaché du monde, et détaché, il l'était vraiment, car alors qu'il disait ça un papillon entra par la fenêtre et lui se mit à quatre pattes sur le lit pour tenter de l'attraper en levant sa patte.
-Je vois, dis-je.
Mais je ne voyais rien du tout, ou plutôt je ne voulais pas voir.
Je l'ai observé, silencieux, lui qui continuait à jouer avec le papillon, en venant même à se mettre debout sur le lit et sautiller pour le saisir sans y parvenir. Bien sûr, il ne voulait pas l'attraper réellement. Il cherchait juste à jouer avec lui, s'amusant à le faire voleter de part et d'autre.
Comme il a senti que je le fixais ardemment, il s'est laissé tomber sur le lit, toujours en tailleur, et s'est mis à se balancer d'avant en arrière. Berceuse corporelle.
-Tu ne me feras plus de bisous, dis ? fit-il d'un ton implorant et coupable qui aurait fait fondre le plus insensible des cœurs.
-Pourquoi cela ? m'étonnai-je en sortant de mes réflexions troublées.

Il m'a considéré un moment, songeur. Il paraissait vouloir le cacher mais sa frimousse recelait une profonde tristesse mêlée d'une crainte. La crainte peut-être que je ne l'abandonne comme je l'avais trouvé : dans les ordures.
-Si c'est vrai que tu m'en feras d'autres, alors fais-moi un bisou de chat.

Je me suis demandé s'il était bon que j'obéisse. Mais évidemment, je n'ai pas pu résister devant cet air si innocent et blessé. Avec une pointe au cœur, je me suis approché comme il baissait à nouveau la tête et j'embrassai le haut de son front. Alors que j'allais me retirer, il a entouré mes poignets de ses mains graciles sans relever le visage. Je me suis immobilisé, saisi.
-Je ne savais pas quoi faire, tu sais.
J'ai entendu au son de sa voix qu'il se retenait de pleurer. Je suis demeuré interdit comme un imbécile, plutôt que de le prendre dans mes bras et le consoler de ce chagrin dont je ne savais rien.

-Avant, je n'étais pas comme ça. Tu sais, avant je me disais qu'il n'y avait aucune raison pour moi de le faire. C'est vrai, dis, après tout, pourquoi aurais-je dû faire ça ? Je n'en comprenais pas l'utilité, parce qu'il est à moi et rien qu'à moi, tu comprends, alors je me disais : "pourquoi devrais-je le donner, ou même le prêter ? Ce corps n'appartient qu'à moi, et il revient à moi seul de le toucher et le manipuler". Je ne comprenais pas pourquoi je devais le donner à quelqu'un… Contre de l'amour ou de l'argent, quelle importance ? Un corps est un corps. L'on vit avec jusqu'à la mort alors il ne faut jamais rien faire pour le malmener. Donner son corps, c'est prendre le risque de le regretter toute sa vie. C'est comme quand on frappe quelqu'un, tu sais. On aura beau le regretter, se repentir, on ne pourra pas retourner en arrière, et la salissure demeurera à jamais. Quel plaisir pouvait-il y avoir à cela ? Je me le demandais. À supposer que quelqu'un m'ait aimé un jour, alors, je n'aurais pas eu plus de raison de lui donner mon corps. S'il m'aime, il ne devrait pas avoir besoin de ça, pas vrai ? Parce que n'être capable d'aimer quelqu'un que sous la condition de pouvoir profiter de son corps… C'est comme n'aimer qu'un papier cadeau sans même prêter attention à ce qui se trouve à l'intérieur. C'est comme ne vouloir voir que la gangue sans considérer la matière qu'elle protège. Le corps, ce n'est que la gangue de l'âme, le papier cadeau qui la recouvre.
Alors pourquoi je devais la donner ? Non, vraiment, je ne comprenais pas. Un corps, ce n'est que superficiel, et pourtant il est ce qui nous contient et nous protège, et parce que c'est le cas, comme il protège et dissimule l'âme en moi, je ne voulais jamais prendre le risque de l'abîmer en le confiant à des mains peu soigneuses. Si l'on devait pénétrer mon corps et par-là même entamer ce qu'il renferme pour m'abandonner ensuite… Tu vois, j'avais peur de ça. Je ne voulais pas que l'on me veuille de cette manière.

Je n'ai pas su quoi répondre. Alors même qu'il laissait silencieusement couler toutes les larmes de son corps sans jamais lever la tête, je ne trouvais rien à dire pour le consoler.
Oh, j'avais tant envie de le toucher, l'étreindre, le caresser, l'embrasser, mais avec ce qu'il venait de dire, il aurait été cruel et indécent que je n'agisse pareillement. Il n'attendait que du réconfort verbal, je le savais, et pourtant j'étais foncièrement impuissant.


Ses mains tremblaient tellement qu'il a lâché mes poignets. Ses si frêles épaules secouées d'irrépressibles sanglots me trouaient le cœur. Que dire ? Que faire ?
Il semblait attendre que je fasse quelque chose, mais quoi ? Peut-être qu'il me fallait tout simplement partir, que ma présence accroissait son mal-être. J'ai fini par me résigner et, la boule au ventre, ai tourné les talons.
-Mais je n'avais pas le droit de penser comme ça, pas vrai ?
Comme je m'étais retourné sans répondre, il a levé vers moi son visage noyé de larmes et décomposé par le chagrin. Ses grands yeux scintillants m'imploraient. Ses yeux, le ciel bleu qui pleut.
-…Pas vrai ? a-t-il répété de sa voix étranglée.
Et j'ai compris que cette question lui tenait vraiment à cœur. Comme si la réponse que j'allais donner pouvait être décisive. Je me suis approché, contrit.
-Je ne pense pas que ce soit vrai, dis-je en réprimant ma peur de l'enfoncer encore plus dans sa détresse. Si c'étaient là tes pensées et ton ressenti alors…tu avais le droit de vouloir vivre de cette manière.

Je me suis assis à ses côtés. Il a replié ses fines jambes longues et blanches contre sa poitrine comme pour se protéger d'un éventuel danger, mais en même temps il dirigeait sur moi un regard qui laissait transparaître de la reconnaissance.
Je devais paraître pitoyable et penaud, mais lorsque je lui ai adressé un sourire, il a semblé soulagé. Il s'est laissé glisser contre moi qui l'ai accueilli dans mes bras. Il avait posé ses petites mains de chat contre ma poitrine, appuyant sa joue sur elle. Ses jambes à demi nues étaient repliées sur le lit.

-J'étais persuadé d'avoir tort de penser comme ça. Tu ne crois pas, dis ? Je n'avais pas le droit d'être si égoïste. Avec cette manière de penser, je condamnais mon corps à devenir inaccessible, sans jamais autoriser quiconque à en profiter. Mais je n'avais pas le droit de faire ça. Moi qui n'ai pas de valeur, je n'avais pas le droit d'interdire les autres à faire ce qu'ils voulaient de mon corps.  Parce que je ne servais à rien, que pouvais-je offrir en échange ? Après tout, mon corps, c'est tout ce que j'avais. C'était la seule chose qui pouvait apporter un peu de plaisir aux autres qui méritaient bien mieux que moi. Je ne pouvais pas me le garder égoïstement. Tu comprends, il fallait que je serve au moins à quelque chose, même infime, dans ce monde. Sinon je n'aurais plus que mérité de mourir. Donner mon corps, c'était tout ce que je pouvais faire et tout ce qui pouvait me donner le droit de vivre en échange. Alors, j'ai surmonté ma peur et cet odieux égoïsme, et ai attendu que les clients viennent… Ils ont été beaucoup plus nombreux que je ne le pensais. Maintenant, je me dis…c'est peut-être vraiment bien que je l'aie fait. Grâce à ça, beaucoup de personnes ont pu profiter et se satisfaire de ce que j'avais à leur donner.
-Alors, tu ne voulais plus que ton corps t'appartienne ?
Il est demeuré silencieux un moment. Un long moment, si bien que j'ai fini par croire qu'il s'était assoupi. Mais alors que j'allais l'allonger délicatement sur le lit, il a légèrement levé la tête vers moi.
-Je voulais qu'il appartienne aux autres. Il est une gangue, c'est vrai, mais une gangue qui ne renferme rien de précieux. Ce n'était pas grave si l'on transperçait cette gangue et en abîmait le contenu. Le contenu n'a pas de valeur. Alors quelle raison véritable y avait-il à ce que je ne le donne pas ?
-Parce qu'il est à toi, dis-je tout simplement. Ce corps est celui avec lequel tu es né, as vécu et vivras. Il est unique en ce monde et toi seul le détiens. Ce corps renferme ta propre vie et n'appartient à personne d'autre. Voilà pourquoi… tu ne dois pas le confier à n'importe qui. Cette vie qu'il renferme est unique et n'existera pas deux fois. Il faut la préserver, et par-là même commencer à préserver ce qui la renferme. Parce que tu penses que ce qui se trouve à l'intérieur n'a pas de valeur ? Ce n'est pas vrai, dis. Tu te penses égoïste, mais ce sont tous ces gens qui ont pensé pouvoir obtenir ton corps par de l'argent qui le sont. Comment peut-on comparer la valeur infinie d'un corps à une somme limitée ? Tu n'as fait ça que par crainte d'être rejeté, de ne pas mériter de vivre. Eux l'ont fait par avidité, désir de pouvoir. Tu l'as fait parce que tu pensais que les autres le méritaient, eux l'ont fait parce qu'ils ont déconsidéré ta valeur, la valeur intrinsèque à tout être humain et qui ne peut se mesurer à de l'argent matérialiste. Ne dis pas que tu n'as pas de valeur, c'est faux. Tant que tu seras en vie, tu en auras une. Une valeur immense que rien ne pourra acheter, ni louer. Ils l'ont fait sans amour. Toi, tu as surmonté ta peur parce que  ton amour pour les autres était si grand que tu voulais leur servir à ton propre détriment. Mais eux ne pouvaient pas comprendre ce que tu ressentais. Parce qu'ils t'ont acheté, ils ne t'ont vu que comme un objet. Dis, tu sais, il n'y a que les objets qu'on achète mais toi, tu es un être humain, même si tu aimes les "bisous de chat". Si tu n'avais pas de valeur, tu sais, je ne t'aurais jamais adopté. Si tu n'étais pas un être humain dans le droit naturel de te préserver, je ne te tiendrais pas dans mes bras comme ça. Je ne te serrerais pas comme si tu étais ma propre vie. Alors, tu n'avais vraiment pas tort de penser comme ça. Tu n'appartiendras toujours qu'à toi-même, parce que c'est le lot de chaque être humain pour qu'il puisse vivre heureux.

Il n'a pas répondu. Il s'est juste laissé bercer par mes bras, les yeux vitreux, et j'ai attendu, patiemment, tendrement, jusqu'à ce qu'il ne s'endorme enfin.

J'ai poussé un gémissement ensommeillé. Je me suis retourné, pelotonné sous les draps. Ma conscience était engourdie, et je replongeais dans mes rêves quand quelque chose m'en fit extraire. D'abord à contrecoeur, puis de bonne grâce j'ai fini par ouvrir les yeux.
Mon "petit protégé" -qui était en fait plus grand que moi- me faisait face, à quatre pattes au-dessus de moi. Il écarquillait de grands yeux tendres et espiègles.
-Fais-moi un bisou de chat.
J'ai soupiré, ai souri, puis ai lentement relevé mon buste pour venir poser mes lèvres contre son crâne qu'il me présentait. Mais au moment où j'allais déposer mon baiser, il a vivement redressé la tête et mes lèvres ont atterri sur les siennes.

Elles étaient tendres, roses, douces, humides et légèrement sucrées.

-Est-ce que l'on peut appeler cela un "bisou de chat" ? ai-je maugréé après avoir mis fin à cet échange doux et pudique.
Il a continué à me regarder sans bouger d'un pouce, me recouvrant toujours à quatre pattes.
-Il arrive que les chats taquinent leur maître et passent un coup de langue sur leur bouche.

Je l'ai fixé, abasourdi. Lui demeurait impassible, conservant toujours cette adorable frimousse candide.
-Mais, tu n'es pas un chat, dis-je d'un ton qui ne parvenait pas à être coléreux.


Il a semblé méditer un moment sur cette phrase, ce qui lui donnait un air un peu niais qui ne le rendait que plus adorable. Puis, il a fini par baisser la tête, et d'une voix timide a déclaré:
-Il arrive que les êtres humains taquinent la personne qu'ils aiment et la piègent pour l'embrasser.

L'idiot. Il n'aurait jamais dû dire ça.
Il a poussé un cri de stupeur et sans rien comprendre s'est retrouvé étalé sur le dos tandis que je le couvrais de tout mon long. Puis il a éclaté de rire au moment où je le chatouillais en guise de vengeance, me suppliant, se tortillant.
À la fin, je l'ai fait taire en déposant mon sceau d'amour sur ses lèvres.

(écrit le 27 janvier 2011)

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