Supertramp : au nom de la rose

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Dieu qu’il devait être intéressant de former son groupe à l’aube des années 70. Entre l’exploration de nouveaux horizons musicaux et la brisure des formats standards, les Beatles avaient ouvert tant de brèches, laissé un héritage si conséquent qu’il suffisait de se « servir ». Tout devenait possible. Tout l’était, sans doute, déjà.
C’est probablement ce que pense Richard Davies (orgue, piano, claviers, harmonica, chant), alors en quête d’un groupe, lorsqu’il dépose une annonce, en août 1969, dans les colonnes de l’hebdomadaire Melody Maker. Roger Hodgson (basse, guitare acoustique, flageolet, chant), Richard Palmer (guitare, balalaïka, chant) et plus tard Robert Millar (percussions, harmonica) y répondent. Le groupe est ainsi formé. Dans un premier temps, il opte pour le banal patronyme de Daddy avant d’en changer. Sur les conseils de Richard Palmer, et s’inspirant de l’œuvre du poète gallois William Henry Davies, The autobiography of a super tramp, Daddy devient Supertramp.
Le quatuor passe une bonne partie du premier semestre de l’année 70 à bosser sur son premier album. Fruit du travail de composition de Davies, Hodgson et Palmer, ce premier exercice éponyme sort au mois d’août et autant l’admettre de suite, rien ou si peu ne laisse présager ce que le groupe fera quelques années plus tard. Le Supertramp de la « décennie » dorée (74-82) aura cette qualité enviable par beaucoup: celle d’être identifiable immédiatement. A la première mesure, au premier murmure. Rien de tout cela ici.
Bien sûr, on peut essayer de deviner les Even in the quietest moments ou The meaning à travers les arpèges d’Aubade. De la même manière, on croirait entrapercevoir les prémices de Two of us dans les nappes d’orgue de Maybe I’m a beggar. Mais le fait est que le Supertramp de 1970 accouche d’une galette à part, obscure sinon mélancolique et le petit intermède aux accents country qu’est Home again n’y change rien.
Ce premier album n’est pas un disque facile d’accès (à l’exception de Surely et du cristallin Words unspoken). Un peu comme si le temps et l’oubli volontaire de ses géniteurs avaient enrobé ces quelque quarante-huit minutes de musique d’une épaisse écorce à peine plus attrayante que cette femme à tête de rose (clin d’œil à Dali ?) qui orne la pochette, et tout aussi énigmatique.
Pourtant, derrière l’enveloppe se cache un cœur bon, généreux et fragile. Dès les premières secondes de la ballade acoustique Surely, qui ouvre et clôt l’opus, on est saisi par la richesse des climats distillés par le trio de compositeurs. A ce titre, It’s a long road est sans doute l’un des morceaux qui met le plus en valeur la manière dont se déroulait le travail d’écriture : à Davies les progressions d’accords, à Hodgson le choix des mélodies. Et Palmer de poser des textes sur l’ensemble. La chanson nous ramène, par instants, au I want you des Beatles et nous annonce le Riders on the storm des Doors. Simple coïncidence ? Sans doute, oui, tant l’album semble d’un autre âge.
Vocalement, Roger Hodgson domine l’ensemble du disque. Si sa voix n’a jamais véritablement changé durant sa carrière, quelques trémolos trahissent encore son jeune âge (il n’a alors que 20 ans) comme on peut l’entendre dans son fantastique échange avec Richard Palmer sur Maybe I’m a beggar, somptueuse pièce épique et première d’une série de morceaux où deux voix se donnent la réplique (School, Just a normal day, Gone Hollywood…). Rick Davies, lui, est encore discret. On l’entend sur le solide Nothing to show mais pour l’heure, il se contente de tisser le canevas sur lequel Richard Palmer, instrumentiste concis, vient délivrer des parties de guitare inspirées. Tout en souplesse, la section rythmique donne enfin vie à un ensemble qui oscille entre pop, folk et progressif. Autant de qualités qui se retrouvent sur le colossal Try again, chef d’œuvre digne des deux premiers King Crimson que Palmer partira rejoindre en tant que parolier.
Si vous voulez comprendre le Supertramp pré Crime of the century, prenez un casque et imprégnez vous de ces quelque douze minutes, apprivoisez chacun de ses divers mouvements (le Floyd d'Ummagumma n’est pas si loin) jusqu’au final époustouflant. Tout le reste de l’album semble converger vers ce Try again, comme si ses auteurs avaient voulu préparer l’auditoire. C’est finement pensé et la version longue de Surely, emplie de légèreté, arrive à point nommé pour conclure un album comme le groupe n’en fera plus.
Palmer et Millar quitteront rapidement le navire. Davies et Hodgson continueront de chercher, au travers d’un nouvel effort totalement différent, un succès commercial qui aura fait défaut à Supertramp. C’est profondément injuste mais il est des disques qu’un happy end viendrait ternir. Et celui-ci en est un.

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