Sur la route ensanglantée

Dans la brume matinale, l'inspecteur Bourillon apparut sur la route dans son imperméable beige, tel un fantôme. Derrière lui, un gyrophare lançait une lumière bleue pâle par intermittence, éclairant faiblement les talus de part et d'autre de la D128.

Frank Bourillon, 53 ans, était long de partout : son visage, son tronc, son nez, ses jambes, ses bras - peut-être d'autres éléments de son anatomie, mais cela ne nous regarde pas - semblaient avoir été étirés comme du caoutchouc.

Il s'approcha de la scène de crime. Deux hommes de la police scientifique étaient déjà affairés, penchés sur le cadavre.

“Voilà une journée qui commence bien...”, pensa l'inspecteur.

- Qu'avons-nous, ce matin? demanda-t-il sans même avoir salué ses collègues.

Le plus jeune, un blond de type surfeur, répondit aussitôt, sans lever la tête :

- Salut Frank. Une petit victime, entre 3 et 4 mois. Après les premières analyses, Elle a été écrasée par un véhicule dont nous n'avons pas encore pu identifier le modèle. Pas d'échantillon de peinture disponible, mais des traces de pneu facilement reconnaissables. Bridgestone Turanza EL400, un modèle commun. Difficile d'identifier le véhicule, du coup. L'enquête s'annonce compliquée...

- Heure du décès?

- Je dirais aux alentours de 4h, c'est tout frais, regardez, le sang est encore visqueux à certains endroits

- Tout frais, mais pas assez pour installer des barrages, l'auteur des faits peut être loin maintenant...Cause du décès?

- La victime était vivante avant d'avoir été percutée. C'est probablement le véhicule qui l'a écrasée alors qu'elle était sur la chaussée.

- Hmmm...

Le cadavre était salement amoché. Le corps était une bouillie informe, la tête était écrasée elle aussi. Les deux mâchoires s'étaient fracassées l'une contre l'autre. Le surfeur retourna le corps :  l'oeil droit avait explosé sous le choc.

Une vraie boucherie.

- Des témoins? fit Frank

- Non. La découverte du corps a été faite par un jeune homme qui faisait son jogging. Il est assis sur le bord de la route, là bas. Le surfeur désigna une forme accroupie un peu plus loin, occupée à pianoter sur son smartphone.

L'inspecteur s'approcha de lui. Il se leva et lui serra la main. Il ne semblait pas bouleversé.

- Inspecteur Frank Bourillon. Vous êtes?

- Nicolas Marchand. Je faisais mon footing comme tous les matins, et j'ai vu le cadavre sur le côté de la route. J'ai tout de suite appelé le 17, je n'ai touché à rien.

- Vous êtes bien matinal…

- Je fais toujours mon footing avant d'aller au travail, ce n'est pas un crime, si?

- Non, certainement.

- Qu'avez-vous vu?

- Rien de plus que ce que vous voyez en ce moment.

- Vous n'avez pas vu la victime avant qu'elle ne soit percutée?

- Non.

- Vous n'avez pas vu le véhicule qui a heurté la victime?

- Non.

- Très bien, je vais noter votre déposition. Veuillez attendre quelques instants et je vais vous faire signer le document. Vous pourrez repartir ensuite.

Frank retourna à son véhicule, tapa sur son ordinateur, imprima les documents grâce à une imprimante portable, retourna voir le joggeur et lui présenta un papier et un stylo.

- Signez là.

- OK. C'est tout?

- Oui, vous pouvez y aller.

L'homme partit en courant, sans même un regard pour la scène de crime.

Frank déplaça de nouveau son long corps vers le surfeur et son collègue, puis se planta devant eux, jambes écartées.

- Alors? Du nouveau?

- Nous avons terminé les prélèvements, je crois que nous n'en tirerons pas beaucoup plus.

- Très bien, vous pouvez y aller, je vais clôturer l'affaire.

- Parfait monsieur. Tout de même, vous ne m'ôterez pas de la tête que tout ceci est bizarre.

- Je ne vous le fais pas dire.

- Ouais, depuis que le gouvernement a voté cette stupide loi obligeant à enquêter sur toutes les morts liées à la circulation routière, on se retrouve avec tout un tas d'affaires insolubles...Tout ce boulot pour...pour la mort d'un bête hérisson!