Sur le T de l'Atlantique
Marie Laure Bousquet
Exposition rapide et survol périlleux de l’histoire… synopsis donc !Vous découvrirez que notre terre est plus vaste que vous ne le pensiez et qu’il n’est pas besoin de quitter notre planète pour se rendre compte que bien des civilisations mystérieuses cohabitent avec nous sans que nous le sachions. Le fait est qu’elles ignorent elles-mêmes notre présence!
La finance mène à tout, passer de la fulgurante lueur argentée des espèces et du froissement familier des billets et des chèques à la lumière éblouissante du soleil qui rebondit sur les lames humides de l’océan, voilà une voie audacieuse rarement empruntée si ce n’est que pour quelque intermède estival entre deux périodes de bilans comptables positifs.
Cette croisière s’annonçait délicieusement romantique. Le catamaran blanc et neuf patientait immobile au bord du quai. Il roulait pourtant imperceptiblement tout en langueur, sur une mer docile, prêt à offrir aux touristes chanceux une balade inoubliable autour des belles îles Antillaises. La promesse de la compagnie des « Mouettes de Concarneau » s’étalait en lettres tarabiscotées sur la pancarte déposée à même le sol :
« Vous n’oublierez pas ce voyage car nous sommes des professionnels ».
Elle ne mentait pas. En effet, mais tout dépend de la définition que l’on veut bien donner au mot professionnel. Un petit dépliant complaisamment distribué par son capitaine fraîchement débarqué de la métropole le montrait souriant devant son bateau. Pas de soucis à l’horizon, douze jours merveilleux pour une somme très honnête. Boris de Kermoison, c’était son nom, ancien banquier recyclé dans le métier de convoyeur de métropolitains en mal d’exotisme faisait là sa première sortie en Atlantique.
Si son prénom semblait sortir d’une histoire russe pleine de bruit et de fureur, son nom de famille à résonnance formidablement bretonne incitait l’imagination à penser que Boris possédait la navigation dans le sang. En fait, hélas, il descendait d’une des rares familles concarnoises et sans doute, dieu merci, la seule ! À être atteinte génétiquement du mal de mer.
Les Kermoison, n’avaient donc jamais quitté le plancher des vaches, depuis plusieurs générations. Cette tare maudite sur le sol breton, aurait pu faire d’eux des pestiférés mais, ils rebondirent assez dignement et leur honneur fut malgré tout sauvé quand ils devinrent les meilleurs fabricants de crêpes de Bretagne. Un ancêtre astucieux qui n’était pas d’un tempérament neurasthénique, avait diffusé la rumeur de l’excellence de ses rondes galettes au beurre salé. Aujourd’hui, c’était le jeune Yannick, dernier né de la famille qui perpétuait la légende. Il tentait d’attirer les clients potentiels en les interpellant sans grand enthousiasme, il faut bien l’avouer, à l’entrée du petit restaurant que Mathilde sa mère et sœur de Boris, tenait depuis la mort du vieux Stirwen le grand-père.
Heureusement pour lui et pour la génération qui devait le suivre, oncle Boris, fut le premier a échapper à cette malédiction familiale, et s’était sentit happé irrésistiblement par le souffle vivifiant du grand large. Il ne lui restait plus qu’à se confronter à son ennuyeux et génétique manque de pratique, puisque ses ancêtres comme je viens de vous l’expliquer n’avaient aucune notion de ce qu’il est utile ou vital de connaître quand on souhaite affronter l’océan et ses dangers. Boris était avant tout un intellectuel et il était persuadé qu’il pourrait combler cette lacune grâce à ses connaissances puisées dans différents manuels plus ou moins bien documentés.
Il faut lui reconnaître qu’il ne manquait pas de prestance. Cette impressionnante autorité, il l’avait acquise dans son ancien métier de banquier. En effet, il était crucial alors d’inspirer confiance aux clients les plus riches, qui se faisaient de plus en plus rares les crises financières ayant finies par en assécher beaucoup, pour qu’ils n’aillent pas placer inconsidérément leur argent ailleurs. Evidemment, la plupart du temps il était assigné à la lourde tâche de terroriser cette autre partie et pas la moindre de sa clientèle, celle qui tirait péniblement la ficelle, à la fin de chaque mois. Il se sentait alors, investi du rôle ingrat de gardien de troupeau qui devait régulièrement, ramener ses âmes égarées sur le droit chemin du compte créditeur et cela contre vents et marées, afin qu’ils ne sombrent pas dans la fâcheuse habitude de régler leurs factures grâce à des chèques qui n’avaient même pas la valeur du papier dans lequel ils étaient fait. Ces apprentis fraudeurs utilisaient souvent ce stratagème pour éponger toutes sortes de dettes issues de dépenses superflues, comme payer un loyer, une note de supermarché ou de chauffage. Les agios résonnaient sur les comptes comme une ballade italienne vient bercer d’illusions le banquier endormi.
Mais avec le temps, ce rôle d’instituteur intègre distribuant les mauvais points et les coups de règle sur les doigts virtuels des clients avait fini par le lasser.
Après une pénible remise en question, Il fallait qu’il se rende à l’évidence, il n’aimait plus son travail. Aujourd’hui, Il voulait être aimé pour lui et non pour son argent, enfin, celui des autres…
Boris voulait aussi changer de vie pour une autre raison plus personnelle, en effet, il venait de traverser une grave crise sentimentale. Il sortait tout juste d’un douloureux divorce, orchestré par la mère de son épouse qui le détestait. Celle-ci, lui avait donné en cachette une somme considérable pour qu’il accepte sans faire de vague, de se séparer de sa fille chérie. Boris, découvrant le montant de la transaction, avait consenti la mort dans l’âme au sacrifice. Martine, son ex, avait donc repris sa liberté et revint sur le marché de l’amour, ou un célibataire fortuné plus en accord avec les goûts de la vieille, avait déjà jeté son dévolu sur elle.
Boris, sans femme ni enfant réfléchit alors à sa nouvelle condition d’homme libre et prit la décision, qu’il était temps de réaliser le rêve de ses douze ans, celui de devenir pirate. Grâce au pactole généreusement offert par son ex belle-mère et un compte épargne généreusement garni par des années d’économies qui devaient à l’origine servir à l’achat de la villa au bord de la mer de ses rêves, il s’offrit le magnifique catamaran qu’il baptisa en son honneur « la belle’doch ».
Sortir du douillet confort de la vie de banquier à celui au combien plus dangereux d’écumeur des mers, c’était là malgré tout une démarche beaucoup trop osée, aussi, opta-t-il pour un compromis moins risqué, il choisit de balader d’île en île les métropolitains assoiffés d’exotisme dans les Antilles.
Sa décision prise, au pied du mur de l’Atlantique, une bouffée d’inquiétude l’avait à l’époque quel peu submergé quand il avait réalisé l’ampleur de sa solitude face à cette nouvelle existence. Quand une image s’imposa alors, celle de la silhouette maigre de son neveu, ex lycéen peu inspiré et premier fils de sa sœur le dénommé Paolo. Il proposa alors à celle-ci d’allier cet enfant à son audacieux projet. Désormais, sur son navire, le moussaillon Paolo, le secondait avec un zèle plus que modéré.
Avant de se consacrer à son nouveau métier, le jeune Paolo qui avait alors dix-sept ans, et qui n’était pas prédestiné lui non plus à devenir pirate se distinguait justement par le fait qu’il n’avait aucun rêve, aucun espoir particulier de devenir qui que ce soit, en tout cas dans l’immédiat. Ses performances scolaires n’avaient pas fait l’unanimité du corps enseignant et l’imagination déployée à commettre toutes sortes de farces du temps de sa scolarité, avait incité le proviseur à proposer à sa mère de ne plus priver le monde de sa féconde créativité. Paolo fut donc invité à rejoindre la vie active sans attendre. Sa mère, effondrée, qui ne parvenait pas à se souvenir qui pouvait être le père de ce fils ainé, se retrouva seule ne sachant quelle décision prendre. De plus, elle jouait de malchance ne pouvant se reposer sur l’épaule du père de son petit dernier qu’elle avait celui-là formellement identifié mais qui avait un jour disparu, la laissant seule avec ses deux enfants.
Elle accepta donc l’offre de son frère, qui arrivait à point nommé, son maigrichon de fils ayant de toute façon besoin de changer d’air. En effet, quelques mois auparavant, un lundi matin, en faisant le ménage dans sa chambre, elle avait été foudroyée par une désagréable odeur de baskets putrides que dégageait le placard de son fiston. Cherchant les coupables, elle les découvrit et à l’intérieur d’une des chaussures, soigneusement rangées à l’abri des regards, se dissimulaient des petites barres de quelques centimètres entourées de papier aluminium. Elle crut d’abord qu’il s’agissait de chocolat, mais en les dégageant délicatement de leurs emballages, elle comprit que ces drôles de friandises ne se mangeaient pas.
Elle revit pendant quelques secondes son propre père enfumé et bavard, pur produit de l’héroïque révolution d’un mois de mai et cette évocation lui fit faire la grimace. Le visage enjoué et vaguement idiot de son père sous l’emprise de ce curieux tabac revint à sa mémoire ainsi que les banalités bien pensantes sur l’amour de son prochain qu’il trouvait poétiques mais qu’elle jugeait plutôt ridiculement empoissées d’une éducation catholique mal digérée. Il avait un jour disparu dans un nuage de questions et d’incertitude. Elle avait eu de ses nouvelles de loin en loin jusqu’au jour où elle apprit qu’un mauvais rhume avait eu raison de lui.
Revenant à la réalité, elle attrapa les chaussures dégoutantes qu’elle jeta dans la machine à laver, se promettant de questionner le petit à son retour.
Paolo ne nia pas, il lui dit que ce monde était pourri, qu’il faisait partie d’une génération désespérée, qu’il n’avait pas d’avenir, et qu’il se faisait de l’argent de poche en vendant son drôle de cacao à ses copains qui le mettaient dans leurs cigarettes et que cela les rendaient ainsi plus optimistes.
Après un petit moment de flottement, sa mère décida quelle avait besoin de réfléchir tentant ainsi de reporter à plus tard une dépression naissante qu’elle sentait monter.
La proposition de Boris vint donc à propos, son fils qui s’avérait finalement attiré par la carrière de commerçant, pourrait mettre à profit ses qualités de vendeur, au service de l’affaire de son frère. Il n’est pas faux de dire aussi qu’elle craignait que la police ne commence à s’intéresser au petit trafic illicite de son rejeton. Paolo avait, par chance, comme son oncle Boris échappé à la malédiction du mal de mer des Kermoison, il quitta le continent et ses promesses d’ennuis en tout genre, pour le monde au combien plus excitant mais plus sain de la navigation. Malgré ce qu’avait d’alléchante cette proposition, Paolo qui n’avait pas de projet particulier mais qui n’était pas non plus préparé à s’expatrier, suivit en trainant des pieds un Boris qui tentait de le persuader qu’il serait un bon marin.
Il valait mieux que cela soit vrai car ce n’était pas le certificat de navigation obtenu difficilement par Boris qui allait suffire à faire de lui un capitaine prêt à dompter les mers les plus capricieuses.Tout était prêt, le bateau « la bell’doch » brillait blanc et magnifique sur le quai, Boris et Paolo presque au garde à vous scrutaient l’horizon.Evidemment, Boris avait préféré ne pas signaler le détail de son inexpérience aux cinq passagers qu’il attendait. Il pensait qu’en venant à leurs rencontres, sur le quai, de sa démarche décidée, son allure de vieux baroudeur mal rasé donnerait le change.
Les premiers passagers arrivèrent.
C’était un couple d’une trentaine d’années qui s’avançait , l’homme de taille moyenne, au beau visage tendre un peu mou le cheveu châtain clair et les yeux brillants semblait préoccupé, il progressait dans le sillage citronné d’une alerte petite femme qui trottinait devant lui.
- Bonjour, je suis Erin et voici Ali mon fiancé.
Ali sursauta, il s’appelait Aliocha et il trouvait le terme de fiancé un peu excessif, de plus, cette façon d’exhiber leur relation lui parut indécente. Ce gros bonhomme n’avait pas à connaître ce genre de détail privé. Le sourire jovial un peu niais qu’afficha alors le capitaine, finit de le contrarier. Erin ignora la mauvaise humeur du dit fiancé, elle détestait toute autre appellation qu’elle trouvait inappropriée, il ne devait pas y avoir de confusion dans les sentiments, autant en amitié la liberté de l’autre était le principe fondateur de la relation, autant en amour c’était la loi du plus fort et tous les coups étaient permis. Cette conception toute personnelle, elle se la gardait pour elle seule comme une arme secrète , Ali n’avait pas à comprendre qu’elle avait tissé autour de lui une barrière invisible à l’intérieur de laquelle Erin faisait régner une sorte de loi martiale de sa composition.....