sur les rails de l'écluse
plumeverte
SUR LES RAILS DE L'ECLUSE
Début du roman
Antoine s'arrête un instant dans le tunnel aux néons blafards. Des dizaines de silhouettes pressées aux visages livides, éteints, sans vie, le transpercent. Il ne s’était jamais arrêté dans cette galerie souterraine, désireux de retrouver le plus rapidement possible la lumière du jour. Mais ce soir, il n'a pas envie de rentrer. Aujourd'hui, son travail a largement débordé, inondé sa conscience d'une marée noire. Il ne veut plus y retourner. Il scrute le moniteur qui déroule le choix des destinations. Cette ville mystérieuse dont le nom ne lui évoque absolument rien est indiquée sur la voie 10, la nouvelle voie ouverte il y a peu. Là où il n'est encore jamais allé puisque son trajet habituel est toujours sur la voie 6, parfois en face, pour changer, sur la voie 7.
Il empoigne fermement son attaché-case et fait demi-tour, déterminé à gagner la voie 10, la voie qui ouvre à la dizaine, qui ouvre un nouveau champ innombrable de directions. Il est désorienté, il a le sentiment de ne plus reconnaître la gauche de sa droite. Il n'était jamais allé dans cette partie du tunnel, jamais sorti du côté Sud. Ce soir, il tourne le dos au quotidien, à son chemin tracé, à sa vie programmée. Il découvre avec joie que dans cette partie de tunnel, les néons sont plus puissants et diffusent une lumière chatoyante. Les passants ont d’ailleurs le visage moins crispé, le pas plus nonchalant. Dans son dos, la foule des besogneux résignés ; face à lui, le peuple des badauds décontractés. Il remarque que la voie 10 est indiquée sur un panneau rouge clinquant alors que toutes les autres voies sont référencées sur de vieilles enseignes à la peinture vert bouteille écaillée. Sa décision de faire volte-face a mis fin à la monotonie. Il sourit. Largement. Il prend conscience qu'il n'avait pas sourit aussi spontanément, aussi naturellement depuis bien longtemps. Sa vie se ravive dans une explosion de lumière et de couleurs !
Il tourne sur une rampe au garde-corps en fer admirablement ouvragé. Il imagine les artisans aux gestes précis et appliqués façonner la matière à leur guise. L'art, la beauté investit soudain son esprit de robot automatisé par les desiderata de sa compagnie pétrolière. Il gravit la rampe en appuyant bien sa paume sur le garde-corps et marquer son empreinte, ses balises sur le parcours de sa liberté retrouvée. Cette liberté qu'il semble avoir égaré depuis tant d'années. Il se tient bien droit malgré la pente de la rampe. Sa tête haute regarde bien devant lui et se différencie des nombreux visages tournés vers le sol, comme aimanté par une force invisible centripède qu'exercerait le tunnel. Lui, s'élève à mesure qu'il se rapproche du quai, le corps léger, le souffle minimal.
Il arrive au bout de la rampe, à l'air. Il y a peu de monde sur le quai en cette soirée d'automne où le rapide crépuscule, couvre-feu de ténèbres, presse les humains à gagner un foyer, un espace hospitalier. Mais il est là, isolé sur le bord de quai, le regard lointain, scrutant les nappes orangées et diffuses du soleil tombant. Une bien belle palettes de peintre, pense-t-il ; si Dieu existe, alors il est le génie absolu de la peinture pour avoir brosser de si incroyables paysages !
Une vieille dame le tire de ses rêveries en lui demandant si le train pour L'écluse est bien dans cette direction. Il lui réponds très assuré « bien sûr », comme s'il y allait régulièrement. L'écluse, quel drôle de nom de ville ! Quel drôle de nom pour pour une destination ferroviaire ! Il imagine une petite ville sur l'eau, une Venise oubliée. Comment se fait-il qu'il n'est jamais entendu parlé de cette ville. La vieille dame, rassurée d'avoir trouver un compagnon de voyage, se prend spontanément d'amitié pour lui et lui raconte : « c'est la première fois que je vais à L'écluse en train, d'habitude j'y vais en voiture, mais c'est devenu trop dangereux ». Il l'écoute en la regardant avec de grands yeux, tout étonné d'avoir des premières informations sur cette ville. Elle poursuit sans se préoccuper si ce qu'elle raconte intéresse son interlocuteur : « ma fille habite là-bas, c'est une drôle de ville, je ne sais pas pourquoi elle s'entête à rester là-bas. Elle serait mieux ici. Mais bon, ça lui plaît, c'est une originale ma fille ! Elle aime bien quand ça sort de l'ordinaire!». Il se demande bien ce qu'elle veut dire par là mais se défend de la questionner, souhaitant garder pour lui la part de mystère de cette ville ; la découvrir par lui-même, être vierge de tout a-priori. En tout cas, cette ville semble bien singulière aux yeux de cette vieille dame. Cela lui plaît, le conforte dans son choix. La vieille dame se tait soudain, percevant sans doute qu'il ne fallait pas qu'elle importune davantage cet homme avec ses considérations. Il décide de prendre congé d'elle poliment en lui faisant un signe de la tête, sans même ouvrir sa bouche et lui offrir au moins une fois le timbre de sa voix.
Il se retourne dans un même élan voit le train arriver tranquillement à quai. Le train est rouge, comme les pancartes qui indiquaient « L'écluse ». Il n'en avait encore jamais vu de cette couleur. Le train est curieux, de forme très arrondi, presque comme un tonneau ! Un peu comme les locomotives noires à vapeur, mais cette fois-ci tous les wagons, toutes les rames sont de la même forme. Il est stupéfait ! Il a le sentiment qu'il va monter dans un petit train de parc d'attraction pour amuser les enfants. Il sourit une nouvelle fois très largement, pris par une féerie qui le propulse dans le temps bien en arrière, au cœur de son enfance.
Synopsis
Antoine, 40 ans, divorcé sans enfants, juriste dans une compagnie pétrolière, rentre comme chaque soir de son train quotidien. Mais ce soir, après une journée pénible où il a dû chercher à défendre son entreprise responsable d'une marée noire dévastatrice d'un quart des côtes françaises, il décide de ne pas rentrer chez lui, de fuir ce désastre vers cette destination inconnue inscrite sur les moniteurs. :« L'écluse », une ville dont il ne sait rien. Après un voyage surprenant où il redécouvre son âme d'enfant, il arrivera au cœur d'une ville singulière, tant topographiquement que socialement, où une communauté d'habitants vit autrement...Il cherchera à y emménager définitivement mais son employeur, ses proches, l'Etat, chercheront à l'en dissuader car la ville a mauvaise réputation :milieu marécageux inhospitalier, communauté marginale, désertion de l'Etat et des services publics...Antoine, malgré les embûches, ira au bout de son objectif et s'affranchira du poids de la civilisation pour enfin être lui-même.