Dépayse-moi
Frédéric J. Duval
La tentation est trop forte. La fièvre à portée de main, posée sur la poignée, et c’est le départ. Le grand vide, le grand tout. La seconde décisive. Cette seconde qui laisse la part belle à l’hésitation, qui me retient toujours. Mais aujourd’hui j’ouvre la porte, je file en douce. A l’anglaise. Je tâte les clefs dans la poche droite de mon pantalon. Mes jambes ignorent la confusion qui tente de prendre place dans mon esprit. Peut-être qu’en courant plus vite elle se fera distancer. Mon empreinte est restée sur la poignée et ma main tremble. Les clefs tintent tandis que mes yeux parcourent frénétiquement le décor qui m’entoure, comme pour s’assurer de ne pas oublier l’intensité de ce moment. Celui que j’ai imaginé tant de fois sans l’envisager vraiment. Comme pour évaluer les risques d’être vu par d’autres yeux plus fixes que les miens. A la vue desquels je paraîtrais déguerpir comme un fugitif. Mais une fois le pied sur l’accélérateur, dans la voiture, chaque seconde m’emmènera un peu plus loin de ce moment, qui dans quelques minutes déjà, sera un souvenir brûlant à mon front. J’ignore si je suis excité, heureux ou lâche. Ce que je sais, c’est que cet instant est celui de toute une vie, après la naissance de Virginia. Le frottement métallique de la clef précède d’un rien celui du moteur râlant de ma voiture encore chaude. Je démarre pieds au plancher dans un bruit atomique et je pars. Immédiatement. Je pars, je quitte, je roule. Je déboutonne le haut de ma chemise, tandis que la transpiration coule le long de mon dos. Ma respiration est vive, presque sonore, et un sourire commence imperceptiblement à se dessiner malgré moi sur mes lèvres. Je vis ! Enfin. Mon cœur, qui a battu de peur, bat désormais de soulagement et tambourine à mon esprit. « Te rends-tu seulement compte ? » Je commence. Et cette pensée m’enivre. Elle balaye l’once de culpabilité tentant de poindre à l’orée de mon raisonnable moi. J’ouvre la vitre da ma voiture. Le vent qui s’y engouffre aussitôt, gifle mon visage humide et mes joues rougies par l’adrénaline de mon départ subit. Son souffle, aussi violent que la chaleur qui m’habite, me fait frissonner. Je suis pris entre le feu de mon corps et celui de mon esprit. Je commence à avoir la chair de poule. Et si au bout de la route, elle était là ?
Certains partent pour vivre leurs rêves, construire leur vie. Paradoxalement, j’abandonne ces choses-là mais suis à mi-chemin de ces uns et de ces autres. Je ne pars pas pour abandonner, je pars pour trouver. Trouver le repos. Et j’aurais besoin de toute la clarté de mon esprit pour parcourir la route qui me sépare de mon but. J’ai pris la tangente en une seconde, mais cette décision, ça fait longtemps qu’elle prend racine en moi. Et si j’ai lutté, sans fin, pour la contenir sagement tapie au fond de moi, son éclosion n’a d’égale que la répression que je lui ai fait subir. Je suis la conséquence de ma propre cause. A présent, je file droit, sans plus aucune retenue. Je ne suis pas différent de l’homme que j’étais il y une heure. Précisément, je suis le même. A la différence que j’ai entendu ce que j’avais à me dire, j’ai vu – en un éclair – ce que j’avais à vivre, et ce à côté de quoi, j’étais sensiblement en train de passer, en feignant de l’ignorer. Et là, au volant de mon bolide, je vois les choses avec une clarté nouvelle, un aplomb neuf. Et par-dessus tout, l’envie. Dévorante. L’envie de toutes les envies. Celle de vivre et d’oser. De m’arracher à ce qui fait de moi l’homme que je ne suis pas vraiment. Les dommages collatéraux, je ne les crains pas. Ils ne sont pas à venir, ils sont les murs de la vie à laquelle je tourne le dos. Et celle que je veux accueillir, que j’embrasse, n’a que faire de ce que la morale approuve. Elle ne s’enquit que de ce qui est à fait pour respirer : la liberté.
*****
Je conduis depuis quelques heures déjà. Au fur et à mesure de la distance parcourue et des paysages qui défilent devant mes yeux, l’excitation s’est apaisée laissant place à un raisonnement serein. Car si je sais précisément quelle est ma destination finale, j’ignore au fond, par quelle route y parvenir. Mon cœur est léger de s’être délivré du fardeau de mon passé, mais il est lourd des questions qui jalonnent encore la fortune incertaine de mon expédition. Quitter la proie pour l’ombre oblige la volonté à revêtir sa forme la plus audacieuse, pour envisager qu’elle n’est pas vaine. Loin de faire table rase de l’existence qui m’a abrité jusqu’alors, je m’en nourris pour intimer à ma conviction de mener mon dessein à son terme. Transformer l’essai. Faire de mon vouloir et de mon pouvoir, un chœur, dont le seigneur lui-même ne saura pénétrer les voies. Là, au bout de l’immensité du décor qui m’entoure, le soleil prend lui aussi la route d’un pays où il fera bientôt jour. Je suis le seul maître de ce qui adviendra de moi, a lonesome cowboy en monture de fer, à qui le temps appartient. Je rattrape, à chacun des kilomètres que le moteur avale, les heures innombrables perdues jadis à rêver d’un projet qui ne verrait probablement jamais le jour. Et pourtant, ces probabilités ne sont aujourd’hui à mes yeux, rien de plus qu’une théorie, dont mon départ fait la démonstration de l’inexactitude. Tout comme il est probable que mon périple n’aboutisse jamais, je sais dorénavant qu’il existe une chance, même infinitésimale, que je touche du doigt, le cœur de ma cible. Et j’attends avec une telle impatience de le faire battre à l’unisson du mien, que rien d’autre n’a plus d’importance. Ni la fatigue, ni l’incertitude. Aucune heure n’est de trop, aussi longtemps qu’à chacune d’elle je m’approche de cette perspective. Aussi longtemps qu’à chacune d’elle se dessine l’ébauche de mon souvenir. Celui d’un visage tellement semblable au mien, mais dont les traits d’une délicatesse sans pareil, sont le fruit
d’une conception angélique. Celui de l’être auquel j’ai donné mon nom.
J’arrive.
Synopsis : Il est des jours où l’on se réveille heureux, paisibles et bien. Sûrs d’être, pour une fois, pour la première fois, à notre place. Juste là où l’on doit être. Des évènements heureux qui nous laissent à penser que le bonheur, n’est nulle part ailleurs. Juste là où l’on est. Mais il est des jours, des évènements, qui sont la preuve du contraire. Que quelque chose est en train de se passer, ailleurs, sans nous. Qui nous exhorte de tout quitter. Maintenant. Certains le font…
CDC
· Il y a presque 12 ans ·Patrice Merelle