Sur un chauve, un flan, tu laisseras tomber

Thierry Kagan

Là, je me rase.

Il y a, dans le reflet du miroir, derrière moi - mais gesticulant sur ma joue pleine de mousse par effet d’optique - ma voisine quatrième-âgée.

Elle rend l’âme en s’étranglant avec ses comprimés sensés l’empêcher de mourir complètement tarte (elle ne meurt pas débile, les médocs ont donc fait leur boulot).

Comme toute paire de n’importe quoi, pendant des années, je me suis aligné quotidiennement avec cette personne, à l’heure du lavage de dents, par le simple fait que j’étais son vis-à-vis direct et elle, le mien.

De cette ligne virtuelle, tendue au-dessus de la courette intérieure tel un string de taille séchant entre deux balcons napolitains, au moment pile de son décès, comme par enchantement, je me sens porteur d’un fardeau supplémentaire au mien.

Effet immédiat - stupeur et tremblements ! - ma charge karmique alourdie de celle probablement monstrueuse de la vieille, quand je me remire, mon reflet se brise.

Il me faut de l’aide pour évacuer le trop plein. Et pouvoir me revoir paisiblement dans une glace, les comédons bien droits dans les pores.

Je m’habille vite fait sors de chez moi, paniqué. Dans la rue, d’un gratuit tiré d’une poubelle, je prends au hasard les coordonnées d’un gourou. Je l’appelle et me rends chez lui, dans la foulée, au fin fond d’une impasse pas lugubre d’un quartier chic de Paris.

Sa sagesse ne m’apparaît pas immédiatement. Il me regarde, passe derrière moi, pose ses pouces sur chacun de mes yeux fermés et appuie de telle sorte que mon rythme cardiaque fait plusieurs bonds extra-systoliques.

Ce sur quoi il chuchote à mon oreille un charabia mielleux, dans une langue dépassée depuis lurette qui, au filtre de mon malaise, se traduit par « il ne vous reste plus qu’à écraser un flan sur le luisant crâne d’un chauve » (à la base, il a dit, je crois «  aniou resta que crassado oune flani dé sobre la cranita qué brillo diou chouvnou »).

Ni une, ni deux, je me procure à l’épicerie fine du coin, le dessert salvateur, pour la modique somme de très cher, vu le quartier.

Et m’en reviens au domicile, en poste sur mon balcon, attendant la boule.

Jour de chance, deux blocs plus loin, une belle à zéro s’annonce sous peu. J’attends le propice moment et lâche la molle.

Pendant la chute, un cri strident se fait entendre de l’appartement du 2ème.

C’est la voisine qui hurle (je l’apprendrai plus tard : la forme flasque passant devant sa fenêtre lui a rappelé avec effroi le visage déformé de son premier mari en plein coït systématiquement interrompu).

Ce cri produit chez le passant-cible un basculement réflex de la tête vers le haut et un étonnement ouvrant mâchoires plus grandes qu’il n’en faut pour honorer une épaule d’agneau dans son ensemble.

Au point que le flan finit sa course non sur le chef, mais dans les profondeurs du bonhomme.

Pas le temps de recommencer, je saisis un autre dessert et dévale les escaliers, comptant bien shampouiner le passant directement avec, de gré ou de force.

Le type, fou de rage, a déjà enfoncé la porte d’entrée de mon immeuble. Au moment où je saute les dernières marches, il me cueille dans les bras, non pour m’étreindre mais pour me corriger.

Prise que je ne me connaissais pas, dans l’urgence, alors que sa tête envisage d’écraser la mienne, je lui glisse la langue dans l’oreille.

Tout va très vite.

Ne s’y étant bien évidemment pas attendu, il se fige et questionne sa sexualité.

J’en fais autant et considère, illico, toutes les excitantes possibilités qui s’offrent à moi.

A un moment de cette accolade, nos regards se croisent. Et l’acte magique suggéré par le sage n’ayant eu lieu, me voyant dans le fond de ses yeux, ceux-ci se fendent immédiatement de toutes parts, comme l’aurait fait un miroir.

Lui, aveuglé et souffrant bruyamment son martyre oculaire, moi, libre de me ressaisir, je récupère un peu de flan écrasé à terre sous notre lutte et lui en barbouille le cuir. 

Satisfait, je me relève.

Par correction pour le voisinage, je tire par les pieds l’animal qui beugle jusque dans le local poubelle.

Et remonte quatre à quatre les marches qui mènent à ma demeure, file dans la salle de bains, déchire le papier cadeau qui emballe ma nouvelle armoire à glace et, retenant ma respiration tout en crispant mes yeux fermés, je colle l’arrière de ma face contre l’un des rétroviseurs et ouvre le second devant moi.

Le moment est venu de débrider les mirettes.

Que vois-je ?

Rien.

Absolument rien.

Que dalle.

Il n’y a pas moi.

Il n’y a que les miroirs qui se font face et se reproduisent à l’infini.

C’est le vide, je suis transparent !

Ai-je mal compris la consigne magique ?

Plutôt qu’un flan, me fallait-il écraser du foie de morue ou une bouillie d’avoine ?

Puis, je me souviens de ce que j’avais demandé à l’enchanteur : «  Maître, je ne veux plus que les miroirs se brisent. Sauvez-moi, je vous prie ! »

Lui aurais-je mal posé mon problème ?

Il est un fait : les glaces restent intactes quand je suis devant.  Lui a fait son boulot, c’est certain !

Ah ! Je suis si bête !

Ma vie n’est que malentendus et l’enchanteur m’a pris au pied de la lettre.

Je ne peux pas lui en vouloir. Ca arrive à tout le monde de faire exactement ce qu’on demande.

C’est comme l’autre jour.

Une vieille dame m’a demandé de lui prendre le bras pour traverser.

Il est là, sur la commode…

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