Sylvie culture

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Il avait posé sa cigarette sur le rebord de la fenêtre. Il la regardait se consumer. Une brise venait régulièrement l'attiser, faisant apparaître des spectres dans le gouffre de la nuit. Il s'imaginait qu'ils étaient les esprits qui lui rappelaient les cadavres qu'il avait laissés sur le bord du chemin.

Il avait à peine vingt ans. L'âge de l'insouciance qui se décline en indifférence, en cynisme et dans la certitude qu'il avait toutes les cartes en main pour échapper à toute forme d'injonction. En réalité, il masquait son mal-être, l'angoisse du lendemain, celle de l'heure où il ne pourrait plus se réfugier dans un onirisme enfantin de déconstruction du monde qui l'entourait.

Elle se prénommait Sylvie, un prénom suranné qui, lui, le transportait sur les routes nervaliennes ; une folie douce hantée de chimères, de voyages à Cythère. Comme toute illusion, il pensait que c'était trop beau pour être vrai. Pourquoi lui qui, en son for intérieur, se démenait contre sa médiocrité et son image détruite par une autorité tutélaire qui n'avait eu de cesse de le rabaisser ? Il ne pouvait pas se faire à l'idée que Sylvie pût s'intéresser à lui. Sa beauté et son intelligence irradiaient tout sur son passage. Même, Jean-Philippe, le dragueur invétéré qui se vantait de ses conquêtes, prenait des airs de chien soumis quand il la croisait, la queue entre les jambes.

C'est à la bibliothèque qu'elle l'aborda. Elle avait remarqué que les ouvrages d'économie qu'il avait extrait des rayonnages restaient sagement empilés sur le haut de la table. Il noircissait pourtant des pages sur un carnet, indifférent aux raclements de son voisin, aux tapotements hystériques sur les claviers ou aux rires étouffés. Par-dessus son épaule, elle eut le temps de lire deux lignes, qui en rien ne pouvaient ressembler à un résumé d'un livre de Keynes ou de Milton Friedman.

Ils passèrent l'été dans la maison familiale de Sylvie dans l'Aubrac.  À l'ombre d'un tilleul, ils étaient assoiffés de partager leurs lectures, souvent perturbées par un coup de chaud qui les obligeaient à prendre des pauses lascives, histoire d'être mieux pénétrés par les choses de la vie. Juillet et août glissèrent jusqu'en octobre et la rentrée universitaire. L'horizon se couvrit.

Ce n'était pas la frustration des étudiants qui était la plus pesante. C'était son incapacité à croire. Il ne pouvait admettre être l'élu. C'est pour cela que, jour après jour, il l'éluda. Ça commença par des excuses de ne pas pouvoir venir ; puis le téléphone qui sonnait dans le vide, les mails sans réponse. Il resta de marbre quand elle tenta de le faire jalouser aux bras de ce bellâtre de Charles-Edouard ; la ficelle était trop grosse.

De retour des vacances de Noël, il la croisa, émaciée. De retour de celles de Pâques, on la surprit à déambuler dans les couloirs de la fac l'air hagard et gesticulant comme une damnée.

Un matin, il découvrit une lettre qui avait été glissée sous sa porte :

« C'est le cœur déchiré que je couche ces mots sur le papier. Je sens le besoin de t'expliquer que mon geste ne trouve pas sa raison dans ton apparence physique. Mon amour pour toi va bien au-delà de ces considérations superficielles. Tu n'as jamais compris combien tu comptais pour moi, malgré tes doutes et tes peurs.

Cette décision douloureuse m'appartient seule, et je ne veux pas que tu te blâmes pour quoi que ce soit. Je t'aime inconditionnellement, et mon amour pour toi restera éternel, même au-delà de la vie terrestre. »

Quand il reprit sa clope les yeux fermés pour en sortir une bouffée, il n'en tira rien. Elle s'était cramée en moins de temps qu'il n'en faut pour réfléchir sur ses erreurs passées. L'aube commençait à blanchir le ciel, spectrale.

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