Tableau noir
petisaintleu
De mon temps, c'était mieux. Le genre de poncif que chaque génération a ressassé dans les oreilles de celle qui lui succédait. Ce sont pourtant tous ces bons à rien (cette expression étant à relativiser pour la période 1933-1945) qui découvrirent l'eau chaude ou qui inventèrent le fil à couper le beurre, s'empressant de sombrer dans un gâtisme conservateur pour se plaindre de leur descendance qui conçut la poudre. Comme quoi, de tous temps, les conflits entre les anciens et les jeunes ont existé. Comme le dirait un président philosophe, le « passe-moi la laitue, je t'envoie la rhubarbe » n'a jamais été une évidence.
J'ai un fort bon souvenir de mes cours de français au collège. Enfin, pas spécialement des cours de grammaire et de ses barbarismes qui avaient pour nom épithète, oxymore ou conjonction de coordination. Je maudissais ce Bled, car, avec lui, ce n'était pas la fête au village. Non, ce que je préférais, c'était lorsque l'on étudiait un roman. Je pourrais en faire une liste à la Prévert (que je découvris en cinquième dans La gloire de mon père) tant ils furent nombreux. Sur le papier, tout collégien découvrit Jules Verne, Blaise Cendrars, Camus, Emile Guillaumin, Hervé Bazin, Claire Etcherelli, Zola, Corneille, Balzac, Maupassant, Hugo et j'en oublie des dizaines. Beaucoup de mes camarades haïssaient l'Étranger, Élise et sa vraie vie, le Colonel Chabert ou Boule de suif ; libre à eux. Moi, ce furent mes héros, mes amis voire le support à des premiers émois solitaires.
Depuis quelques mois, une de mes amies welowordienne, professeur (oui, je suis vieux jeu) de lettres classiques, m'informent des dangereux dérapages de la réforme. Je dois avouer que je ne lis pas 10 % des articles dont elle me bombarde à longueur de soirées. Le peu que j'en retiens est interpellant. Je me fais donc son écho, son devoir de réserve lui interdisant de s'exprimer librement.
Pour faire simple, il apparaît qu'étudier le français est presque devenu une maladie honteuse. Elle m'a rapporté que certains de ses collègues, qui ont eu l'outrecuidance de critiquer cette réforme inepte, se sont vus être rappelés à l'ordre par les inspecteurs, qui, mais ceci n'est que mon point de vue, sont tout autant au courant de ce qu'est un élève que leur novlangue est absconse. Comme s'il était urgent de noyer le poisson dans un milieu aquatique profond standardisé.
Quand on me demandait de faire une rédaction en troisième, je me souviens qu'il était de bon ton de la rédiger de manière classique (introduction, thèse, antithèse, synthèse) et, si possible, de s'appuyer sur ses lectures pour étayer ses démonstrations. Aujourd'hui, un professeur de français qui aurait le culot de proposer plus de trois livres durant l'année scolaire risquerait d'être mis au pilori. Ajoutons à cela que Flaubert, Ronsard ou Jarry (merdre alors !) seront bientôt moins connus que toutes ces tares de la téléréalité. Je n'ose écrire populaire, car c'est là où le bât blesse. En effet, il y eut une époque où l'objectif républicain de l'Éducation nationale était la méritocratie. Mon amie en est d'ailleurs un bon exemple, fille d'un simple flic et d'une mère au foyer. C'est toujours avec beaucoup d'émotion qu'elle se souvient des enseignants qui l'ont encouragée dans sa passion de la littérature, dans un environnement familial où on ne comprenait pas qu'elle ait le nez plongé dans ses livres et qu'elle ne quitte pas le système scolaire à seize ans pour gagner son pain. De nos jours, on préfère prôner que la solution est de tirer tout le monde vers le bas. Elle en est toute déconfite, elle qui emmène ses élèves d'un trou paumé de province à l'excellence en latin et en grec. Pour preuve, elle coiffe régulièrement sur le poteau les têtes blondes des très bourgeois établissements parisiens par le biais du concours Athéna qui a pour vocation de promouvoir les civilisations de l'Antiquité. Demandez donc à Leanna, à Arnaud, à Maxime, à Camille et à tous ses lauréats pour qui elle se décarcasse s'ils préfèrent disserter quant à savoir si les repas de Madame Bovary étaient équilibrés (oui, vous avez bien lu, c'est au programme) ou sur les repas et banquets dans l'Antiquité, thème 2016 du concours Athéna.
De mon côté, j'en subis également les conséquences. Pendant de longues années, j'ai patiemment acheté des ouvrages de la Pléiade. J'étais très fier d'avoir fait l'acquisition des albums Zola et Balzac, jurant mes grands dieux à mon épouse que c'était un investissement. Je suis tombé de haut quand j'ai dû m'en séparer l'année dernière. J'aurais mieux fait de collectionner les images Panini ou les figurines Star Wars.
Quand la méritocratie fait place à la médiocratie ... un ouvrage à offrir ou à se faire offrir (je ne touche pas de commissions ;-)
· Il y a presque 9 ans ·Sous le règne de la médiocratie, la moyenne devient une norme, le compromis domine : idées et hommes deviennent interchangeables. Il faut résister à la révolution anesthésiante, alerte le philosophe Alain Deneault.
C'est d'une « révolution anesthésiante » qu'il s'agit. Celle qui nous invite à nous situer toujours au centre, à penser mou, à mettre nos convictions dans notre poche de manière à devenir des êtres interchangeables, faciles à ranger dans des cases. Surtout ne rien déranger, surtout ne rien inventer qui pourrait remettre en cause l'ordre économique et social.
« Il n'y a eu aucune prise de la Bastille, rien de comparable à l'incendie du Reichstag, et l'Aurore n'a encore tiré aucun coup de feu, écrit le philosophe Alain Deneault qui enseigne la pensée critique en science politique à l'Université de Montréal. Pourtant, l'assaut a bel et bien été lancé et couronné de succès : les médiocres ont pris le pouvoir. » Explications.
Qu'entendez-vous par « médiocratie » ?
En français, il n'existe pas d'autre mot que celui de « médiocrité » pour désigner ce qui est « moyen ». « Supériorité » renvoie à ce qui est supérieur, « infériorité » à ce qui est inférieur, mais « moyenneté » ne se dit pas. Il y a pourtant une distinction sémantique entre la moyenne et la médiocrité, car la moyenne relève le plus souvent d'une abstraction : revenu moyen, compétence moyenne, c'est-à-dire une place au milieu d'une échelle de valeurs. La médiocrité, en revanche, est la moyenne en acte.
La médiocratie désigne ainsi un régime où la moyenne devient une norme impérieuse qu'il s'agit d'incarner. C'est l'ordre médiocre érigé en modèle. Il ne s'agit donc pas pour moi de stigmatiser qui que ce soit, mais plutôt de comprendre la nature de cette injonction à être médiocre qui pèse aujourd'hui sur des gens qui ne sont pas forcément enclins à l'être.
Quelle est cette injonction ? D'où vient-elle ?
La médiocratie vient d'abord de la division et de l'industrialisation du travail qui ont transformé les métiers en emplois. Marx l'a décrit dès 1849. En réduisant le travail à une force puis à un coût, le capitalisme l'a dévitalisé, le taylorisme en a poussé la standardisation jusqu'à ses dernières logiques. Les métiers se sont ainsi progressivement perdus, le travail est devenu une prestation moyenne désincarnée.
Aux yeux d'un grand nombre de salariés, qui passent de manière indifférente d'un travail à un autre, celui-ci se réduit à un moyen de subsistance. Prestation moyenne, résultat moyen, l'objectif est de rendre les gens interchangeables au sein de grands ensembles de production qui échappent à la conscience d'à peu près tout le monde, à l'exception de ceux qui en sont les architectes et les bénéficiaires.
A l'origine de la médiocratie, vous insistez également sur la montée en puissance de la « gouvernance »…
C'est le versant politique de la genèse de la médiocratie. D'apparence inoffensive, le terme de gouvernance a été introduit par Margaret Thatcher et ses collaborateurs dans les années 80. Sous couvert de saine gestion des institutions publiques, il s'agissait d'appliquer à l'Etat les méthodes de gestion des entreprises privées supposées plus efficaces.
La gouvernance, qui depuis a fait florès, est une forme de gestion néolibérale de l'Etat caractérisée par la déréglementation et la privatisation des services publics et l'adaptation des institutions aux besoins des entreprises. De la politique, nous sommes ainsi passés à la gouvernance que l'on tend à confondre avec la démocratie alors qu'elle en est l'opposé.
Dans un régime de gouvernance, l'action politique est réduite à la gestion, à ce que les manuels de management appellent le « problem solving » : la recherche d'une solution immédiate à un problème immédiat, ce qui exclut toute réflexion de long terme, fondée sur des principes, toute vision politique du monde publiquement débattue. Dans le régime de la gouvernance, nous sommes invités à devenir des petits partenaires obéissants, incarnant à l'identique une vision moyenne du monde, dans une perspective unique, celle du libéralisme.
Etre médiocre, ce n'est donc pas être incompétent ?
Non. Le système encourage l'ascension des acteurs moyennement compétents au détriment des super compétents ou des parfaits incompétents. Ces derniers parce qu'ils ne font pas l'affaire et les premiers parce qu'ils risquent de remettre en cause le système et ses conventions. Le médiocre doit avoir une connaissance utile qui n'enseigne toutefois pas à remettre en cause ses fondements idéologiques. L'esprit critique est ainsi redouté car il s'exerce à tout moment envers toute chose, il est ouvert au doute, toujours soumis à sa propre exigence. Le médiocre doit « jouer le jeu ».
Que voulez-vous dire ?
« Jouer le jeu » est une expression pauvre qui contient deux fois le même mot relié par un article, c'est dire son caractère tautologique. C'est une expression souriante, d'apparence banale et même ludique. Jouer le jeu veut pourtant dire accepter des pratiques officieuses qui servent des intérêts à courte vue, se soumettre à des règles en détournant les yeux du non-dit, de l'impensé qui les sous-tendent. Jouer le jeu, c'est accepter de ne pas citer tel nom dans tel rapport, faire abstraction de ceci, ne pas mentionner cela, permettre à l'arbitraire de prendre le dessus. Au bout du compte, jouer le jeu consiste, à force de tricher, à générer des institutions corrompues.
La corruption arrive ainsi à son terme lorsque les acteurs ne savent même plus qu'ils sont corrompus. Quand des sociétés pharmaceutiques s'assurent que l'on guérisse à grands frais des cancers de la prostate pourtant voués à ne se développer de manière alarmante que le jour où ceux qui en sont atteints auront 130 ans. Quand l'université forme des étudiants pour en faire non pas des esprits autonomes mais des experts prêts à être instrumentalisés.
Le recteur de l'Université de Montréal l'a affirmé sur le ton de l'évidence à l'automne 2011 : « Les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises. » Des entreprises qui justement siègent au conseil d'administration de l'université, même si celle-ci demeure largement financée par l'Etat. Le recteur de notre principale université francophone rejoignait ainsi, presque mot pour mot, les propos de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, affirmant en 2004 que sa chaîne vendait « du temps de cerveau disponible » à Coca-Cola.
Jouer le jeu, c'est aussi, où que l'on soit, adopter le langage de l'entreprise privée…
Dans l'ordre de la gouvernance, le service public disparaît et sa terminologie avec. Le patient d'un hôpital, l'usager du train ou du métro, le spectateur d'une salle de concert, l'abonné d'un musée, tous deviennent des « clients ». A la radio d'Etat, au Québec, un journaliste culturel m'a récemment demandé si j'étais « consommateur de théâtre ». Et la bibliothèque nationale, quand je suis en retard pour rendre les livres que j'ai empruntés, m'envoie un courriel qui commence par « Cher client ». Ces mots ne sont pas anodins. Ils sont révélateurs. Ils en disent long sur la révolution anesthésiante que nous vivons aujourd'hui.
Vous placez l'expert au centre de la médiocratie. Pourquoi ?
L'expert est souvent médiocre, au sens où je l'ai défini. Il n'est pas incompétent, mais il formate sa pensée en fonction des intérêts de ceux qui l'emploient. Il fournit les données pratiques ou théoriques dont ont besoin ceux qui le rétribuent pour se légitimer. Pour le pouvoir, il est l'être moyen par lequel imposer son ordre.
L'expert s'enferme ainsi dans les paramètres souhaités par telle entreprise, telle industrie, tel intérêt privé. Il ne citera pas Coca-Cola dans une étude sur l'obésité parce que la marque a financé l'étude. Il affirmera que les variations climatiques ne sont pas liées à l'activité industrielle parce que Exxon Mobil subventionne ses recherches. Il nous faudrait un nouveau Molière pour faire subir aux experts le sort que l'auteur du Malade imaginaire a réservé aux médecins de son temps.
La médiocratie ne pousse-t-elle pas aussi à l'affadissement du discours politique ?
Sans surprise, c'est le milieu, le centre, le moyen qui dominent la pensée politique. Les différences entre les discours des uns et des autres sont minimes, les symboles plus que les fondements divergent, dans une apparence de discorde. Les « mesures équilibrées », « juste milieu », ou « compromis » sont érigées en notions fétiches. C'est l'ordre politique de l'extrême centre dont la position correspond moins à un point sur l'axe gauche-droite qu'à la disparition de cet axe au profit d'une seule approche et d'une seule logique.
Dans ce contexte médiocre, règne la combine. Les gouvernants se font élire sur une ligne politique et en appliquent une autre une fois élus, les électeurs profitent des municipales pour protester contre la politique nationale, votent Front national pour exprimer leur colère, les médias favorisent ces dérapages en ne s'intéressant qu'aux stratégies des acteurs. Aucune vision d'avenir, tout le jeu politique est à courte vue, dans le bricolage permanent.
Comment résister à la médiocratie ?
Résister d'abord au buffet auquel on vous invite, aux petites tentations par lesquelles vous allez entrer dans le jeu. Dire non. Non, je n'occuperai pas cette fonction, non, je n'accepterai pas cette promotion, je renonce à cet avantage ou à cette reconnaissance, parce qu'elle est empoisonnée. Résister, en ce sens, est une ascèse, ce n'est pas facile.
Revenir à la culture et aux références intellectuelles est également une nécessité. Si on se remet à lire, à penser, à affirmer la valeur de concepts aujourd'hui balayés comme s'ils étaient insignifiants, si on réinjecte du sens là où il n'y en a plus, quitte à être marginal, on avance politiquement. Ce n'est pas un hasard si le langage lui même est aujourd'hui attaqué. Rétablissons-le.
A lire
Gouvernance, le management totalitaire, d'Alain Deneault, éd. Lux (2013)
La Médiocratie, d'Alain Deneault, éd. Lux (2015)
Idées
akhesa
Pour mon album Panini jamais terminé, wanted la Rocheteau collector 1976 !
· Il y a presque 9 ans ·erge
Et les déboires de Platini sont quand même plus intéressants que ceux de madame Bovary... Au fait, j'ai des figurines Stars Wars à échanger, si ça t'intéresse...
· Il y a presque 9 ans ·arthur-roubignolle
Ben non, je ne collectionne que les Bernard et Bianca.
· Il y a presque 9 ans ·petisaintleu
Ah oui, Elise ou la vraie vie ! Mon prof nous l'avait aussi fait lire ! Et Don Juan de Molière, et Gargantua, et Guillaume Apollinaire, et Marivaux, et Beaumarchais, et Voyage en Italie de Jean Giono, et le Voyage au bout de la nuit de Céline au Lycée, et le Candide de l'incisif Voltaire, et Blaise Pascal, et Camus mon préféré ; le Mythe de Sisyphe, une bombe. Ma fille lycéenne encore il y a cinq ans serait donc la dernière des Mohicanes, avec encore Jarry ou Emma Bovary à son actif ? Et comment vont-ils choisir les trois livres ? Un classique, un romantique, un moderne ? quelle réduction !
· Il y a presque 9 ans ·fionavanessa