Talkin' 'bout my generation
clotildedemarelle
Elle est plutôt jolie. Sa famille lui répète en permanence. Ses collègues aussi. Certaines connaissances, en général les plus enrobées, l'appellent «ma belle». C'est une mignonne, d'une fadeur assez rassurante. Les hommes ressentent une certaine fierté quand ils la baladent en voiture. Ses amies ne la considèrent pas comme une concurrente et la complimentent toujours sur sa coiffure. Sa grand mère paternelle pense qu'elle est la neuvième merveille du monde, la huitième place étant occupée par le propre fils de cette dernière.
Elle approche dangereusement de la trentaine. Travaille dans la même entreprise depuis déjà dix ans. Rêve secrètement de faire autre chose dans la vie, mais ne s'en donne pas vraiment les moyens. Jusqu'à présent, ses efforts étaient concentrés plutôt sur la signature d'un CDI sentimental. L'histoire a finalement abouti à une rupture pas vraiment conventionnelle, puisqu'elle s'est faite renvoyée de son couple du jour au lendemain.
Elle était pourtant bien partie. Elle a passé la moitié de sa jeunesse à respirer pour deux, sans qu'on lui demande d'ailleurs. Heureusement, elle a évité l'écueil de l'enfant. Ce ne sont pas des choses qui se pratiquent à Paris, l'enfant à moins de trente ans. Pourtant, elle l'avait imaginé, son monospace rempli de beaux blondinets (elle avait grandi en province et en gardait quelques rêves). Elle s'était prise à vouloir une vie bien rangée, à chaque fois avec des hommes choisis au départ pour des raisons à l'extrême opposé. Elle voulait le grand frisson, comme Clotilde de Marelle avec son Bel-Ami. Pour la faire rêver comme il fallait, elle fréquentait donc des fils de riches habités du complexe de la cuillère en argent, ou des hommes ayant clairement des problèmes non réglés avec leur mère. Le genre d'individu qui entreprend de s'autodétruire à coup de coke, de soirées, de parties de FIFA, de mauvaises fréquentations ou de coups d'un soir. Ou de tout cela à la fois. Elle voyait en chacun d'eux l'artiste maudit (des fois, ils écrivaient des poèmes). Tout son entourage, non aveuglé par l'amour, reconnaissait simplement à tous les coups l'archétype du looser de base. Elle avait espéré, une fois son appétence d'adrénaline rassasiée, que son homme se calme. Seulement, en général, ils ne se calment pas. Même dans les films, le genre bourgeois rebelle finit presque toujours accidenté de la route. Elle aurait du le savoir, qu'elle se retrouverait, stupide évidence, à déprimer seule dans un 25 mètres carré.
Elle est donc, comme à peu près la moitié des trentenaires parisiennes, célibataire, lorsque le reste de la France fait exploser les statistiques à coup de pavillon et de monospace -le fameux- achetés à crédit dès 23 ans. A Paris, se retrouver seul à 30 ans est une malheureuse vérité qui ne choque plus car, à Paris, tout va plus vite qu'ailleurs, sauf les sentiments. Elle est donc presque jeune, presque jolie, presque parisienne, et complètement désemparée.
Elle déprime. Tellement qu'on dirait qu'elle y prend du plaisir. Comme un retour à l'état larvaire de l'adolescence. Elle renie tous les efforts que le «Elle» impose. C'est drôle comme partager de la junk food et une barre géante de Toblerone à deux, à une heure du matin, après l'amour, nous donne tellement l'impression de vivre. Et comme l'ingestion compulsive d'une boîte de gâteaux à minuit, seule dans son lit, se rapproche nettement plus du sentiment de la mort. Elle se trouve molle. Elle s'achète des fringues, essentiellement des pyjamas, puisque sa chambre est devenue, soyons francs, le lieu qu'elle fréquente le plus. Aidée par une horde d'amies dans le même cas, elle s'autorise cette délicieuse descente aux enfers, mais s'interdit d'écouter n'importe quelle chanson porteuse d'un certain spleen. Trop douloureux.
Et puis, de temps en temps, elle rencontre quelqu'un. Au bar, au travail ou au bras d'une autre. Elle a souvent eu envie de se tatouer «ce qui ne te tue pas te rend plus fort». En anglais, ou en latin pour plus de discrétion. Elle a bien fait de s'abstenir, puisqu'elle semble n'avoir retenu aucune leçon du passé. Elle s'emballe toujours pour un garçon qui, dans la plupart des cas, est un doux sosie de l'un des attardés affectifs ayant brisé sa vie. Elle change alors ses rituels. Arrête enfin de manger. Rouvre son répertoire de chansons mélancoliques. Ne regarde plus la télévision, reste juste allongée dans le noir et écoute du Lana Del Rey en rêvant. Aujourd'hui, il lui a dit bonjour en la croisant dans le couloir. Il la veut, c'est certain. Il ne l'a toujours pas appelée, mais il le fera, elle le sait. Toutes ses amies lui ont confirmé d'ailleurs. Sauf deux ou trois, qui en ont un peu marre de la ramasser à la petite cuillère. Il est vrai que l'heureux élu n'a sûrement pas possibilité de s'engager, du fait d'une femme avec qu'il habite, par exemple. Ou d'une envie de satisfaire la moitié de la moitié féminine de la capitale. Mais il en faut plus pour effrayer une amoureuse. Et Lana dit bien «he hit me but it felt like a kiss». Elle doit aimer cela, souffrir. Ou c'est peut être juste de sentir son cœur battre qui la fait foncer droit dans le mur. Elle se dit que cette fois, c'est le bon. Il est pris, infidèle par conséquence, pas vraiment drôle à y regarder de plus près, affiche déjà un surpoids au niveau du ventre, semble assez arrogant et veut clairement flatter son ego en se prouvant qu'il peut encore plaire, mais elle y croit. Elle est assez touchante. La même histoire vient d'arriver à une de ses amies, elle a passé des heures au café à lui dire d'abandonner. Mais pour elle, ce sera différent. Elle a beaucoup de défauts, certainement. Mais au moins, elle est optimiste. Et elle essaie, même si le rêve du monospace semble encore bien loin. Surtout qu'elle n'a toujours pas le permis.