Babel est une femme

Constantin Yvert

  L’été ne montre le bout de son nez qu’au moment où on l’attend le moins. Il m’a surpris, par hasard, au détour d’une ruelle humide et rocailleuse, au commencement de mai. Les fleurs et les enfants arboraient leurs sourires de plantes vivaces, et le soleil irradiait leurs visages d’un faisceau charmant. Je décidais de m’assoir dans un parc foisonnant qui jouxtait un cours d’eau, là, en plein cœur de Paris. Puis j’ai sorti un livre, « L’art du roman », dans lequel Milan Kundera nous explique que son art, il le tient aussi de la musique. J’étais fasciné : cette correspondance des notes et des mots… Un langage, c’est un univers à soi.

  A côté de moi résonnait, comme une mélodie en mode mineur, une discussion apaisée entre deux hommes âgés. Ils s’exprimaient en arable littéral, et la sécheresse de leurs gorges rappelait l’âpreté du désert. Je ne comprenais pas le sujet de leur conversation, mais la douceur de leurs voix était rassurante, presque envoutante. Le volume sonore était si faible qu’il fallait focaliser toute son attention sur celles-ci ; de leurs chants, elles étouffaient comme par magie le ronronnement ample des moteurs de voitures.

  Puis, par un contrepoint du destin, j’ai vue surgir Sonna. Elle ressemblait à une de ces vieilles filles que la rue a rongé comme le sel ronge la pierre. Ses dents étaient disposées en rangées désordonnées et cannibales, prêtes à saisir leur proie au moindre signe d’hostilité. Ses yeux d’encre noire semblaient héberger la mort, et sa chevelure drue et froissée croulait sous le poids de l’errance. Elle s’est approchée, tonitruante, des deux hommes qui discutaient à ma droite – sa peau était aussi noire que du pétrole, et cette peau prolongeait l’encrier agité de ses yeux – pour interrompre brutalement leur conversation d’un cri sortit du fond des âges. Cette manifestation épidermique de toute sa faiblesse était en quelque sorte le soubresaut de son humanité oubliée ; elle voulait être entendue. Les deux hommes, à la fois surpris et habitués aux énergumènes qui peuplaient le quartier, ne répondirent pas. Puis l’un des deux commença par souffler quelques mots incompréhensibles dans l’oreille de l’autre, sur un ton plus bas encore que celui adopté depuis le début de leur conversation. Quelle ne fut pas leur surprise lorsque, tournant instantanément la tête vers Sonna, ils constatèrent qu’elle avait entamé une discussion dans un arabe parfait. Debout, triomphante et fébrile, elle dominait de son piédestal de crasse la maigre assistance du jardin public.

 J’étais toujours assis sur le même banc que mes camarades du silence, amusé par la scène. Je ne comprenais toujours rien de leurs échanges, si ce n’est que je pouvais observer Sonna prendre part à la conversation avec une aisance déconcertante. En quelques secondes, elle avait gagné ses lettres de noblesse et son droit à la parole. Je souriais. Elle me vit, et se tourna vers moi comme une lionne, avec la même fulgurance que lorsqu’elle avait abordé les deux hommes du banc :

- Tu crois que je ne sais pas parler ta langue ?

- Je n’en sais rien, mais vous me fascinez. Comment avez-vous appris l’arabe ?

- Au Maroc. Je suis peut-être noire, mais je suis née marrakchi. Et je parle d’autres langues aussi, regarde : I love you, ti amo, me gustas tu... !

  Ces déclarations d’amour imprévues renforçaient mon excitation. Une héroïne de roman comme elle, je la cherchais depuis des années dans les caractères qui noircissaient infiniment les pages blanches de mes livres. En me réconciliant avec la force des mots, elle me réconciliait avec la vie. 

  • ce que j'aime dans ce texte, ce sont les sonorités, le doux mélange des mots, des bruits et des notes. ce que j'aime dans ce texte ce sont surtout toutes ces descriptions des sens exacerbés...j'aime ce texte !

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Violon manray orig

    Juliette Delprat

  • Merci pour vos remarques! Il manque en effet un passage entre la page 2 et 3, le site semble l'avoir tout bonnement "avalé". La fin est un peu brouillon car j'avais écrit ce petit texte pour un concours qui imposait un nombre très réduit de signes. La fin sera mieux intégrée au récit la prochaine fois car, il faut le reconnaître, celle-ci tombe un peu comme un cheveu sur la soupe...

    · Il y a presque 14 ans ·
    Img 2048 orig

    Constantin Yvert

  • Une disparition au bas de la page 2, surement le fruit d'un langage autophage

    · Il y a presque 14 ans ·
    1111 orig

    Claude Zsurger

  • Entre la 2 et la 3, il manque une liaison, sinon, pouvez-vous expliquer pourquoi vous laissez le texte ainsi ? Foisonnant ! Comme les poissons dans une eau fraîche ! Mais pardonnez-moi, un peu confus .

    · Il y a presque 14 ans ·
    Ma photo

    theoreme

  • Voila une ballade qui me fait un peu penser à "Zora sourit", c'est de la diversité de l'humain que nait l'intérêt de l'humanité et on e le dit jamais assez.
    Juste une question, j'ai l'impression qu'il manque un morceau de texte entre la page2 et la page 3, non ? Si non, toutes les excuses pour la méprise.
    Hana

    · Il y a presque 14 ans ·
    Logo pf hana k orig

    hana-capnik

  • Tu as raison. Dans la vie, il y a des rencontres inoubliables en effet. Merci pour ce joli moment de partage.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Extraterrestre noir et blanc orig

    bibine-poivron

  • Très belle écriture. Sonna et son pouvoir, femme mystérieuse... (elle sait parler aux hommes !)

    · Il y a presque 14 ans ·
    Prince charmant orig

    princessesansdurillon

Signaler ce texte