TCA : on s'en sort

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J'ai décidé d'écrire un petit témoignage, sans prétention.

Pour d'éventuelles personnes qui seraient encore piégées dans les troubles du comportement alimentaire – anorexie, boulimie.

Parce que je réalise que, en étant sortie, alors peut-être puis-je aider les autres, du moins leur dire haut et fort que, si, si, on s'en sort, leur redonner un peu d'espoir.

 

J'ai décidé d'écrire sur ces onze longues années d'enfer – c'est le mot, c'est exactement le mot. De leurs débuts à leur fin, car aujourd'hui je suis guérie – et dieu sait que je pensais en mourir. Dieu sait que je croyais fermement que j'allais en crever, ni plus ni moins.

 

Non, aujourd'hui, je ne jeûne plus, je ne vomis plus, je ne suis plus obnubilée par la nourriture, je ne me pèse plus dix fois par jour, je ne vais plus de cliniques en hôpitaux, j'ai retrouvé cette liberté sans nom, cette liberté que ne peuvent pas imaginer les personnes encore malades.

Car c'est le mot, là aussi : liberté.

Manger, sans culpabiliser, sans s'en soucier. Manger trop parfois, moins d'autres, avoir retrouvé un équilibre. Avoir fait la paix avec mon corps, ne plus compter les calories, avoir autre chose en tête que la nourriture encore et toujours. Ne plus être fascinée par les os, les avoir désormais en horreur, accepter les courbes, la féminité du corps, être débarrassée des obsessions, des rituels, de ces troubles à la douleur innommable...

 

 

J'ai 29 ans.

Mes troubles ont commencé à 14 ans.

Ils ont disparu, et j'avoue ne pas avoir de réel remède, il y a trois ans.

 

 

La maladie est apparue - comme pour beaucoup - à cet âge où le corps change, où on ne contrôle alors plus rien. On se regarde devant le miroir en grimaçant, on se demande pourquoi ce corps à décidé de se modifier, évoluer - puberté oblige. On est fragile, adolescent, certains passent ce cap sans trop d'encombres, d'autres ne peuvent le supporter, et alors, la faille s'ouvre, béante, et alors, les troubles s'y infiltrent, insidieusement.

 

J'ai retrouvé d'anciennes photos chez mes parents, des photos de cet été où tout a commencé. Et quand je les regarde, je réalise que je n'avais pas besoin d'entamer ce régime, ce régime que j'ai décidé de faire pour tenter d'empêcher mon corps de s'épanouir.

 

Sur les photos de cette époque, je ne suis ni maigre, ni ronde, j'ai un corps normal, je suis même plutôt mince. Et pourtant, le régime a commencé. C'était un été doux et agréable, pendant des vacances merveilleuses que je passais avec ma cousine. On mangeait beaucoup, on adorait acheter des bonbons et les grignoter en refaisant le monde. Je ne sais plus pourquoi, au retour, j'ai commencé à me sentir très mal dans ma peau, à me comparer aux autres, à vouloir cesser de grandir. Je ne sais pas ce qui s'est passé dans ma tête, mais j'ai décidé que je devais maigrir. Je me rappelle qu'à la radio débutait Britney Spears. Lorie me cassait les oreilles, toutes mes amies l'adoraient : moi, elle me saoulait avec ses histoires de meilleures amies... La fin de l'été est arrivé, j'avais profité des vacances, mangé, mangé trop, et j'ai décidé mordicus que j'allais perdre du poids pour me sentir mieux dans ma peau.

 

J'ai commencé à évincer certains aliments. A bannir féculents, viande rouge, sucreries...

J'avais tout d'abord décidé de devenir végétarienne. Mon corps me faisait horreur, au moins autant que l'idée de manger du cadavre – comme je le disais alors. Et puis, c'était aussi une bonne excuse pour réduire les aliments que j'acceptais d'avaler, que de bannir toute viande, blanche ou rouge, saignante ou à point.

 

Dans la cour de récré, les filles populaires étaient si… parfaites. Moi, je me sentais mal, cachée dans mes baggy et mes sweat à capuche, en mode garçon manqué.

J'ai éliminé, encore, et encore, les aliments, notant mes obsessions dans des carnets. Dans les magazines, je découpais soigneusement tout ce qui avait un rapport avec l'image de soi : comment maigrir, quel sport faire, quels exercices avant l'été, etc. Je m'étais fabriqué tout un dossier sur, on peut le définir comme ça : « comment apprendre à devenir maigre ».

 

Et puis de végétarienne, j'ai décidé de devenir végétalienne. Je me rappelle d'une phrase de mon cousin, qui voyait ces changements d'un mauvais œil.

 

« L'année dernière, j'étais végétarienne, là, t'es végétalienne, l'année prochaine, tu seras quoi, anorexique ? »

J'avais rigolé, sans parler que l'anorexie, je savais pas trop ce que c'était. Et pourtant, mon cousin avait déjà tout deviné, il avait vu ce qui allait advenir de moi.

 

Ma mère a eu de graves troubles alimentaires alors qu'elle avait mon âge. Elle continue de manger peu et très sainement, elle n'est, encore aujourd'hui, pas totalement guérie. Une sorte de concurrence est apparue entre nous, un peu façon : c'est à celle qui mangera le moins. Celle qui fera le plus de sport.

 

Je faisais beaucoup de randonnée, je marchais des heures durant dans les montagnes où je vivais. Le soir, après les cours, je m'adonnais à de nombreux exercices dans ma chambre, le ventre à moitié vide, et notant toujours tout sur mes carnets. Mon poids baissait, et c'était jouissif. A cette époque, je ne savais pas encore vomir. J'essayais, j'y passais des heures – quand je craquais sur un aliment « interdit » par exemple. Mais voilà, mon corps refusait de rendre ce que j'avais honteusement avalé.

Et c'était terrible, de manger, de craquer sur un aliment jugé interdit, et ne rien pouvoir faire contre sa digestion, son assimilation. Lorsque je faisais preuve de « faiblesse », que j'avalais un peu de pain, ou un gâteau, je devenais complètement folle, et alors c'était le cutter contre ma peau, pour me punir, la lame qui fendait l'épiderme, le sang qui coulait. Je me marquais au fer rouge, c'était la sanction pour avoir osé avaler quelque chose de défendu.

 

Je sentais que mon comportement était anormal, mais à l'époque, les TCA n'étaient pas encore aussi communes qu'aujourd'hui, et je pensais tout bêtement être folle à lier. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait, ni si ça avait un nom, ni comment m'en débarrasser. Aujourd'hui, on parle beaucoup de ces troubles : ça s'est généralisé, c'est presque « à la mode », si l'on puis dire. Mais pendant mon adolescence, je ne savais pas ce qui m'arrivait, et je pensais sincèrement être folle.

 

Le poids baissait donc, et pourtant, moi, je me sentais de plus en plus grosse. C'était le monde à l'envers.

Toute l'époque du lycée, je ne me rappelle que de ce mal-être vis-à-vis de mon corps, d'une amie qui me disait que je maigrissais trop, cette amie qui me fusillait du regard à la cantine parce que je ne touchais à rien ou déplaçais les aliments du bout de ma fourchette. Je me rappelle frôler les murs, arrondir les angles, me sentir grosse au possible. L'été, je ne me débarrassais jamais de mon pull. Plutôt crever de chaud que de montrer mes bras jugés trop épais. Et des jeans, larges, pour noyer mes cuisses jugées trop grosses. Je me rappelle de ce détail : j'avais chaud, terriblement chaud, emmitouflée comme en hiver en plein été.

 

Et puis, le lycée fut terminé, je suis partie sur Lyon faire mes études. Et là, force de m'entraîner, je suis parvenue à me faire vomir. Déclic fatal.

De là, la boulimie est apparue et a prospéré. Quand on sait vomir, on ne voit pas pourquoi on se priverait de manger : ça rentre, ça ressort, autant en profiter ! Tous ces aliments que je m'interdisais soigneusement, je les avalais en haute dose, et je vomissais. C'était simple ; c'était facile, c'était pratique. Ce fut le début du cercle vicieux, l'anorexie, la boulimie, leur alternance. On mange de plus en plus, on vomit de plus en plus, et puis le piège se referme, on ne parvient plus à s'arrêter, on est prit de pulsions, on ne contrôle plus rien. On a besoin de manger, on culpabilise, on se fait vomir, on re-mange, on re-vomi, entre le manque de nourriture et l'excès, on ne gère plus rien, on subit, on obéit aux lois de cette petite voix intérieure qui nous répète sans cesse combien on est trop grosse, combien on est faible, combien on doit maigrir pour être heureuse.

 

Maigrir pour être heureuse… Quel doux mensonge... On perd du poids, nos os saillent, mais jamais, jamais cela ne nous rend heureux, jamais, on ne réalise notre maigreur. C'est même là tout le contraire : plus on maigrit, plus on se sent mal. Plus on se sent grosse. Plus on se prive. Cercle vicieux.

 

Mon poids était bas, ma nourriture m'obnubilait, l'alternais entre jeûnes et vomissements. Doucement, cela était devenu comme un mode de vie, une identité. J'étais coincée, incapable de changer, les troubles alimentaires étaient en quelque sorte devenus ma personnalité. Je n'imaginais pas vivre sans.

 

J'ai été hospitalisée plusieurs fois. On a essayé de me réapprendre à manger. D'abord des aliments sains, en petite quantité : un quart d'assiette, puis la moitié, ainsi de suite. Je pleurais d'avaler un morceau de pomme de terre, je pleurais devant mes haricots verts à la vapeur. Emplie de culpabilité, je parvenais à passer outre la surveillance des soignants et vomissais tout ce que j'avalais forcée, contrainte. Je suis même parvenue à maigrir en pleine hospitalisation, jetant en douce mes plateaux repas, faisant des abdos en douce dans ma chambre : je n'étais aucunement impliquée dans les soins. Plus crever que de grossir. Je voulais guérir, oui, mais… tout en continuant à maigrir.

 

Je me rappelle les hospitalisations, les autres filles, la course à qui serait la plus maigre du couloir. Je me rappelle les plans pour passer entre les mailles du filet des soignants, pour vomir, jeter la nourriture, faire du sport, mentir, mentir à tout va. Je me rappelle les conseils entre nous : s'échanger des noms de laxatifs efficaces, signer des contrats de jeûnes, s'associer pour sombrer encore un peu dans ce lieu où l'on était censées essayer de guérir.

Je me rappelle un soir avoir mangé, pleine de bonne volonté, et je ne l'ai pas supporté. Je suis devenue folle, j'ai hurlé, menacé les infirmières : « donnez-moi un vomitif, j'exige un vomitif, je ne peux pas garder tout ça ! » J'étais infernale parce que j'avais avalé un steak avec des pâtes, autant dire rien de dramatique, autant dire un repas normal. Mais dans ma tête, c'était trop. C'était énorme. Ils m'ont fait avaler quelques pilules, et je me suis calmée.

J'ai essayé ensuite d'être sérieuse, on m'a dit que je faisais des efforts, j'ai coupé les liens avec les filles qui cherchaient à s'enfoncer, on me disait que j'avançais, mais au fond, moi, je ne voyais rien, je souffrais simplement, entre crises de larmes et crises de nerfs tout ça pour une bouchée de carottes râpées.

 

Au final, j'ai quitté les hospitalisations, repris mes études. Mon père venait parfois me voir, il me disait combien j'étais moche, « on ne voit que tes os, tu fonds comme neige au soleil, ça ne peut pas continuer ». Et pourtant, je continuais, je ne savais plus faire que ça, jeûner, manger, vomir, me peser. Je suis redescendue à 45kg pour 1m73. L'hyperactivité liée au jeûne s'était atténuée, j'étais épuisée, et mes os me faisaient mal. Je ne tenais pas assise, mon corps tout entier me faisait souffrir.

 

Souvent, trop souvent, je tombais dans les pommes. Dans le bus, dans la rue, à mon école. J'avais l'habitude, je me retrouvais souvent aux urgences, à serrer les dents pour éviter qu'on ne me fasse gober un morceau de sucre. Parce que c'était trop, un morceau de sucre, ça allait me faire gonfler comme un ballon, alors je serrais les dents, je refusais. On me laissait sortir, et les malaises continuaient, très régulièrement.

 

Petit à petit, j'ai compris que je ne pourrais jamais faire machine arrière. Petit à petit, j'ai commencé à me dire que j'allais en crever. A bout de forces, entre mes prises de sang régulières, les compléments, les laxatifs, les séances chez le psy, mes interdits bancaires en phase boulimique, mes malaises en phase anorexique… à bout de force, j'ai commencé à penser que ces troubles allaient me tuer. Mes dents, doucement, se déchaussaient, mes cheveux tombaient par poignées. La seule fin possible était la mort. J'étais en train d'en crever, j'en étais certaine.

 

Je me voyais énorme, et ce détail m'a toujours interloquée depuis que je vais mieux : comment la vision peut-elle être ainsi modifiée ? Comment peut-on voir de la graisse là où saillent les os ?

 

Les troubles ont continué leur emprise, je ne parvenais pas à ne serait-ce qu'imaginer la vie sans eux. C'était « moi », c'était ma différence, ça me rendait unique, c'était mon identité, ni plus, ni moins.

 

Les années ont filé, sans amélioration, la routine était la même, la souffrance, la douleur également. Et puis, j'ai commencé à vomir du sang, mes dents se sont cassées, brisées. J'ai senti le début de la fin, mais je ne savais plus arrêter la machine, ça allait trop vite, c'était constant, permanent, jusque dans mes cauchemars où je rêvais bouffe, encore, toujours.

 

Les années ont passé, et il y a trois ans, j'ai emménagé chez mon petit-ami. Il m'a clairement fait comprendre que j'allais devoir guérir, qu'il ne supporterait pas longtemps ces troubles-là. J'ai alors d'abord pensé : notre histoire ne durera pas, je suis « comme ça ».

 

Je ne sais pas comment les choses se sont réellement améliorées, je n'ai pas de potion, de remède miracle à vous donner, mais je crois que j'ai eu tellement peur qu'il me quitte à cause de mes troubles alimentaires que j'ai trouvé quelque part une volonté que je ne me soupçonnais pas. J'ai dû découvrir en moi une force qui est allée contre les TCA, qui m'a permis de me sauver.

 

Je me retenais de vomir, et ça me rendait, ni plus, ni moins, cinglée. Je tournais comme un lion en cage, en larmes, en crise de nerfs, essayant de résister, résister à l'appel des toilettes. J'ai réappris, en douce, à manger. Comme je l'avais appris en clinique, petit à petit. J'attendais qu'il soit fier de moi, j'attendais qu'il me dise quelque chose comme, tu avances, je vois que tu avances, tu es sur la bonne voie. Et puis, en quelques semaines, mes troubles alimentaire que mes psys avaient toujours jugés graves, ont fini par n'être qu'un souvenir. Je ne ressentais plus le besoin de me remplir, de jeûner, tout s'est volatilisé. Il aura fallu quelques semaines, quelques mois, à manquer de sombrer dans la folie pour perdre mes habitudes. Pardon, mais je dois l'avouer, ça a presque été… trop facile. Moi qui avait essayé d'en sortir pendant des années sans jamais y parvenir, je venais de me sevrer de mes réflexes maladifs. Je ne sais toujours pas ce qu'il s'est réellement passé, mais j'ai guéri.


Je sais que je dois rester cependant attentive aux "signes", pour ne pas rechuter, je sais que je resterai fragile face à la nourriture, mais pour le moment, ça se passe bien, je sais me reprendre si je vois quoi que ce soit de maladif tenter de revenir.

 

Au début de la guérison, je me suis sentie un peu paumée, disons : vide. Moi qui pensais que ces troubles étaient ma façon d'être, je me retrouvais « normale », ce qui me semblait péjoratif. Lorsque j'étais malade, je pensais que ces troubles me rendaient unique, que je ne serais rien sans eux. C'est souvent ce que pensent les malades : sans les TCA, ils ne sont rien. Il n'y a rien de plus faux, sans les TCA, on découvre que l'on est énormément de choses, bien plus qu'on n'osait l'imaginer.

 

Et puis, rapidement, la liberté redevenue m'a submergée. C'est complètement indescriptible, c'est quelque chose que l'on ne peut absolument pas imaginer quand on est encore dans le trouble. Plus besoin de compter, calculer, se peser, jeûne, vomir, en rêver, plus de malaises, de cliniques, non, juste la liberté loin de cette cage, de cette prison, de ce piège. J'ai beaucoup de chances, outre mes dents, je n'ai pas de séquelles graves.

 

J'aimerais tant faire goûter cette liberté à mes amies encore affectées par les TCA, pour leur donner la force de la découvrir elles aussi, la désirer, se battre encore.

Car c'est merveilleux, de se libérer de ses chaînes, d'enfin pouvoir penser à autre chose, de ne plus obéir à la petite voix, cette fichue, cette putain de petite voix qui veut toujours que le poids baisse, cette petite voix qui en réalité, ment d'un bout à l'autre, qui ment du début à la fin.

 

Non, je n'ai jamais été heureuse en étant maigre, non, le bonheur ne dépend pas du poids.

Je n'ai jamais été heureuse ou bien dans ma peau pendant ces onze années de troubles du comportement alimentaires. Alors à quoi bon maigrir à perdre haleine ?

Il faut garder espoir, s'accrocher, faire preuve de patience, de volonté, et lorsqu'enfin on aperçoit le bout du tunnel, lorsqu'enfin on découvre la liberté que nous avions perdu…

Je veux que ceux qui en souffrent encore sachent que même lorsque l'on n'y croit plus, il faut s'accrocher, je veux qu'ils sachent qu'on s'en sort, j'en suis la preuve, moi que croyait que j'en mourrais, qu'on me retrouverait morte écroulée à côté de la cuvette des toilettes.

Je veux dire et hurler fort : ce n'est pas une finalité, une identité, c'est un trouble, une maladie, et la vie sans est tellement plus belle, épanouissante.


Le noter, noir sur blanc : on peut en guérir.



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