Tempête dans les arbres d'Hawaï.
Sophie Gardner Roberts
Je gravis les cent marches qui mènent à la cabane dans les arbres que j'ai louée, avec l'impression de gravir une montagne. J'ai le souffle coupé, pas uniquement par l'effort, mais par la beauté de l'endroit. La petite cabane en bois vert se camoufle dans la jungle et paraît toute droit sortie de l'imagination de Daniel Defoe. La grande terrasse offre une vue imprenable sur la mer. Je me prends pour Robinson Crusoë, découvrant le cabanon abandonné d'un chasseur reclus. J'entre et me perche sur le lit en mezzanine, sourire béat accroché à mes lèvres, quand j'entends qu'on tousse poliment. Dans l'encadré de la porte, se tient un grand brun d'environ 25 ans, avec une valise en cuir. Me voilà encore malgré moi, le souffle coupé. Ses yeux bleus comme un ciel d'été à la tombée de la nuit, dégagent une assurance déconcertante. « Hello there ! » me lance-t-il avec un accent anglais à fondre par terre. Je descends me présenter. Son regard plonge dans le mien et un silence, qui ne dure pourtant que trois secondes, résonne d'intensité entre nous. Je sens un vide angoissant en moi. Mais aussitôt, un petit sourire gêné se dessine sur son visage et je suis tout de suite plus à l'aise. Mes parents étant anglais, je n'ai pas la barrière de la langue, mais son physique de statue grecque ne me laisse pas de marbre et ma langue se change en pierre. Je m'excuse illico dans la salle de bain pour prendre une douche et me rendre plus présentable. Une fois rafraîchie, mais pas encore calmée, je me rends sur la terrasse où le dieu grec est en train de régler un appareil photo. Intriguée, je lance la conversation sur son boîtier. J'apprends qu'il est en train de faire un tour du monde et qu'il espère vendre ses photos à une célèbre revue de voyage. Il reste à North Shore deux nuits. Pendant qu'il parle, je le regarde attentivement. Visiblement sportif, ses mouvements sont assurés, précis et une force se dégage de sa personne. Son visage est doux, une barbe de trois jours ombrage sa mâchoire. J'évite de regarder ses yeux et me concentre sur ses mains qui manipulent son appareil. Il a énormément voyagé et a plusieurs histoires à me raconter. Nous restons deux heures sur la terrasse, entourés par la jungle. Je l'écoute avec plaisir, charmée par sa voix et ses gestes. J'évite son regard bleu abyssal, dont j'aperçois des flashs quand il se tourne vers moi. Pendant que nous parlons, le temps vire et le ciel s'assombrit. Une tempête approche. Les premiers éclairs barrent le ciel et le tonnerre gronde aussitôt, l'air est lourd et humide. Nous rentrons et décidons de préparer des cocktails au rhum, le temps que la tempête passe. Nous nous asseyons sur le lit du bas, et trinquons. Le vent se lève dehors, secouant les arbres. Nous restons silencieux un moment, sirotant notre rhum, quand la lumière s'éteint. Plus d'électricité, nous voilà plongés dans l'ombre. L'alcool me monte à la tête et je ris facilement à ses plaisanteries. Nous sommes face à la baie vitrée et regardons le déchaînement des éléments dehors, l'air est électrique entre nous. Nous parlons de nos vies à chacun. Il lève les sourcils, étonné, quand je lui dis que je suis venue seule à Hawaï depuis Paris. « Chagrin d'amour ? », me demande-t-il. « En quelque sorte…et toi, alors ? Ce tour du monde c'est pour fuir quelqu'un ? » dis-je, curieuse d'en savoir plus. Il ne répond pas tout de suite et son regard s'assombrit. Dans la pénombre, je ne vois pas le bleu effrayant de ses yeux mais je le devine. Je baisse la tête et sent qu'il se lève. Il pose nos verres dans l'évier. Je sens son regard qui me transperce de là où il est. Il revient s'asseoir, tout près de moi, son bras frôle le mien. Je sens qu'il me fixe mais je ne me tourne pas. « Regarde-moi », me murmure-t-il. Je lève la tête. Son regard, noir dans l'ombre, m'aspire dans ses ténèbres et j'ai l'impression de tomber en arrière indéfiniment. Je frissonne mais je ne sais si c'est de froid ou de peur. Je sens que mon cœur va exploser hors de ma poitrine. Puis, il prend mon visage entre ses mains. Elles sont douces et chaudes, mais puissantes. Je ferme les yeux. En les rouvrant, je vois son visage à quelques centimètres du mien. A la lumière d'un éclair, ses yeux brillent d'un feu que je n'avais pas vu encore. Pendant un court, mais terrible instant, je crois qu'il va m'attaquer. Puis le feu se résorbe et devient aussi doux qu'une bougie. Il me sourit « N'aies pas peur de moi. » Il se rapproche et m'embrasse. Ses lèvres ont le goût vert de rhum et de citron. J'inspire une enivrante odeur d'acajou, de fleur de lys et d'écume. Finalement nos lèvres se séparent et nous nous regardons, haletants. La tempête fait rage dehors, je vois du coin de l'œil les cimes des arbres ballotées par les bourrasques, mais je n'entends rien.
J'ouvre les yeux et me redresse en sursaut sur la mezzanine. La tempête fait bien rage dehors, mais je suis seule, dans ma cabane dans les arbres d'Hawaï.
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