Tibet

petisaintleu

Suite de Débouchés. Et encore une retrouvaille

Jusqu'aux environs de 1940, les étrangers qui visitèrent le Tibet, dont la présence est avérée, se comptaient presque sur les doigts d'une main. La raison tenait tant à son inaccessibilité qu'à des motifs politiques. S'il était illusoire d'en surveiller les frontières, d'autres mesures furent prises. Sous peine de lourdes sanctions, il était strictement interdit de vendre quoi que ce soit à un étranger.

C'est donc naturellement que, dans leur très grande majorité, ce furent les franciscains, les jésuites et les capucins qui eurent l'honneur d'arpenter les plaines d'altitude, invités à séjourner dans les monastères bouddhistes, en qualité de lamas d'Occident.

En 1844, quatre années après mon escapade au Spitzberg, deux lazaristes parvinrent à mettre en place une mission d'exploration. L'hagiographie des explorateurs nous informe qu'ils convertirent un jeune lama, Samdadchiemba. Les Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Thibet pendant les années 1844, 1845 et 1846, rédigés par le père Évariste Huc, ne précisent pas, qu'en réalité, un quatrième homme fit partie du voyage. Il n'était d'aucune congrégation, ce qui justifie qu'il fut oublié pour ne pas froisser la gloire du christianisme et des missionnaires.

 

C'était donc eux, attablés, à se contenter d'une bouillie de farine d'avoine. Les hôtes se montrèrent contrariés. Ce n'est pas leur sens de l'hospitalité qui était en cause. Dans toutes les contrées où la survie est une lutte de tous les instants, elle est la règle. La peur des autorités était plus grande. N'allez pas croire que le Tibet, avant que la Chine ne l'investisse, était un paradis spirituel sur Terre. Nous étions plutôt dans une sorte de théocratie totalitaire, où les paysans étaient réduits en esclavage. Ils craignaient donc des représailles, bien que Samdadchiemba leur assure qu'ils avaient été reçus avec bienveillance par le onzième dalaï-lama, Khendrup Gyatso. C'était la vérité, sans aucun mérite de leur part, d'avoir été les invités d'un enfant de huit ans, qui leur délivra des lamyiks, des laissez-passer, qui devaient leur permettre d'obtenir le ravitaillement, le logement et le transport sans difficulté. À condition de trouver un paysan qui sache lire parmi les 99 % d'analphabètes.

 

Les explorateurs nous proposèrent donc de gagner la grange que l'on leur avait indiquée pour passer la nuit. Le temps d'y parvenir, je mis en marche toutes mes connexions neuronales. Comment allions-nous justifier notre présence dans un trou paumé de l'Himalaya, alors que depuis le début du siècle, seuls l'explorateur anglais Thomas Manning et le philologue et orientaliste hongrois Sándor Kőrösi Csoma parvinrent jusqu'ici ?

La géopolitique vint à mon secours. Tout au long du dix neuvième siècle, les tensions territoriales entre la Russie et la Grande-Bretagne étaient nombreuses du côté du sous-continent indien. Les Anglais avaient des pensées expansionnistes tandis que les tsaristes visaient à atteindre l'Océan indien. Nous nous fîmes donc passer, au grand dam d'Henri, pour des émissaires de la Couronne britannique, en mission spéciale auprès de tout ce que l'immensité himalayenne pouvait contenir, de l'Afghanistan à la Chine, de personnages influençables. Ces braves hommes, candides hommes de foi, nous crurent sans s'étonner de mon pseudo-accent anglais qui me faisait pourtant passer pour une vache espagnole.

Je pus alors me rapprocher de l'explorateur que je recueillis à moitié mort de froid à la station baleinière de Ny-Ålesund. Il me raconta comment il était passé des glaces de l'Arctique aux sommets enneigés. En revenant de sa malheureuse expédition, il se trouva à vouloir se changer les idées en repassant par la France. Pour les sujets de sa Majesté, notre pays était, une fois qu'ils avaient franchi la Loire, aussi exotique que les ruines de Rome, de Grèce ou d'Egypte.

Alors qu'il visitait le Quercy avant de gagner les Pyrénées pour y rejoindre le cirque de Gavarnie, le hasard voulut qu'il fît une halte à Caylus, dans le Tarn-et-Garonne. C'est là qu'il y rencontra le père Évariste qui venait faire ses adieux à sa famille avant de prendre la direction de l'Asie. Au bout de deux jours, le prêtre était convaincu que John Forwood pouvait lui être utile. Il l'emmena avec lui.

 

Que venions-nous faire au juste dans ces montagnes inhospitalières ? Ça ne faisait pas partie de nos plans initiaux et je n'avais aucune motivation de me retrouver le bras droit d'Arthur, membre fantôme gangrené par l'ascension d'un pic de huit mille mètres.

Je pensai donc que nous étions les jouets d'un moteur, admis dans un carburateur qui nous éjecterait vers l'inconnu et dont lui seul connaissait le lieu où nous échapperions à ses pistons pour retrouver notre libre-arbitre.

Je me dis que les retrouvailles avec John Forwood n'étaient pas le fruit du hasard. Nous le retrouvions alors que les missionnaires le libéraient, au terme d'une aventure de trois années qui les mena du Lassam à Lhassa, en passant par le monastère de Kumbum et de son arbre aux 100 000 images. Nous acceptâmes donc de le suivre quand il nous proposa de regagner le Rajasthan par le Kashmir.

 

Les prêtres nous mirent deux mules à disposition et nous firent don de vêtements dont nous n'eûmes cure du dépareillement, trop heureux de pouvoir enfin cesser de claquer des dents. En revenant, nous pourrions toujours les offrir à des ethnologues qui se feraient un plaisir de s'extasier devant des tuniques en peau de yack bicentenaires avant de les exposer au musée du quai Branly. À moins que je ne crée moi-même un musée du costume.

Nous nous mîmes en route. Comment décrire à un occidental contemporain les sensations que je ressentis ? Chez nous, bien des endroits recèlent de noms évocateurs. Ils plongent bien souvent leurs racines dans l'époque celtique, quand les druides faisaient le lien avec les forces de la nature.

Il en était de même dans ce pays sauf que chaque toponymie témoignait encore du respect et de la crainte de noms toujours évocateurs. Comment en serait-il différent quand la vertigineuse hauteur des cimes nous écrasait de leur majesté, quand le moindre névé est un glacier, le moindre glacier, un inlandsis ?

Les anciens donnèrent des noms qui reflètent l'humilité : le Ghang Rimpoche signifie le précieux joyau des neiges, le Nanda Devi est la déesse de la joie et l'Everest, le Qomolangma, la mère de l'univers. Les superlatifs ne sont jamais assez forts pour faire allégeance. On se prémunit par des charmes contre les déchaînements des dieux. Et s'ils déclenchent leur foudre, par une avalanche qui engloutit une vallée ou par un torrent qui se transforme en tsunami alpestre, on ne le devra qu'à une incantation mal dite.

Dans ce labyrinthe minéral, nous nous confiâmes à John pour nous mener vers les basses vallées de l'Indus. Pendant dix jours, il serait idiot de raisonner en distances tant elles sont aléatoires par les caprices de la météo et par la traitrise de l'air pur, qui transforme un décamètre en kilomètre. Nous progressions, tête baissée, pour nous protéger du vent glacial et pour oublier l'environnement hostile qui se succédait dans une écœurante monotonie. Le septième jour, nous préférâmes abandonner une mule qui nous retardait. Sa rusticité ne lui suffit pas à survivre au manque de fourrage que l'on nous refusait d'un signe du doigt, toujours le même, que j'interprétais comme un exorcisme pour nous inviter à déguerpir.

 

Enfin, nous parvînmes au pied de ce massif inhumain que nous regretterions quand bientôt nous fûmes assaillis par la moiteur tropicale. À chaque village, nous fûmes accueillis par des bambins dont la maigreur tranchait avec leur bonne humeur communicative et leurs dents blanches.

John jouait toujours au guide. Il était désormais en terrain conquis qui serait bientôt l'empire de Victoria. Il se fit une joie, dès qu'il se sentit en terre civilisée, pour nous imposer son flegme et son invariable tea time.

 

Le Britannique nous informa enfin de notre destination, jusque-là tue, trop concentré à nous sortir des mauvaises passes. Il sillonnait depuis quatre décennies toutes les mers du globe. Stupéfiés, nous apprîmes, qu'après avoir commencé comme mousse et participé à la bataille de Trafalgar, il accompagna William Scoresby au Groënland en 1822 pour référencer quatre cents miles de la côte orientale. Il n'en était pas à son coup d'essai dans les explorations polaires. Trois ans plus tôt, il quitta Porsmouth sur le Vostok pour participer avec Fabian Gottlieb Thaddeus von Bellingshausen à la deuxième circonvolution de l'Antarctique. Avant de toucher Port Jackson en Australie, ils accostèrent un mois plus tôt l'île Chatham pour se ravitailler en eau douce.

Il continua. Il n'avait guère le choix, il monologuait devant trois spectateurs muets de stupeur. En 1830, après avoir miraculeusement survécu à une vague scélérate en plein milieu du Pacifique et évité pirates en mer de Chine, ils échappèrent de peu au massacre par une tribu sur une île isolée de l'archipel des Andaman dans le golfe du Bengale.

Quand il arriva en Inde, il se fit embaucher par la Compagnie comme indiaman pour naviguer sur un navire marchand. C'est à cette époque qu'il fit la connaissance de Sir Charles Marway. Il devint son homme de confiance pendant huit ans pour amener en Angleterre des cargaisons de thé et de coton.

 

Nous rejoignîmes sa demeure de Bombay. En traversant la ville, je fus le seul à m'émouvoir de ces corps agglutinés à même le sol. Impossible de trouver une âme charitable pour m'épancher et pleurer l'insupportable injustice que je ressentais. Transportez-vous dans le métro parisien où un Indien s'étranglerait face à une affiche informant du prochain salon de l'érotisme. Vous auriez alors la sensation de solitude que je ressentis.

Fort heureusement, la sublime demeure coloniale qui nous accueillait me laissait espérer qu'enfin, nous allions pouvoir respirer à l'ombre des arbres d'ornement qui agrémentaient un sublime jardin.

  • Avez-vous également croisé Alexandra David-Néel ? Bon, peut-être plus tard ....

    · Il y a environ 10 ans ·
    Printemps   2011   n%c2%b0 n%c2%b0 016 n b

    akhesa

  • Encore, un volet particulièrement " fouillé ",c'est riche en tous points, que ce soit au niveau de l'écriture, des recherches, on sent que tu y a mis tes tripes, c'est enrichissant et passionnant, merci

    · Il y a environ 10 ans ·
    W

    marielesmots

  • Nous quittons les tunnels pour le Toit du monde. Quel saut ! Bon, pardonne-moi d'utiliser ton texte. Mais, j'ai en mémoire un magnifique roman de Michel Peissel "La tibétaine". Roman d'amour, d'aventures et historique aussi. J'avais adoré quand je l'avais lu.

    · Il y a environ 10 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

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