"Torse de femme" - Mina

Anne Bert

d'après le tableau "Torse de femme" de Félix Vallotton

N’as-tu jamais pensé, Mina, que souvent  nos pas nous guident vers d’inéluctables rencontres ?
La porte de ta chambre juste refermée,  je suis revenu  au musée reposer mes yeux sur d’autres silhouettes pour échapper à l’enfer du doute.  Tu  le sais, les musées sont mes  labyrinthes. J’aime  y déambuler  dans la tranquillité feutrée des conversations à voix basse et des  lentes chorégraphies des corps qui cheminent de tableau en tableau.
Cela m’apaise un peu.  J’y  vais  toujours après avoir fait l’amour avec toi, sans te cacher que  c’est pour y voir rencontrer d’autres   femmes. Tu me crois fou. Poursuivre des huiles et des gouaches est délirant, m’as tu affirmé.
Lorsque je t’ai quittée,  tu simulais le sommeil  le nez encore enfoui dans ta grande écharpe de soie jaune dénouée de notre étreinte. Mais pourquoi te vautres-tu dans ce doudou  juste après l’amour,  en gardant  les yeux  obstinément clos ?  Pourquoi Mina ?
En franchissant la porte  sans me retourner,  j’ai perçu  le bruissement de ton corps en mouvement.  Je sais  pourtant que tu ne manques jamais de me regarder partir dès que je te tourne le dos.
Te faire l’amour me laisse trop souvent un goût d’inachevé,  j’échoue sur un rocher quand tu dérives vers d’autres continents.  Je me vide à tenter de te remplir de moi. C’est l’insuffisance de l’amour, je  ne caresse que l’illusion de pénétrer ton âme lorsque je creuse ton ventre doux. Oh ...le mensonge du tendre émerveillement de la fusion et de la jouissance  des corps !

 J’ai choisi  cette fois Orsay pour  me consoler de ne pas avoir su  toucher ta terre ferme. Rester immobile au rebord de ton île  me rend fou, oui, tu as raison.  Je dois regarder ailleurs pour t’atteindre.    Je traque ton  mystère  au travers ces  femmes muettes emprisonnées dans d’austères cadres. Que me disent-elles de la chose féminine ? Je les soumets à la question.
Leurs visages et leurs gestes figés dans d’obscurs instants,  leurs regards fantômes   m’embarquent  pour d'incertains voyages,  je leur  fabrique des histoires comme j’échoue à  nous fabriquer la nôtre, et finis pas laisser en suspens  l’épilogue.
Je ne veux rien savoir de ce que tranchent les  autopsies de ces compositions, décortiquer une toile massacre la magie et refroidit mon émotion, la création est morte pour moi. Imagine un peu Mina, si je disséquais le tableau de nos corps à corps un casque sur les oreilles…que serait l’œuvre de chair ? Je m’abîme dans  la contemplation et  reviens inlassablement  scruter  ces portraits et ces féminités, ton parfum sur ma peau, obsédé par l’insondable.

Je  flânais de femmes vertueuses en femmes impudiques, flairant encore  le trompe-l’œil. Et c’est comme cela que je l’ai rencontrée.  Elle me fixait de son regard à la fois lourd et absent. Ca m’a fait l’effet de contempler un soleil ruisselant.  Un éclaboussement, presque un malaise. Mina, cette femme-là  me parle de toi. Précisément de tes silences et de ton regard qui  me brûle le dos lorsque je déserte ta chambre.
Je n’ai pas lu de nom sous le tableau,  ne trouves-tu pas étonnant que cette créature soit anonyme, juste  désignée par un torse ?  Du substantif  au qualificatif, l’ambigüité du mot m’ébranle. 
Cette femme aux yeux  d’agnelle  a  tant de toi,  jusqu’au pli délicieux de ton aisselle un peu grasse, tes cheveux bouclés défaits et ta bouche pomme d’amour.  Et même ton sein … et ce téton froissé par mes lèvres.  Mais ce n’est pas tout. Elle répand ton secret, te trahit.

Crois-tu au hasard de cette rencontre Mina ? Elle nous a  déployé ta belle  écharpe dorée en ciel de lit pour abuser  nos sens ;   et vos lèvres  gonflées de nos baisers et vos yeux battus de plaisir et de reproches  se confondent,  tu me regardes te fuir et  elle,  me dévisage aussi navrée que toi.
C’est donc ainsi que tu me regardes m’échapper de ton lit...  tes bras  protecteurs refermés sur ton cœur dépité avec dans ton regard un je ne sais quoi d’entendu et de hautain. ..
Ne crois pas que sa mine chagrine m’égare, j’ai perçu à la commissure de ses lèvres ton orgueilleuse condescendance  qu’elle ne parvient pas à me dissimuler mais que toi, tu me dérobes si bien  dans les ors soyeux de ton foulard. 

Les musées sont hantés par vos mystères comme le sont mes rêves. Tu ne seras jamais mienne.  Mais gare, Mina...  tu ne m’abuseras plus. Si vos soies torses m’ensorcellent, je sais  désormais les sortilèges de la mouillure de tes yeux et des tes chairs.

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