Torse de femme 1924 - La Couleur de l'or

scriptomane

Trouver la couleur juste : celle de l'or.

Paris, 28 décembre 1923

Mon cher Paul,

Je te remercie d’avoir pensé à mon anniversaire ! Ton courrier est arrivé ce matin, tout juste à la bonne date, tu sembles avoir une rare maîtrise des délais de poste… Hélas, ma lettre en retour ne pourra pas, je le crains, te parvenir à temps pour le réveillon du 31, mes vœux pour la nouvelle année auront donc quelques heures de retard, mais ils n’en sont pas moins sincères et chaleureux ! Que 1924 te soit doux en amour et propice aux affaires !

Ici tout va bien, ma santé n’est pas trop mauvaise, malgré les nombreux voyages en province qui me fatiguent beaucoup. Mon exposition au Salon d’automne s’est bien terminée et les critiques ont été bonnes, ou du moins elles ne m’ont pas trop éreinté. Pour ce qui est de mon travail, je suis en panne avec une nouvelle toile, un buste de femme qui devrait beaucoup te plaire dans sa version finale mais que je peine à terminer. C’est Léonie qui a posé, tu te souviens d’elle ? Il me semble que tu l’avais rencontrée l’année dernière à un dîner chez Bonnard ? J’ai imaginé un cadrage serré, ne laissant filtrer aucune autre information que le buste du modèle et une étoffe en arrière-plan. J’ai fait quelques essais avec mon Kodak avant de fixer tout à fait les lignes et je crois que je tiens quelque chose de bon, de sobre et juste à la fois.

Le tableau est d’un genre différent des nus un peu brutaux que j’ai fait jusqu’ici, il s’en dégage une grande douceur, et j’ai abandonné la violence crue des verts que j’affectionne pour adopter comme arrière-fond une tenture dorée qui sera du plus bel effet. C’est la première fois que j’utilise vraiment cette teinte qui jusqu’ici ne me plaisait guère – je pense à ce bon Gustav Klimt dont j’avais tant détesté la Neuvième symphonie ! - jusqu’à ce que je comprenne qu’il ne s’agissait pas seulement d’une couleur mais bien plus d’une lumière, une lumière minérale qui éclairerait différemment mes sujets. Rien à voir avec l’orangé vif de la Partie de poker qui provenait pour beaucoup de l’éclairage à la bougie, non, je la vois plutôt comme irradiant une énergie faisant lien entre la terre (matérialisée par les tons bruns du tissu dont la femme se drape) et le ciel prenant ses origines dans les plis de la tenture. Pour ce décor (dès qu’or !!! nous y sommes !), je veux quelque chose qui évoque le spirituel mais pas le baroque, qui soit solaire mais pas clinquant, soyeux sans être trop bourgeois… Quelle scie ! Faire s’appuyer la teinte dorée sur des bruns terreux dans le creux des plis est peut-être la solution pour éviter tout « effet Klimt » ???

Ce choix de l’or me permet également de travailler différentes subtilités de nuances, tout à fait intéressantes : or rouge flamboyant discrètement sur les cheveux, or jaune du soleil pour le tissu, éclair d’or vert dans le secret des yeux…

Quant au tissu dans lequel la femme s’enveloppe assez pudiquement, je cherche un marron chaud mais pas humide, sec au contraire, comme une terre de Sienne qui aurait brûlé, tu vois ? Ou alors une couleur de prune, ou plutôt de raisin noir, allant du plus sombre vers quelques éclats lumineux tirant sur un violet clair ? Je ne suis pas encore tout à fait fixé… La bouche, tirant sur le rose, attirera à elle le premier regard, de cela au moins je suis certain.

Excuse-moi pour toute cette tartine, mais tu sais l’attention que je porte aux couleurs ! Comme à chaque fois, je perds l’appétit et le sommeil jusqu’à ce que j’aie résolu tous ces problèmes de teinturier…

Une chose est sûre, c’est une femme, une femme décoiffée, drapée dans une étoffe délicate et douce, peut-être une robe remise à la hâte ? Elle ne fait rien, elle me regarde. Comme je la vois, c’est une femme qui sort du lit, du lit d’un amant trop tôt envolé vers d’autres affaires et dont elle ne sait s’il reviendra. Elle est abandonnée, abandonnée à l’amour, abandonnée par l’amour, malgré sa beauté, sa douceur, et tout ce qu’elle a à offrir à quelqu’un qui saurait vraiment lui prêter attention. Il émane d’elle une grâce maladroite, une beauté qui présenterait des excuses, une solitude touchante. C’est un petit animal sans défense sous la visée du chasseur. Je sais donc exactement où je veux aller. Pourtant le regard de Léonie me résiste, il y a un je-ne-sais-quoi dans le jade de ses yeux qui me reste insaisissable pour le moment. Comment faire pétiller avec un zeste de tristesse ? Ou faire passer de la tristesse avec une certaine pétillance ? C’est quelque chose comme ça, qui me retient encore au bord de la justesse finale. Tracassé par ce regard qui m’échappe, je n’arrive pas à conclure, ni à nommer cette toile. Je voulais l’appeler tout simplement Léonie (Dieu sait pourquoi, j’aime tellement ce prénom !) mais il me semble que se perd alors l’idée universelle d’une femme au sortir de l’amour. J’ai pensé aussi à Portrait de femme à la tenture dorée, plus dans ma manière, mais « dorée » ne me satisfait pas : si l’or me plaît assez dans la noblesse de sa matière, le mot doré appelle le clinquant que je veux éviter à tout prix. A la tenture d’or est trop emphatique, on pense au « Camp du drap d’or »… Pour le moment, je m’en tiens à un titre banalement descriptif : Torse de femme , nous verrons pas la suite, lorsque je serai venu à bout de mes tâtonnements avec la couleur de l’or.

J’espère que tu pourras venir très bientôt me visiter, j’aimerais ton avis sur ce Torse qui me tourmente tant !

Fais toutes mes amitiés à ta charmante épouse et donne-moi bien vite de tes nouvelles,

Ton frère affectionné,

Félix

  • Le feu sous la glace artistique : certitudes et apréhensions des émotions

    · Il y a presque 11 ans ·
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    Dominique Taureau

    • Bjr ! Merci pour votre lecture et votre commentaire :-) Je suis allée voir vos textes aussi, et en lisant votre balade à Honfleur, je me suis rendu compte de nombreux points communs entre nos goûts et écritures : le genre épistolaire, l'ambiance, et même Erik Satie dont je ne parle pas mais que j'adore :-)

      · Il y a presque 11 ans ·
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      scriptomane

    • Vous avez une insolente co'curre'te
      Vous avez une insolente concurrente également sublime sur le même sujet

      · Il y a presque 11 ans ·
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      Dominique Taureau

    • merci :-) je l'ai trouvée

      · Il y a presque 11 ans ·
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      scriptomane

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