Madame Alexandre Bernheim, Cette visite

Corinne Bouillet

Nouvelle inspirée du tableau Madame Alexandre Bernheim, de Félix Vallotton.

Comme elle les avait attendus, ces deux-là ! Des semaines entières s'étaient écoulées, entre matinées lecture, après-midi thé et soirées débats. Ils avaient laissé passer des semaines, les garnements ! Etaient-ils conscients du temps - de son temps- qui filait ? Car rien ne la rendait plus vivante que les visites.


Visites du jeune Antoine, le livreur de journaux, dès le matin. Livreur à mi-temps, pour payer ses études et devenir diplomate. Ou enseignant. Ou aventurier ? A dix-huit ans, Antoine hésitait encore, quoi de plus normal ? Elle l'attendait chaque matin, bienveillante, prête à comparer de nouvelles carrières, à hésiter avec lui, à apaiser ses doutes et à absorber ses craintes, elle qui n'avait plus peur de rien.
Et ces deux-là, hésitaient-ils encore ?


Visites de sa tendre et plus toute jeune sœur, les après-midis. Thé blanc et biscuits à la rose. Discussions autour des jeunes années, bien sûr, mais surtout discussions autour des jeunes pousses de la famille, que l'on suivait avec attention et tendresse. Actuellement, c'était ces deux-là qui accaparaient toutes ses pensées. Pas de craintes, non. Elle leur faisait confiance.


Visites aux vieux messieurs du très démodé "Gentlemen's club", à la tombée du jour. On y jouait aux cartes et fumait encore à l'aide de fume-cigarette. Les débats n'étaient animés que parce que ce que ce coquin d'Edgar y glissait des idées outrageuses qu'il défendait avec ferveur, sans pourtant y croire une seconde.


Mais cette visite-là, de ses deux à elle, comme elle l'avait attendue ! Elle savait, lorsque le téléphone avait sonné et que son petit-fils, le sourire et le bonheur dans la voix, lui avait annoncé qu'ils passeraient la voir en fin d'après-midi, elle savait. Elle sentait déjà le bonheur l'irradier et l'apaiser définitivement, comme si tout, après cela, ne pouvait qu'aller bien pour eux et qu'elle pourrait partir l'esprit tranquille. Elle se fit belle. Elle avait toujours été coquette et  eu de nombreux prétendants. Aujourd'hui encore, elle avait ses soupirants.
Mais elle ne se fit pas belle pour elle, ni belle pour un homme, ni encore belle pour son petit-fils, non, elle se fit belle pour cette nouvelle. Elle se sentit rajeunir lorsque devant son armoire, elle hésita entre deux tenues, comme une jeune fille à son premier rendez-vous galant. En souriant, elle se poudra, mit du rouge sur ses lèvres, se coiffa et se parfuma. Puis elle attendit, un roman entre les mains pour patienter.


A dix-sept heures, ils toquèrent doucement à la porte. Elle referma son livre, le posa sur la table basse et se leva pour leur ouvrir. Comme ils étaient beaux ces deux-là ! Lui, qu'elle avait vu gambader à quatre pattes dans son salon et perdre trop de fois ses couches, était maintenant un grand et bel homme. Et elle, qu'elle avait tout de suite aimée, élégante mais timide, désireuse mais ô combien anxieuse de faire partie de la famille. De sa famille.

Entrez, entrez donc. Installez-vous. Elle les fait s'asseoir face à elle sur le grand canapé, croise les mains et les regarde avec bienveillance. Je vous écoute, allez-y. Les amoureux s'échangent des regards surpris : mais nous ne t'avons même pas dit quel était l'objet de notre visite ! Elle sourit, comme pour savourer son secret. A son âge, on sait. On sent, on devine. Oui, on sait.
- Je vous écoute. Annoncez-moi donc cette bonne nouvelle.

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