totem

bricekys

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Saïd n’avait peut-être pas tort… J’avais pourtant
pris soin d’enfiler un jean pas trop moulant, ainsi
qu’une chemise à manches longues, sans décolleté.
De simples baskets aux pieds, j’ai serré mon sac de
reporter contre mon flanc et j’ai tenu bon. Je n’ai pas
baissé le regard. J’ai défié celui qui m’avait insultée.
Un petit gros à la barbichette mal taillée, aux yeux de
fouine. Il a souri, mais j’ai senti son hésitation. Je me
suis présentée, d’une voix aimable, comme s’il venait
de me donner du madame, et j’ai demandé à voir un
responsable.
L’annonce a provoqué un flottement parmi mon
public. Le petit gros m’a dévisagée avec quelque
chose d’incertain dans le regard. Une journaliste du
Caire qui s’intéressait à lui ? Il ne semblait pas y
croire. Nous nous affrontions, les yeux dans les yeux,
quand un mouvement de foule a perturbé les rangs
autour de nous.
– Toi ! Parle-lui ! Tu sais bien causer !
Désigné d’autorité par ses camarades, un jeune
homme s’est retrouvé propulsé devant moi, l’air
inquiet, pas très à l’aise.
Sami.
Je ne l’ai pas vraiment trouvé séduisant lors de
cette première rencontre. Pas bien grand, pas bien
costaud dans son jean sale. Une barbe de quarantehuit
heures ; des yeux un peu cernés. Et un sourire
crispé sur les lèvres pour répéter la question de ses
collègues :
– Vous êtes journaliste ?
J’ai hoché la tête. Il a hésité, s’est gratté la gorge.
J’ai remarqué ses ongles noirs de crasse, ses doigts
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jaunis par un excès de nicotine. Il a fini par hausser
les épaules et m’a demandé de le suivre. Je lui ai
emboîté le pas et me suis faufilée entre ces garçons
que je sentais encore hostiles. L’insulte a fusé, tout
bas, dans notre dos :
Putain !
Sami s’est fendu d’une excuse :
– Faut pas leur en vouloir. Sont quasiment tous
célibataires et la plupart n’ont jamais, ou alors avec
une…
Il s’est interrompu et j’ai manqué éclater de rire :
visiblement peu habitué aux entretiens avec la presse,
il s’improvisait porte-parole sans aucune préparation.
Il m’a demandé, sans chercher à cacher son
inquiétude :
– Vous n’allez quand même pas mettre ça dans
votre article ?
J’ai souri et l’ai rassuré : je ne menais aucune
enquête sur la sexualité des ouvriers du textile. Il a
soupiré et nous sommes entrés dans ce bâtiment
désert qu’ils occupaient depuis une dizaine de jours.
Sami grogne dans son sommeil et bouge un peu ;
sa main glisse de mon sein. Je frémis sous cette
dernière caresse tandis que ses doigts retombent dans
les draps.
Les premiers rayons du soleil apparaissent dans le
ciel encore incertain de l’aube. La journée s’annonce
belle : froide, mais belle. Comme les précédentes.
Je me tourne et l’observe. De l’index, je caresse
son flanc ; sa peau dorée frissonne sur ses côtes, un
peu trop visibles. Il a maigri en deux ans.
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Nous nous sommes retrouvés le vendredi dit du
Départ, huit jours plus tôt. Je prenais des photos ;
j’avais passé la journée sur la place Al-Tarhir lorsque,
dans mon viseur, j’ai reconnu ce jeune homme perché
sur un char. Il discutait avec un soldat, une cigarette à
la main.
J’ai failli en lâcher mon Nikon. Que faisait-il là ?
Par quel miracle l’avais-je retrouvé au milieu d’un
million de personnes ?
Les cinquante mètres pour le rejoindre m’ont
semblé aussi longs qu’un marathon, la peur au ventre
qu’il ne descende de son promontoire et ne
disparaisse, avalé par la foule. Mais il est resté à
fumer, à discuter avec ce militaire, accroupi sur la
tôle du blindé.
Je suis arrivée en bas de l’engin. J’ai crié son
prénom. Il s’est retourné. Il m’a reconnue. Il a souri.
Sami n’a pas le plus joli sourire de la planète avec
ses dents un peu mal fichues, ces deux molaires qui
lui manquent et lui laissent un trou au milieu de la
mâchoire ; mais ce soir, sur la place Al-Tarhir, alors
que la foule grondait sa colère contre un Moubarak
accroché au pouvoir, je n’ai vu que lui.
Ce vendredi soir, alors que la nuit tombait, je ne
pouvais détacher mon regard de ce garçon juché sur
un tank. Ce garçon avec ses vêtements fatigués, sa
barbe de plusieurs jours, ses cheveux sales. Ce garçon
que je n’osais même plus espérer revoir.
Mon chef de rédaction avait perdu son pari, ainsi
que tous mes collègues masculins : je suis restée dix
jours avec les ouvriers grévistes. Pourtant, lorsque je
suis sortie de ce premier entretien, les insultes ont
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repris, tout bas, dans notre sillage. Sami s’est retourné
et a grondé, de mauvaise humeur :
– Balafamouk !
Fermez vos gueules !
– Ce n’est pas une putain ! Respectez-la !
J’ai sursauté et le petit groupe s’est tu. Nous
n’avions discuté que des revendications qu’ils
portaient : hausses de salaire, conditions de travail,
horaires. Je ne savais encore rien de lui, sinon qu’il
s’était montré aimable et même un peu timide. Il avait
répondu à mes questions d’une voix posée. Ses doigts
sales trituraient un crayon, faute de pouvoir fumer. Je
remarquais sa tendance à baisser les yeux lorsque je
le mettais mal à l’aise. Il n’avait rien d’un orateur,
mais après cette mise au point, plus un seul de ses
camarades ne m’a insultée.
Je suis donc restée et, durant dix jours, j’ai partagé
leurs piquets de grève, leurs repas du soir pris sur le
toit de l’usine où ils avaient installé des tapis et des
coussins. Le mois de ramadan tirait à sa fin. Ils
fatiguaient tous. Les cigarettes sortaient à la chaîne de
leurs poches, une fois la nuit tombée. Et ils fumaient
sans interruption jusqu’au coucher.
De putain, j’étais devenue une alliée. Une alliée un
peu étrange à qui ils racontaient leurs vies. La plupart
n’avaient pas vingt ans ; les plus jeunes, tout juste
treize ou quatorze. Soutien de famille pour beaucoup,
ils permettaient aux leurs de survivre avec leur maigre
salaire. Peu avaient eu la chance de se marier.
Seul Sami restait discret, à l’écart de ces
bavardages. Sérieux, il organisait les piquets de grève,......

pour la suite voyé mon livre 'totem ' qui se vend en ligne .....par edilivre mon nom d'auteur  ninon brice mirega mandjeku....

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