Touches mortelles

clarime-de-brou

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Dans une grande pièce lumineuse à la décoration dépouillée un peu froide, comme celle-ci, elle avait employé la plupart de son temps, toutes ces années, à faire ses gammes.

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Isabelle était une enfant prodige. Cette pianiste avait consacré sa vie à son art. Quand ses amies sortaient s’amuser, elle avançait toujours plus sur son solfège. Alors, elle se trouva de moins en moins accordée aux filles de son âge. Puis de différente, elle devint soliste solitaire  à force de jouer dans un univers parallèle. La musique était autant un langage naturel, indispensable pour elle, qu’une façon de se distinguer auprès de ses parents pour lesquels elle avait toujours eu à cœur de briller. Ils étaient son premier auditoire. Les voyages et les vacances en famille étaient rythmés par ses engagements artistiques. A quarante ans révolus, elle aimait encore les apercevoir assis dans les premiers rangs. 

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En grandissant c'est Sandra, sa sœur de quatre ans son aînée, qui avait pris en main toute l’organisation. Elle ne ressemblait pas à Isabelle, certains diraient qu'elle en était son exact opposé. Petite blonde aux cheveux courts, discrète, maigrelette, elle n'accrochait pas la lumière. Elle n’avait pas l’oreille musicale, mais était douée pour les études. Elle avait appris la gestion pensant qu'ainsi, elle pourrait servir la carrière de sa sœur. Isa était comme son enfant qu’elle aurait mis au centre de son attention, sacrifiant pour cela toute vie privée et renonçant à son légitime désir de maternité.

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Il arrivait parfois à Isabelle de repenser à sa première rencontre avec Jean-Charles, lorsqu'il était son seul admirateur après ses parents et sa sœur. Il l'avait repérée à l'occasion de ses premiers concerts, l'avait suivie alors qu'elle faisait ses armes dans de modestes salles et ne l'avait plus laissée. Elle l'avait toujours connu comme cela.

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Philippe était l’accordeur fétiche d'Isabelle. Ni grand ni petit, ni mince ni gros, les cheveux ni bruns ni blonds, les yeux juste marrons. Il connaissait chacune de ses exigences. Il avait une bonne oreille mais n’avait pas reçu l’éducation qui lui aurait permis d’être interprète aujourd’hui. Il fallait bien qu'il gagne sa vie modestement faute de choix. Il était loyal et fiable pour accorder. Il gardait toute la confiance d'Isa qui faisait peu de cas des rumeurs qui couraient à son sujet.

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« Nom de Dieu ! », lâche l'inspecteur dans un souffle. En vingt-cinq années de service, il n'avait jamais vu une telle scène.

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Isabelle affectionnait l'ambiance chaleureuse et paradoxalement intimiste de l'auditorium. Le bois clair, les fauteuils de velours rouge, la vague odeur de poussière mais aussi le silence lui évoquaient le recueillement des personnes qui espèrent la grâce divine. C'était toujours pour elle la même émotion lorsqu’elle en découvrait un : cela lui rappelait l'enfance, les premiers concerts avec son papa, puis rapidement mais pas encore assez vite pour elle, les siens.

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Isabelle avait été parachutée dans une vie d'adulte en même temps que protégée de ses réalités par son indispensable bulle musicale. Son entourage avait à cœur de la préserver de toute effraction et s'y employait sans relâche.

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Son talent aurait pu prendre toute la lumière et laisser sa sœur aînée un peu seule à l’arrière-plan mais cette dernière se disait toujours très fière et heureuse de son succès.

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Depuis ses yeux d'enfant, il semblait être un grand monsieur fin et sec au front dégarni, distingué, mais dont l’enthousiasme contenu inquiétait toujours un peu Isabelle. Il fallut toute l'insistance de ses parents pour qu'elle accepta que Jean-Charles s'occupe de la faire tourner. Il montra de la persuasion, de la persévérance et usa d'arguments financiers auprès d'eux. Elle ne pouvait que lui reconnaître une foi sans faille, à moins que ce ne soit un entêtement redoutable, une obsession pathologique.

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Philippe se reconnaissait dans cet instrument, le piano, car lui aussi finissait par faire partie des meubles. Cependant, lui n’émettait pas de son harmonieux, mélodieux et ne recevait nulle caresse ni admiration. Au sein d’une famille, il était accepté en personne familière sans en être jamais un membre, il se faisait oublier.

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L'inspecteur a du mal à reconnaître la femme rousse bouclée qui en imposait dans les émissions de musiques classiques sur lesquelles il était tombé certaines nuits d'insomnie.

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Elle occupait un loft au quatrième et dernier étage de l'immeuble qu'elle avait acheté pour la famille. Avec l'aide de Sandra, elle était parvenue à les réunir tous autour d'elle. Elle n'y était pas souvent, aussi  l'appartement avait-il tendance à lui paraître artificiel et trop entretenu. Comme s'il lui avait été tout à fait étranger.

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Isabelle devait se rappeler régulièrement que tout cela était de l'amour, notamment lorsqu'il lui arrivait d'étouffer. Elle se surprenait à ressentir de la colère contre ceux dont elle dépendait complètement, car elle se savait désormais incapable de gérer les contingences quotidiennes, incapable de faire ses propre choix.

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Sandra se savait plus attachée à Isa qu'Isa ne l'était d'elle mais elle mettait cela sur le compte de sa passion pour la musique et l’excusait amplement, du moins c'était ce qu'elle prétendait.

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Il l'avait conduite sur le chemin de la notoriété. Jean-Charles s'enorgueillissait en même temps qu'il s'inquiétait de devoir la partager avec plusieurs milliers d'auditeurs. Désormais, d'autres lui écrivaient : sa musique les émouvait au point peut-être de rêver d'elle.

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Philippe avait suivi ses instruments successifs et avait entre-aperçu la petite fille puis davantage la femme séduisante, toujours plus complexe et plus douée, qui avait émergé derrière d’imposants pianos à queue.

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Et même si la musique classique n'était pas sa choppe de blonde préférée, le fonctionnaire de police n'avait pas zappé lorsqu'elle jouait, car elle exerçait sur lui une étrange fascination.

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Les avions, les taxis comme les chambres d’hôtel ou les ascenseurs étaient des espaces pour tous devenus familiers à Isabelle comme si les habitudes faisaient l'intimité.

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Isabelle connu ses premières médiatisations. Ce qu'elle avait pu être fière alors, de s'entendre à la radio ! Enfin les premières secondes parce qu’après, elle ne cessait de relever ses erreurs ou faussetés d'interprétation. Elle pensait être sa pire critique mais elle en connu d'autres à la plume assassine, à la véhémence suspecte.

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C'est à cette époque que Sandra avait peu à peu cessé d'exister pour elle-même. Elle qui avait été la première, elle n'était plus que la sœur de la grande pianiste, qui l'avait comme rendue invisible mais intéressante du seul fait de son rayonnement. Sandra disait volontiers qu'elle donnerait sa propre vie contre la sienne. Parlait-elle d'un  désir d'échanger ou bien voulait-elle la protéger ? Et si tel était le cas, de quel danger?

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Isa n'ignorait pas les regards tantôt fixes, gênants, tantôt brûlants, presque indécents que Jean-Charles posait sur elle. Elle pensait parfois à s'en séparer. Peut-être l'avait-il deviné.

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Ils avaient en commun le goût de la perfection. Et Philippe parvenait malgré sa jalousie, à ressentir de l’admiration pour elle : un mélange de respect pour son travail et sa grâce, un dévouement plus tendu vers la musique que vers l’individu, et une distance en lien avec ce qu’il vivait comme un visible état d’infériorité.

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De toute façon, même soucieux de sa tranquillité, le policier allait avoir du mal à faire passer cela pour un accident ou pour un acte auto-agressif !

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Les salles de spectacle, polyvalentes, modernes avec de longs rideaux noirs qui dégoulinent sur une scène immense, tout y est sombre, elle s'y sentait toute petite, un peu perdue. Elle y était l'ouvrière plus que la star. Les spectateurs anonymes semblaient guetter l’inattendu, le dérapage incontrôlé. Ici elle était plus livrée aux regards, ici les oreilles bienveillantes peinaient à se tendre.

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Isabelle avait de plus en plus de mal à faire avec le traque d'avant concert. Celui-ci l'envahissait et l'opprimait. Elle avait bien essayé, après les méthodes douces, de légers sédatifs mais cela nuisait à son interprétation et modifiait son comportement ; alors elle l'extériorisait en étant exécrable avec son entourage qui ne lui montrait pas, quand bien même, il en prenait ombrage.  

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Tous les prétextes semblaient bons, aussi, peu de temps avant qu'on la retrouve, certains témoins juraient avoir entendu les deux sœurs s'affronter. Isabelle reprochant à Sandra des investissements suspects, l'accusant de détournements de fonds. Cette dernière ne s'était pas laissé faire cette fois et lui avait signifié qu'elle avait passé les bornes et avait menacé de la planter là pour retrouver sa liberté. Le tout avec de grands cris que l’on n’aurait pas imaginé pouvoir sortir d'une femme si raisonnable et soucieuse des apparences que cette fragile blonde sans histoire.

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Jean-Charles essayait bien de se raisonner : il n'y avait rien à regretter. Si le succès n'était pas venu, peut-être qu'Isabelle ce serait découragée et il n'aurait pas passé toutes ces années auprès d'elle, à se nourrir de ce qui le faisait vibrer. Quand il la voyait et l'entendait, alors seulement, il se sentait véritablement vivre.

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Pourtant Philippe n’ignorait pas que sans son œuvre à lui, la magie de l'émotion n’aurait pas opéré. Il en était le gardien, au fond lui aussi avait du génie.

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Maintenant il se surprend à avoir mal pour elle et à vouloir retrouver le compositeur de cette sombre œuvre.

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Quand on y survit, c'est le bruit de roulements de tonnerre qui se succèdent pendant de longues minutes et son cœur adorait ça. Les « bravo » qu'elle recevait comme des fleurs, l'accompagnaient jusque dans son sommeil. Et elle y survivait à chaque fois.

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Isabelle s'était sentie particulièrement détendue au moment de jouer ce soir-là. Ses doigts glissaient sur les touches, aériens, vifs. Elle apparaissait sûre d'elle faisant naître une musique envoûtante et hypnotique. A cet instant, il lui sembla qu'elle touchait à l'éternité. Derrière l'instrument, elle se trouvait à son exacte place : celle que l'univers semblait avoir prévu pour elle.

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Même si Isa ne voyait jamais les autres vraiment avec intérêt, tant elle restait centrée sur elle comme le font les enfants, elle pouvait imaginer la lassitude, l'exaspération de Sandra. Elle-même savait qu'elle n'était pas toujours honnête avec sa grande sœur. Elle ignorait tout des blessures de son cœur et n'avait pas pris ses menaces au sérieux, peut-être aurait-elle dû.

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C'est Jean-Charles qui triait le courrier. Il lisait les lettres des passionnés. Si plusieurs manifestaient l'admiration de leur auteur, la demandaient en mariage ; elles portaient leur lot de détracteurs et de détraqués aux propos violents voir menaçants. Il avait dû en signaler un en particulier, malgré les protestations d'Isabelle et elle avait fait l'objet d'une protection policière il y a plusieurs années déjà. Et puis les courriers avaient cessé, peut-être s'était-il lassé, avait-il disparu ou bien juste attendu son heure.

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Des témoins auraient vu un homme entrer, certains disent « disgracieux », d'autres « quelconque », replié sur lui-même deux heures après le concert.

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La personne qui l’avait dévisagée avait certainement voulu lui faire quitter le genre humain en même temps que ce monde. L'assassin l'avait rendue définitivement silencieuse et inoffensive. Sans doute l'avait-il punie, mais de quel horrible crime ?

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La journée est pluvieuse, triste, encombrée de voitures bruyantes, de klaxons intempestifs.

L'inspecteur mène l'enquête qui le sort de sa torpeur. On est loin des affaires d'adultères qui tournent mal de ces derniers temps, là c'est du lourd ! Et si cette fois, il se montrait à la hauteur de son rêve de gosse ? Quand être flic avait encore du cachet, du panache ?

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Comme une envie de défendre la rouquine et la symphonie. Et puis cette fille avait du chien. Elle mérite que l'on s'intéresse à elle et que l'on retrouve le monstre qui l'a brisée, qu'on l'oblige à présenter ses excuses à la dame pour ne pas avoir respecté sa nature, sa beauté.

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Voilà que Sandra retrouvait brutalement son ancienne place d'enfant unique. Elle était le soutien comme toujours, de ses parents. Si leurs yeux se tournaient à nouveau vers elle, leurs larmes lui étaient destinées. Elle ne gagnerait décidemment jamais vraiment.

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Pourquoi n'avait-elle jamais voulu de lui? Même vieillissante, même seule, déprimée, assommée par l'alcool et les médicaments, elle s'y était toujours refusé. Quand il avait enfin osé l'embrasser, elle le repoussa et en riant articula un blessant « enfin Jean-Charles, qu'est-ce que tu fais ? Tu n'es pas sérieux !» 

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Ce n’est pas de sa faute si certaines choses mettent Philippe dans des colères terribles qu’il parvient tant bien que mal à garder enfouies en lui. Ce qui le met le plus dans cet état est sans conteste, les fausses notes qu’il entend et qu’il corrige en serrant les dents. C’est que cela lui écorche les oreilles et lui fait pleurer les yeux de rage. Il lui semble que ces erreurs, il ne les ferait pas. Parfois il lui arrive de sentir son contrôle vaciller.

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L'inspecteur allait devoir explorer les partitions de chacun, prêter l'oreille aux bruits de coulisses pour dénicher celui qui sonne faux.

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Le loft offrait une vue sur le ciel appréciable en ce début de printemps, un peu trop ensoleillée peut-être pour un lendemain de « fête ». Isabelle garda ses lunettes pour savourer le petit déjeuner que Sandra lui avait conformément à leur habitude, préparé.

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Elle choisit de faire comme si de rien n'était. J.C  aurait imaginé qu'elle ne se souvenait de rien, ce qui leur éviterait à tous deux, une explication embarrassante et puis forcément, il l’excuserait.  

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Sandra avait été la confidente de sa sœur, jugeant l'attitude de Jean-Charles indigne d'un homme de confiance, même si elle savait bien ce qu'il ressentait pour Isabelle, il eut fallu être aveugle pour le ne pas le déceler. Sandra l'enviait secrètement. Elle aussi aurait voulu sentir chez un prétendant ce qu'elle pensait être, un amour à toute épreuve.

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Jean-Charles en était réduit à être l'observateur passif du défilé d'hommes que cette ingrate mettait dans son lit, la plupart moins bien faits, moins instruits que lui, probablement moins aimants aussi.

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C'était quand les interprètes pour cacher leur défaillance ; Philippe parlerait d’incompétence ;  prétextaient un piano mal accordé, qu’il ne parvenait pas à l'endurer. Elles étaient rares celles qui prenaient la peine de se cacher de lui pour déverser leur mépris et leur mauvaise foi. Mais il ne connaissait pas cela avec Isabelle qui, très exigeante avec elle-même, ne s’autorisait pas la moindre erreur.

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Cela ne voulait pas sortir de sa caboche, de jour comme de nuit. Il lui fallait remettre la main dessus, comprendre où et pourquoi elles ont disparu.

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Jean-Charles l'avait retrouvée dans les coulisses, entre le plateau et les loges, à même le sol.  Elle portait le chemisier de soie vert qu’il lui avait offert pour son dernier anniversaire et qui allait d’ordinaire si bien avec ses yeux. C'est lui qui avait alerté la police et que l'inspecteur reçu le premier. Ils évoquèrent ensemble sa longue amitié avec la virtuose. Ce que pouvaient en dire les gens dans le milieu et lui trouva toutes les circonstances atténuantes dans la perspective d'un aveu de crime passionnel. Visiblement choqué par ces allégations, Jean-Charles préféra ne pas relever et l'inspecteur n'insista pas, pour cette fois.

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L'enquêteur fut surpris de voir avec quelle vigueur Sandra défendit Jean-Charles. Du moins cela semblait être sa volonté, même si elle se montra quelque peu maladroite. « Pourquoi aurait-il tué la poule aux œufs d'or ? » lui demanda-t-elle excédée. Il saisit la balle au bond pour lui retourner la question. Qu'allait-elle devenir sans sa  frangine ? Sandra protesta, se disant anéantie et que là n'était pas le problème ; mais pincée dans son orgueil, elle admit avoir reçu plusieurs propositions ces derniers temps. Bien entendu elles les auraient déclinées. N’empêche que l’expérience professionnelle acquise auprès de l'artiste  était susceptible de se transposer, d’être fructifiée même, nota l’enquêteur. En effet, il ne pouvait que constater, relativement aux feuilles de paye, qu’Isabelle manquait sans doute de générosité sur un plan financier.

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L’inspecteur n’en démordait pas. Pourquoi était-ce lui qui lisait son courrier ? Quel effet cela lui faisait-il de savoir tous ces regards sur elle, et que le nombre d’admirateurs prévalait peut-être à ses yeux, sur la qualité du premier ? N'avait-il jamais eu dans l'idée de se venger ? Jean-Charles avait manqué de flegme, « vous délirez !» avait-il lâché puis il ajouta d’un air désabusé, qu’il en avait pris l’habitude.

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La réputation de Philippe l’avait précédé, aussi l’inspecteur préféra ne pas l’intimider et commencer avec une enquête de voisinage qui confirma ce qui était colporté. Cet homme leur apparaissait seul, asocial, dérangé pour certains et, depuis les faits, soudain, suspect. « Des voisins quoi » grommela l'inspecteur qui n'avait que peu d'estime pour les siens.

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Assis sur la banquette en simili cuir rouge du café qui fait l'angle avec la salle de spectacle où le pire est arrivé ; l'inspecteur énumère les mobiles qui se dessinent. Il est perplexe. Isabelle était jalousée,  capricieuse, fortunée et aimée à la suffoquer. Mais ce n'était pas ainsi qu'on lui avait réglé son compte. Cela l'amena à cette réflexion : on ne sait jamais si un don du ciel fera notre fortune ou s'il n'est pas plutôt, à terme, un cadeau empoisonné : puis il but d'une traite un café brûlant se jugeant à l’abri d’un tel destin.

La foule se presse devant la grille. Sandra et ses parents tout vêtu de noir sont désemparés et s'en prennent à Jean-Charles qui feint la confusion. Il se défend d'avoir orchestré l’événement car enfin, il avait fait préciser dans le journal, qu'Isabelle recevrait un dernier hommage en toute intimité. Seule la famille, ses proches amis et collaborateurs devaient être présents.

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Isabelle a eu ce qu'elle méritait : un hommage parfait, une consécration bien orchestrée.

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Ce n'était pas ce que Sandra avait imaginé et cependant, ses larmes ne semblaient pouvoir se résoudre à dévaler ses joues.

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Cela fait bien longtemps que Jean-Charles pleure Isabelle. Il avait toujours craint de la perdre sans l'avoir jamais eu. Il avait bien du mal à cacher qu’il était soulagé au fond de ne plus risquer de la voir s'échapper !

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Pour Philippe aussi ce jour était exceptionnel, sans doute le plus attendu de sa morne vie.  Il s’était offert pour l’occasion, un habit en queue de pie sachant que les regards se poseraient cette fois, sur lui. Enfin il passerait à la postérité. Le grand public allait le connaître. Il sentait le talent dans et sous ses mains. Il était reconnaissant à Jean-Charles d'avoir accepté qu'il joue, lui le simple accordeur.

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« En avant la musique, mon lascar ! » se dit en lui-même l'inspecteur qui attentif, se doute que le coupable est là parmi ceux qu'il suspecte depuis le départ. Il observe chaque détail qui pourrait le trahir et espère le dénouement.

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Dans l'église, pleine, résonnent des sanglots étouffés.  La plupart des visages d'hommes sont crispés de douleur tandis que des femmes cachent le leur dans de grands mouchoirs en tissu blanc de sorte que l'on ne peut voir si elles pleurent ou si elles en prennent seulement la posture.

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Isabelle n'en connaissait personnellement probablement pas la moitié. Mais ils avaient respiré, écouté  le même air une fois ou deux, échangé un regard peut-être. Ils partageaient plus sûrement, la même dévotion pour la musique intemporelle. En ce sens, aujourd’hui encore, ils communiaient.

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Il était plus facile certainement de regretter l'artiste, de la pleurer, parce qu'ils ne connaissaient pas la femme, la sœur en elle. Eux pouvaient imaginer des trésors de sensibilité, de bonté chez une interprète aussi juste. Elle, ne le pouvait décidément plus et cela l'affligeait encore d'avantage.

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Si elle ne lui appartenait jamais, elle ne serait plus à aucun autre ; et comme il l'avait convenu avec ses parents qui le tenait toujours pour un ami intime, il serait le garant de son œuvre, de ce qui restait d'elle : ses enregistrements. Après tout, personne ne la connaissait artistiquement mieux que lui.

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Il aurait c'est certain, enfin, la reconnaissance même s'il ne serait pas l'invité principal  de Classique au cœur. Il allait toucher le public d’Isabelle, l'émouvoir, partager avec lui l'horreur et la noirceur de son cœur.

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L'inspecteur n'en revient pas ! Il lui semble les avoir reconnues même retaillées. Elles sont là devant lui, petites, encore un peu biscornues, il les a retrouvées. L'assassin a le culot de les exposer là où personne ne le soupçonnerait.

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Tout est presque silencieux quand retentissent les premières notes, fortes, macabres, inquiétantes. Quelque chose est différent, tandis que chacun espérait l'apaisement en l'écoutant, l’interprète se réjouit comme rarement on peut le voir à un enterrement.

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C'est comme si on entendait, la virtuose sourire à pleine dents.

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Sans doute ses oreilles trop ordinaires, et son chagrin sec l'empêchent d'apprécier le morceau joué. Elle se réfugie dans les bras de Jean-Charles feu le protecteur d'Isabelle et ne voit pas le sombre spectacle.

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Il a en écoutant Philippe, la confirmation qu'une pianiste comme Isabelle, il n'en rencontrerait certainement plus jamais. Cette pensée tire une larme à Jean-Charles tandis qu'il goute en même temps la douceur toute simple de Sandra blottie contre lui. Puis son regard se tourne vers l'instrument mais il ne comprend pas tout de suite.

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Lui seul avait pu imaginer un tel piano et se donner les moyens de le réaliser. Cela lui avait pris des années. Seul lui en avait la volonté et le talent. Il était à l'image de son premier clavier de fortune qu'il avait bricolé petit en attendant de pouvoir accéder à un vrai. Son père l'avait brisé lui ordonnant de faire quelque chose de plus utile de ses mains, de se trouver un  métier qui les nourrisse et les rassure.                                                                                  

Un véritable piano à queue en bois précieux élégant capable de tout jouer mais minuscule. A défaut de parvenir à le faire plus petit encore que les japonais ne l’ont fabriqué, il avait opté pour une autre particularité qui le ferait entrer sinon dans le livre des records, au moins dans les faits divers pour un moment.

Grâce à lui, le petit prodige faisait vraiment corps avec son art. Les critiques pourraient s'en donner à cœur joie. Philippe se mit à rire à gorge déployée. Ses deux passions ont fusionnées et se laissent dominer. Il est enfin maître en son monde! Elle est partie de son chef d’œuvre : son génie allié à la grâce d'Isabelle.

Elles sont les jouets de ses doigts et font les touches blanches du clavier.  Leur couleur ivoire  jaunie par les années lui donne tout son cachet.

Lorsqu'il avait examiné le cadavre c'est ce qui lui avait sauté aux yeux, elles n'avaient pas été cassées mais bien arrachées une à une, lui faisant un visage de vieille dame contrastant avec la splendeur de ses cheveux. Il avait d'abord pensé à un fétichiste fou, forcément, ou à quelqu'un qui aurait voulu de façon calculée le mettre sur une fausse piste. Mais là, il démasque enfin le coupable.

I1 assiste à ce spectacle aussi écœurant que fascinant, et à la dernière note, il passe enfin à Philippe, les menottes.

Accordeur de piano, soliste d'occasion ; ce dernier a le regard brillant de l'illuminé en pleine extase et ne résiste pas à demander à l'inspecteur : « Est ce que cela vous a plu ?  Les gens avaient l'air impressionné non ?». Il se délecte de tout lui conter. Oui, il était bien venu deux heures après le concert. Après la transe qu’Isabelle avait vécue, il savait qu’elle aurait du mal ce soir-là à quitter l’instrument, et puis elle n’aurait de cesse de chercher à retrouver un moment pareil. Il avait eu le sentiment de la délivrer de sa quête. Il avait bien pensé lui demander son accord, mais il savait que rares sont ceux qui partagent son abnégation pour la musique et il ne pouvait risquer qu’elle lui dise non, comme elle savait si bien le faire. Il lui injecta du curare à haute dose, elle se paralysa, tomba et il put enfin se servir. Cela lui avait paru plus facile encore que sur son père, pourtant mourant. Philippe précise encore à l’enquêteur, que les touches qui ne sont pas d'elle, lui viennent tout droit de son paternel, « un héritage » puis il rit à l’idée de cette ironie.

L'inspecteur aura lui aussi son quart d'heure de gloire pour avoir résolu l’affaire et fera à n’en pas douter, sensation lorsqu’il racontera à ses collègues que ce qui avait valu la mort de l’extraordinaire soliste n’était nul autre que les chicots de la demoiselle. Ce meurtre aussi absurde que la cérémonie avait été ridicule était une noire confirmation pour le fonctionnaire de police que, décidément la gloire était autant éphémère que dérisoire.   

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