Tout commence dans un cinéma
pulcinello
Tout commence dans un cinéma. Au Denfert. Cette histoire d’un homme, d’amitiés, de fantasmes et d’espérances résonne dans une tête, avec plus de force.
L’homme, à deux pas du lion, sort dans la rue. Il aime vivre dangereusement. Il sourit, les lèvres closes. Le film, sans être un chef-d’œuvre, le laisse dans un état second, dans l’aventure d’une vie d’un autre qui s’inventait une autre vie. Sans s’expliquer pourquoi, une grande tendresse pour le genre humain l’envahit, une envie de rencontre. De piéton, il se veut cycliste pour se perdre plus profondément dans la nuit. Il se met en quête d’une borne libre service. L’homme s’arrête devant une station vide au niveau du cimetière Montparnasse. Un sans-toit l’interpelle du vous pour lui demander un euro, l’homme se renfrogne dans sa tendresse cinématographique. Un peu honteux, il affirme qu’il n’a rien sur lui et passe. Une voix douce, sans amertume, fraternelle pour ainsi dire, le rattrape par les oreilles pour lui indiquer la prochaine borne aux pieds de la tour.
La tour est bien là, mais c’est l’été et les vélos sont en vadrouille. L’homme poursuit sa route et finit par trouver son bonheur rue Blaise Desgoffe. Il enfourche son vélo et, heureux, part là où le vent tiède le porte. Raspail et Duroc sont maintenant derrière lui, la Seine est franchie. Il s’arrête. Entre le jardin des Tuileries et le musée du Louvre, dans l’obscurité d’un feuillage épais, un sans-abri aux traits asiatiques, assis sur un banc en pierre pâle, joue de l’accordéon. La mélodie est agréable et originale. Un jour habituel, l’homme se serait dit : « che bella » et aurait pensé à autre chose. Un jour habituel, l’homme se serait dit préoccupé et aurait ignoré le beau. Mais ce n’est pas un jour habituel, il est allé au cinéma, au Denfert, il a vécu la vie d’un autre qui s’était inventé une autre vie : le genre humain, ce soir-là, lui est cher et les lions le font doucement sourire. Alors il pose son vélo, comme on gare une voiture sur les bords d’une falaise pour profiter des embruns de pensées, comme on s’arrête dans un bar new-yorkais pour panser ses plaies, comme on fait pour de faux en cherchant à sublimer le vrai.
Il allume une cigarette comme un gangster dans un film des années 50, et s’adosse à un arbre, précisément dans l’ombre du tronc. Il imagine le bout incandescent, jouet de son souffle, qui perce à intervalles réguliers l’obscurité de la scène au rythme des notes effeuillées. Le musicien s’arrête de jouer. Le morceau est fini. Les deux hommes se rapprochent, se parlent, s’échangent des cigarettes et fument. Le musicien explique les origines médiévales de l’air qu’on jouait lors des célébrations de mariage et, curieusement, les jours de guerre. Et comment s’appelle ce morceau ? « Il vento » répond le musicien. Ils ne se parlent plus. La discussion est finie.
Le sans-abri range son instrument. L’homme reprend son vélo. La mélodie lui trotte encore dans la tête. Il laisse faire, le film n’est pas fini. Des touristes se dirigent vers la fête foraine du jardin des Tuileries . Ce n’est pas fini. Ils avancent, ils dansent, ils offrent leur insouciance, la légèreté de leurs pas à Paris-ciel ouvert. Ce n’est pas fini. Tout a commencé au cinéma. Au Denfert. Et rien ne finit .