Le Grand Eveil
benhoguet
Jamais la routine ne m’avait encore effrayé. Jusqu’à ce jour très précis où elle revêtit un masque de violence, j’avais appris à m’y blottir, à y trouver un réconfort unique, car constant. Que je fusse chez moi, au travail ou avec des amis - toujours les mêmes cela va de soi - la monotonie n’avait qu’un seul visage. Il fallut l’intervention du hasard et de la monstruosité des âmes fragiles pour lui donner des traits hideux, repoussants, pour enfin me faire émerger de ma torpeur ordinaire.
Mon travail ne méritait alors que le vocable de boulot. De petit boulot, faute de termes plus mélioratif encore. Rien ne distinguait le mardi du lundi, si ce n’est le nom qu’on leur prêtait. Répéter les mêmes gestes et accomplir une tâche unique, plus insignifiante que la somme des gesticulations qui lui sont nécessaires. J’avais acquis en quelques semaines une dextérité de chef d’orchestre. Un chef d’orchestre condamné à jouer une partition unique.
Si je ne trouvais aucun plaisir dans cette fabrique encéphalique, je me satisfaisais d’économiser mes forces pour ma vie future, après les études, après le bizutage systématique d’un monde économique ne rougissant jamais de ses excès. Constamment, je voyais passer les cravatés, les cravateux. Chaque matin, une vague continue d’hommes assoupis déferlait, et lorsqu’elle se retirait, tard le soir, elle ne portait plus que des hommes déconstruits. Je restais quant à moi cloué au sol entre mes tours d’acier rutilantes tandis que je les voyais conquérir des hauteurs imméritées. Marchands de temps et voleurs d’espoir. Esclaves de l’horloge, prisonniers d’un mors d’argent tenu d’une main invisible. Ils arpentaient - et arpentent toujours - des bureaux décloisonnés d’un pas assuré et somme toute malvenu. Ils vont, courent, nous volent, et personne ne nous venge.
Les derniers traits d’un jour anonyme s’effaçaient alors derrière l’horizon. Je me laissai avaler par le métro et ses entrailles bouillantes. Il s’agissait pour moi de prendre de vitesse la nuit noire, les rayons rougissants des crépuscules printaniers ayant tendance à faire des promesses de douceur que les nuits ne savent pas tenir.
Pour prolonger ma léthargie, je noyais mon esprit dans un flot de musique aux notes acérées. Derrière moi un clochard faisait l’amour à la misère. A l’autre bout du quai, quelques silhouettes avachies et un jeune homme à la coiffure façonnée au pistolet à colle. Le train arriva sur un rif terrible de guitare, exacerbant ses crissements. Les vitrines illuminées défilèrent, peuplées de quelques dizaines d’âmes tout au plus.
Je n’entendis que trop tard des pas fous s’approcher dans mon dos.
Toujours le métro m’était apparu comme l’artifice parfait de la maîtrise du hasard. Des lieux prédéfinis, fléchés, balisés, des horaires connus, attendus, surveillés, maîtrisés. Personne n’attend du métro une surprise. Et ce fut pourtant en son sein que j’appris que le hasard n’obéit à rien, qu’il ne protège personne, qu’il ne nous épargne qu’un temps. Le hasard surprend ce qui est devenu routine, il remet en mouvement ce qui est figé, ranime ce qui est assoupi. Ce qui s’était endormi, c’était ma vie. Dans la douleur d’une claque, d’un coup de poing j’ai réappris à connaître l’étonnement, l’inconnu, l’inattendu.
L’affrontement ne dura qu’un instant. Je réussis à me faufiler dans le métro et à laisser mes deux assaillants de l’autre côté des portes. Le conducteur s’empressa de redémarrer. Sur le quai, les deux forcenés reportèrent leur folie sur le clochard. Sans espoirs de profits, ils lui volèrent ses riens. Le dénudant encore un peu plus, ils exposèrent ainsi sa dignité aux affres du dénuement total. Ils lui dérobèrent sa dernière illusion d’existence.
Derrière ma vitre close, les cris et les bruits se firent de plus en plus sourds. Bientôt il ne me resta que le silence comme seul contrepoint de l’horreur criante de l’inhumanité ordinaire. Et puis le noir d’un tunnel trop long, trop dur. Un noir persistant car jamais je n’ai pu faire la lumière sur les évènements de cette nuit. Misérablement, jamais je n’ai véritablement cherché à savoir.
Je compris une chose cependant. La routine a de biens affreuses facettes. Nous la laissons s’installer au cœur de l’insignifiant sans réaliser qu’elle gangrène l’indispensable, nos valeurs, notre humanité. L’inhumanité ordinaire n’est pas qu’une figure de style. C’est également l’expression d’un abandon, d’un refus. Nous refusons de vivre comme des hommes lorsque nous recherchons la maîtrise imparfaite d’un monde chaotique. Nous refusons de vivre pour demain car demain est déjà connu, prévu, entendu. Nous écartons trop vite toute chance d’être surpris.
La routine s’accommode des définitions, des cases, des boîtes. Tout doit rentrer dans des boîtes. Des boîtes à idées, des boîtes à fromage, des boîtes de jour, des boîtes de nuit, des boîtes d’amour, des boîtes de cris. Voilà ce que nous recherchons. Mais la routine s’accommode surtout de la solitude car nous ne sommes jamais aussi seuls qu’au milieu de six milliards de personnes qui nous ignorent, comme nous les ignorons pour la simple raison qu’ils se tiennent hors de l’habituel. Aujourd’hui la Terre est plate. Aller tout droit n’est plus garantie de rencontre mais de marche sans fin, d’éloignement perpétuel. Planète neurasthénique des hommes qui tournent en rond dans leur isolement.
Certes la solitude rassure, qui saura si j’échoue ? Mais qui saura si je souffre ? Laissons le hasard s’épanouir en toute chose, car il nous offre nos plus belles histoires. J’essaie depuis lors, péniblement, de m’abandonner aux aléas, ceux de ma plume, ceux de ma vie. J’y trouve le catalyseur de ma confiance, de la croyance en mon destin unique. J’ai décidé de laisser la modestie à ceux qui n’ont pas les moyens d’être arrogants, à ceux qui se débattent encore dans leur ordinaire. Par le simple pouvoir d’une claque, demain a repris un sens et j’ai recommencé à vivre.
La solitude est créatrice, l'indifférence gangrène, le hasard est à la source du vivant...Ce texte est magnifique, une résurrection musicale et soignée...Bravo!
· Il y a plus de 14 ans ·mlpla
La dernière phrase : "Par le simple pouvoir d’une claque, demain a repris un sens et j’ai recommencé à vivre." fait singulièrement penser à un autre de vos textes : Rang d'homme : "Une claque au hasard, Réapprendre la surprise, Tomber, et revivre…". Finalement, les claques chez vous ont du bon : elles font naître de beaux textes.
· Il y a plus de 14 ans ·Anne
Emprunter toujours le même chemin, croiser les mêmes regards, déchiffrer les plaques de rue que pourtant nous connaissant par coeur ... ça rassure, ça enveloppe de sérénité, ça empêche toute échappatoire.
· Il y a plus de 14 ans ·Un beau mouvement que ce texte
selig-teloif
Belle révolte. La cadence des mots et le riff des phrases contre l'extension du domaine de la meute.
· Il y a plus de 14 ans ·Thierry Noyelle
ça évoque des images. Cela éclaire l'impression diffuse, qu'on ressent lorsque l'on fréquente des lieux où l'on est anonyme. L'ANONYMAT n'étant pas un abri.
· Il y a plus de 14 ans ·Claude Van Hoeymissen
Une claque pour un déclic, nous sommes nombreux à habiter la solitude.
· Il y a plus de 14 ans ·yl5
Très beau texte... qui dérange aussi, nous rappelle à nos angoisses...
· Il y a plus de 14 ans ·etat-de-corps
Je trouve la première partie plus fascinante que la deuxième: on s'y perd comme on s'y perd dans la routine de tous les jours, notamment celle liée au métro quotidien. ça m'a fait rappeler l'atmosphère du début de 'Cercle' de Yannick Haenel. Et c'est un beau compliment!
· Il y a plus de 14 ans ·paoladele
Une claque dans la routine, réapprendre à vire, j'aime déjà le sujet. L'écriture et le style sont bons, bons mots et bon rythme nous emmènent au bout, nous questionnent, nous emportent. J'aime beaucoup également.
· Il y a plus de 14 ans ·nikki
Un souffle et un rythme qui emportent le propos jusqu'au point de rupture avec le sujet singulier en exergue... J'adhère.
· Il y a plus de 14 ans ·vincb
c'est beau mais c'est triste oui! moi je ne crois pas au hasard... et je crois que l'on vit mal la solitude parce qu'on le décide ainsi.... comme le dit Anita, de belles pistes philosophiques à explorer... merci!
· Il y a plus de 14 ans ·djoolee
Un beau texte. Une écriture sombre et bien construite. Des pistes philosophiques qui poussent à se questionner.
· Il y a plus de 14 ans ·J'aime beaucoup.
Anita Berchenko