Tout le monde se voit mais personne ne se regarde.

Edgar Fabar

in Halucubrations.

Dans le métro, tout le monde se voit mais personne ne se regarde. C'est par l'effet de cette illusion collective que, la plupart du temps du moins, je passe inaperçu. Car il arrive que des passagers imbéciles, des provinciaux bien souvent, décident de s'intéresser à ma personne. Je sens quand ils m'observent ou, plus précisément, c'est leurs voix que je perçois d'abord. Avez-vous remarqué, vous aussi, à quel point ils parlent fort ces mateurs ? Depuis mon casque audio, je les entends encore se demander à haute voix : "mais pourquoi ils font la gueule tous ces parisiens dans le métro". Et bien dans le métro c'est comme au cinéma. On regarde les images défiler et on la ferme. Mais aujourd'hui tout est calme. Pas de gêneurs à l'horizon. Je suis avec mon pote de toujours, Bob, et il me raconte son monde.

Emancipate yourself from mental slavery. En voilà des mots qui frappent. Même si ces gueules me heurtent, je les regarde. Toutes ces petites flammes froides. Ces bêtes domestiquées. Elles veulent brouter mais ne savent pas où aller. Inlassablement elles restent à l'enclos et attendent la délivrance, alors que le hachoir du temps les émince lentement, méthodiquement. Ces gens, là debout dans la rame, qui voyagent sans bouger, il est là tout leur drame. Mais à y penser de plus près, est-ce vraiment leur faute ? Car derrière chacun d'eux, derrière la façade de ces petits mondes en sursis, elles sont là, leurs peurs, perpétuelles et indociles. Et moi je ressens chacune d'elles. La peur de ressembler à tout le monde, la peur des cheveux qui meurent, la peur du sourire cassé, la peur du fatal faux pas, la peur de l'espoir foireux, la peur de ne pas jouir ou la peur de ne pas bander, la peur du courage, la peur des nains féroces, la peur des relations impures, la peur de n'être qu'un gibier ....

Mon ventre se contracte avec violence comme l'utérus contraint d'expulser la vie. Et c'est lui, ce ventre de la terre qui m'enserre, que je crains, moi. Comme un retour à un enfermement d'avant le monde. C'est con mais là voilà ma peur, celle qui me glace les os. Cette vision de finir prisonnier d'un métro, avec pour tout compagnons carcéraux ces dégénérés qui grouillent puant la sueur et suintant la peur. Et j'imagine que ce putain de métro ne s'arrêtera plus, vers malade qui creuse la terre jusqu'en enfer. Avalées les stations, les unes après les autres : Bastille, Père La Chaise, Bruxelles, La Paz, Los Angeles, Réaumur Sébastopol; Bombay...digérées.

Ça a commencé, je le sens. La machine s'emballe. Mes yeux se plaquent sur le plan du métro. J'ai la certitude à présent que nous sommes hors des limites de la carte. Que nous naviguons désormais affranchis des notions d'arrivée et de départ. Mais peu importe tout cela. Je dresse un rapide bilan de la situation : douze couchettes en tout et pour tout pour une centaine de codétenus, ça va être un vrai manège merdique ce soir. Et un haut le cœur me saisit quand mon cerveau m'assaille de sensations olfactives de merde et de pourriture, comme une mise en bouche ce qui nous attend d'ici une à deux semaines, quand nos vêtements ne seront plus qu'une seconde peau dégueulasse et sans forme. Je m'interroge sur l'état dans lequel se trouveront leur impeccable costume , leur extravagante cravate, disons jeudi prochain. Oui que restera-t-il alors de leur superbe et de leur morgue, quand ils devront boire leur pisse pour survivre.

J'en suis là de mes réflexions quand j'aperçois, au fond de la rame, une fille un peu plus jolie que les autres. Son bras gauche est enroulé autour de la barre centrale en métal et son bras droit balance dans le vide en cadence avec le métro qui avance depuis ce qui est déjà une éternité. Je me lève sans précipitation, et je scrute une à une les têtes qui m'entourent, lamentables successions de trous, de touffes et de reliefs. Que nous sommes laids, de vraies petites pizzas quatre saisons qui bientôt sentiront l'anchois. Je commence déjà à avoir faim putain. Je bouscule un ado en train de dévorer un manga quand je retrouve le visage de la fille. Elle a une peau parfaitement lisse, comme une toile cirée jaune tendue à l'extrême. Son nez extraplat et ultrafin, ne dépasse que très légèrement de la surface plane qui unit ses yeux presque clos à sa lèvre supérieure quasi inexistante. Elle est magnifique. Le doute ici n'existe plus.

Je m'avance vers elle quand une évidence me stoppe, net. Même en se rationnant, en comptant les barres chocolatées et les quelques sandwichs qui doivent se trouver à bord, parmi les sacs des écoliers et ceux des travailleurs, au bout du bout, nous nous trouverons dans l'obligation de nous bouffer les uns les autres. Et si je l'aime alors ? Quel autre choix que de me sacrifier pour elle ? Le Titanic version gore ! Jack suppliant Rose de lui croquer un morceau de mollet. Et moi-même, qui aurai-je sacrifié pour ma survie ? Je crois que le délire me gagne car comment me lier avec ces morceaux de viande, pour la plupart déjà avariés ? Au fond, qu'ont-ils fait pour mériter la vie ? Ils sont nés un point c'est tout. Les voyageurs du métropolitain fou vont se mettre en pièces, les jeux sont faits. Damnation.

Je m'écœure encore un peu de mes visions cannibales. Ça ne dure pas car je l'avoue, de la bave vient de tomber, de ma bouche sur ma cuisse, et je crois que ces images de festin d'humain ont donné horriblement faim à mon cerveau qui m'envoie de nouveaux signaux alarmants. Je suis au désespoir. Et c'est à ce moment précis que j'entends le chant de la rédemption, C'est Bob qui murmure la solution à mon oreille : like the bird on a tree the prisonner must be free. Et je comprends. La peur encore et toujours. Ne pas laisser la peur de la mort déchiqueter les chairs, ne pas laisser la peur de ne pas être à la hauteur d'un amour cannibale dévorer ma chair. Sous mes yeux passent les murs dans le noir. Au détour d'un boyau, j'entrevois la mission qui est la mienne. Pour libérer la chair de la peur c'est le cerveau que je dois affranchir. Nous y sommes. Je marche vers la fille. Je lui souris à pleine dents et comme mon regard attrape le sien, ma main saisit ses cheveux. Mes doigts se referment. Dans ses pupilles, la peur. Sa peur qui panique, sa peur qui crie. Sa tête qui frappe le métal lourd de la barre qu'elle continue d'agripper. Son cerveau qui se libère de sa boîte en douze coups. Et sa peur qui meurt enfin.

  • Excellent texte, mais un poil déçue par la fin... Il faudra que tu m'en parles! En tout cas, je ne pendrai plus jamais le métro de la même façon grâce à (ou à cause de ) toi!

    · Il y a presque 10 ans ·
    Grglkz25

    Frédérique Pons

    • Merci Fred. Plutôt que de rester paralysé par la peur (ce qu'il reproche à ses congénères) il décide d'agir en se débarrassant (radicalement) des peurs qui montent en lui lorsqu'il rencontre une fille (la peur de devoir la manger ou se laisser manger, la peur de ne pas en être capable)..

      · Il y a presque 10 ans ·
      10919502 657715364340269 1653171330 n

      Edgar Fabar

    • j'ajoute qu'il est en pleine crise et qu'il a surement oublié de prendre ses pilules toctoc

      · Il y a presque 10 ans ·
      10919502 657715364340269 1653171330 n

      Edgar Fabar

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