Toute leur vie, ou: Marthe
Carole Menahem Lilin
Toute leur vie, il l’aura peinte. Le plus souvent nue, le plus souvent dans la sauvagerie musicale des chambres, des bains, des bois. Qu’elle rayonne de l’érotisme de ses vingt ans, ou qu’à l’orée de sa vieillesse, elle concentre la lave des volcans ; toute leur vie, il l’aura peinte. Durant près de quarante ans, elle fut son principal modèle.
Pourtant peu d’elle change, de toile en toile. Toujours on la reconnaît, qu’il l’ait cadrée d’en haut, d’en bas ou de biais, de très près ou dans le lointain d’un miroir. Toujours elle a ses jambes très longues et sa tête petite et penchée. Peut-être avec le temps ses cheveux se font-ils plus clairs et son cou plus long et courbé. Mais son ventre reste une île concave, ses seins des pommes blanches pointées.
Elle est donc nue le plus souvent sur ses toiles, concentrée sur elle-même, le visage baissé ou nous tournant le dos. Ici ou là nous devinons sa bouche en trois quarts, ou bien nous volons son profil. Mais elle ne nous regarde jamais ; mais ses yeux demeurent noyés dans l’ombre, ou voilés sous le rideau de la frange. Non qu’il lui ait dénié ce « droit de regard » ; elle commentait volontiers ses toiles, paraît-il ; et même s’était mise au dessin et aux couleurs pour mieux l’accompagner… Non, ce qui se passe, c’est que même si elle pose, elle ne s’expose pas. Ce corps nu et blanc, si elle en fait offrande, c’est pour lui. Nous, elle nous ignore ; et lui respecte sa pudeur.
C’est donc dans l’absence au monde, dans le soin d’elle et de lui qu’il nous la montre. Rien ne nous concerne en elle, pas même son désir pour lui ; ce désir inquiet, jaloux, si proche de la perte ; et qu’elle conjure à force de silence, de rituels répétitifs, d’efforts vers lui, d’isolement en elle-même. Non, rien ne nous concerne en elle, semble-t-elle nous dire ; pas même son désir pour lui.
Elle ne nous regarde pas ; n’a pas besoin de nous. De lui seulement.
Et lorsqu’il est absent, ou qu’elle est fatiguée, elle n’a besoin que d’ombre seulement.
Parfois il voyage sans elle ; s’émeut sans elle. Visite ses amis, fait le tour des expositions, s’imprègne de rues, s’agace au mouvement, précise son ardeur, rajeunit. Elle, se repose dans ses rituels.
La prochaine fois, elle l’accompagnera ; peut-être. Qu’importe d’ailleurs : toujours il revient à eux, aux feuillages et aux dallages ; aux reflets ; au ventre en creux où il a déposé sa mémoire.
Et déjà à son contact, en elle l’inquiétante fleur d’amour défroisse ses pétales. Et l’angoisse renaît déjà, déjà renaît l’angoisse avec la couleur.
Sur sa nudité elle a été la première, et avant lui, à poser les yeux. Mais elle n’en voyait que des parties ; alors que lui la restitue dans son entièreté - silhouette cambrée, penchée, tournée à demi ; femme toute occupée d’une harmonie secrète, d’une mouvance très intérieure. Se voir ainsi de dos ou de profil, nuque baissée, paupières closes, a dû l’émerveiller, au début ; a dû l’émouvoir plus que la honte.
Mais, si elle a continué de se livrer, c’est sans doute par amour. Parce qu’il le lui demandait.
Et aussi parce qu’elle n’aime pas qu’il fît se dévêtir d’autres femmes, anonymes dans l’atelier. Les autres ont trop de regard. Les autres lui ressemblent : seins dressés, ventre effacé. Elle n’a que faire d’être le moule dans lequel il fond ses modèles. Elle se veut unique.
Aussi parfois accepte-t-elle de poser – poser vraiment, de longues séances épuisantes, dans des postures qu’après une trop longue immobilité, elle ne reconnaît plus pour siennes ; c’est lui à travers elle qui désormais pose et s’inscrit dans son corps, lui qui s’y matérialise désormais.
Finalement il ne lui demande que rarement de se déshabiller devant sa toile ; s’il la peint nue, c’est le plus souvent qu’il l’a surprise ainsi, après l’amour, à sa toilette, ou se baignant debout dans la lumière. Il aime l’observer sans qu’elle le sache ; et il la photographie ainsi, la « croque », l’espionne. Ce qu’il veut peindre, c’est la nudité intime, c’est la femme paysage. C’est l’immédiateté perdue dans une immédiateté plus vaste. C’est la peau éperdue dans les courants de l’air, dans les reflets de l’eau. Ce qu’il nous peint, c’est sa femme, mais au-delà, c’est la prêtresse.
Ce qu’il peint aussi, de plus en plus, avec les années, c’est le désir triste ; l’amour qui fait que ce corps reste lisse ; et pourtant l’absence – quand la maternité s’est refusée, que la lassitude raréfie les caresses. Et c’est comme s’il superposait alors son regard de voyant à sa bouche d’orante, à son visage baissé.
L’érotisme parfois est une prière, une voie pour rejoindre le monde, s’y conjoindre, s’élever avec lui – s’élever dans la splendeur ou se perdre dans l’ombre. L’érotisme parfois se passe de contact. Il suffit d’un souffle, d’un regard… De l’épaisseur d’un drap. D’une toile enduite d’éclat.
A contempler Marthe dans la lumière si bien mouchetée, à envisager sa peau si bien liée de bleu, de rouge et d’or, j’ai le sentiment que le « moi » du peintre est désormais présent, dans son corps, au moins autant que son « soi » à elle ; que cette chorégraphie silencieuse qu’elle pratique, que ce retrait gracieux dans la clarté, lui sont devenus, à lui aussi, consubstantiels.
Tous deux dansent sans musique, dans les particules élémentairs des couleurs.
Je me demande parfois comment ils pouvaient se parler encore ? Après tant d’intensité silencieuse, que dire d’autre que la lumière ? Y a-t-il des mots pour la ramener au jour ? Et si non, comment ne pas se défaire dans cette gravité voluptueuse ? Comment après cela émerger de son rêve intérieur ? Marthe le pouvait-elle encore ?
A la/le contempler ces toiles-présence, je vois le monde, sa fulgurance farouche. Je vois aussi l’angoisse de se perdre – et l’angoisse jumelle de perdre ce en quoi on vivait si amoureusement. Je vois l’arbre, et la mer inlassable. Je vois la place de sable rose. Je vois cet inextricable jaillissement, cette mêlée apeurée et heureuse, intraduisible en termes de : « ceci est moi, ceci est toi ». Lorsque le monde est un bien si précieux, un tel réceptacle de merveilles, on ne peut avancer qu’à reculons vers sa fin probable, se déposer ici, et là, faire sien l’inouï. S’ingénier à faire durer l’appel. Et plus les années passent, et plus, malgré la douleur, malgré l’hostilité et les guerres, le corps se fait conscient, et plus le regard devient avide, caressant traqueur de lumière.
Sur son éphéméride, il avait pris l’habitude de croquer, d’un crayon rapide, les arbres au vent, le regard réservé d’un cheval, la silhouette nue de sa femme. A côté, au-dessus, en dessous, quelques notations écrites : « Beau temps », « Nuageux », « Mauvaise journée », « Joie » !
Sur son carnet intime, le corps de Marthe était devenu espace météorologique.
A la mort de sa femme, il a fermé sa chambre et a pleuré.
Désormais, il a abandonné le nu. Il n’a désormais traqué dans ses couleurs que des tables inclinées en puissance de fruits ; et les arbres, le ciel. Ou encore des femmes très vêtues, droites comme des cariatides, visages debout ; des femmes au visage rond qui le regardaient, une interrogation infinie au fond des yeux.
Après la mort de Marthe, il n’a plus peint que son regard.
(Ce texte est très librement inspiré des toiles qu’a peintes Pierre Bonnard ; en particulier des nus qu’il a faits de sa femme, Marthe. Bien que je me sois appuyée sur quelques connaissances fragmentaires, il s’agit d’une interprétation, fort personnelle.
Comme disent les enfants, « Ce serait l’histoire d’un peintre et de sa femme »… « Ce serait », et non « Ce fut ». Tout l’espace du rêve est là.)
Reproduction: La salle de bain, Pierre Bonnard, 1932
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J'ai aperçu le portrait (parfait) de l'homme amoureux ... Ce texte est d'une douceur !!!
· Il y a presque 9 ans ·Marcel Camill'
au ventre en creux où il a déposé sa mémoire.
· Il y a presque 11 ans ·oui cette phrase ma fait splash j'avais écrit à peu près la même en tout cas dans ce sens. dans une nouvelle que je ne publierais pas.
elisabetha
Qu'est ce que c'est beau comme interprétation ! Le texte se lit très facilement, en laissant pourtant des émotions par ci par là, qui font mouche à chaque fois ! bravo, c'est vraiment beau
· Il y a presque 11 ans ·Corinne Bouillet