Trader cadavérique

Michel Chansiaux

Trader, est-ce le bon plan ? Le métier a perdu de son aura. D'aucuns pointent chez Polemploie ou à la Santé. Ne serait-ce pas plus "sioux" d'être traiteur et de ne vivre que de petits fours ?

Casser du sucre sur le dos des traders, arrogants trous-du-cul frais émoulus des meilleures Écoles, qui jonglent avec les milliards des fonds de pension est le « bashing » préféré des vieux cons. Selon ces gens de bon sens, ces puceaux seraient source de tous nos malheurs, accusation aussi tordue que d'incriminer les garçons de café avec leur mine goguenarde et leur plateau chargé au dessus de nos têtes, d'être responsables des ravages de l'alcoolisme en plus des chutes de verres. Dans les deux cas de figure, au départ, il y a un Lazard ou un Ricard et à l'arrivée un boursicoteur ou un buveur. Métier comme les autres derrière un profil psychologique particulier, on rencontre de jeunes traders aux réunions éclectiques organisées par Pôle Emploi car eux-aussi sont virés sans ménagement de leurs « golden jobs ». Ce jour-là, le notre est convoqué avec une douzaine de personnes dont un inénarrable Chinois vindicatif, webmaster dans une franchise de massage, qui clôt le tour de présentation. « Pourquoi suis-je encore le dernier à parler M'dam, parce que je suis jaune ? C'est de l'indiscret mination, voilà je l'ai dit ! ».

«Non Monsieur Wang, cela n'a rien à voir avec vos origines asiatiques, juste avec l'alphabet ». L'animatrice connaît son affaire et pilote le groupe comme un chef. La matinée démarre pleins gaz. Le trader accompagne ses efforts.  « Ouf, ce n'est pas le Chinois qui s'est piqué au jeu ! », se dit-elle en concluant : « ça aurait pu tourner olé olé avec un web masseur ! ». Le trader emballerait bien l'animatrice mais sa manie de tirer ses exemples dans le secteur de la cuisine l'indispose. Elle le ramène au café-restaurant de banlieue que ses parents viennent de transmettre à son imbécile de cadet, qui, pour perpétrer la spécialité paternelle de l'omelette baveuse, gâche un emplacement tant convoité par Mac Donald ! Quant à lui, il considère qu'il paie cher et cash les petites déconvenues du marché à terme naissant de Chicago du 2EY (two egg yolks ou œuf à deux jaunes) où il a fait prendre à ses ex-employeurs, ainsi qu'à des amis, des positions risquées. Ses anciens patrons ne croient pas à la compétitivité de cet OGM au delà de l'effet de mode qui l'a fait grimper très haut.

Il rêvassait à ces aléas de la vie quand vînt l'heure de la pause. « On pourrait se voir cinq minutes ? » lui demande Miss Paul en Ploie. Elle lui explique qu'elle va se fiancer. Son chéri et elle veulent une réception de rêve, des montagnes de petits fours. Ils cherchent quelqu'un de compétent comme lui ! Il lui répond qu'elle s'est trompée de porte, certes il s'y connaît en cuisine, papa était maître queux mais c'est son frangin qui a repris le manche de la poêle.« Mais vous avez bien dit au début de la réunion que vous étiez traiteur ? » « Vous voulez rigoler, vous me voyez déguisé en pain-surprise ? » « Mais traideur, c'est quoi ? » « Trader, merde je parle français, non ? » « Ne vous fâchez pas mais ça fait plutôt anglais. » « En Anglais, c'est un broker, en vieux François, un cambiste, ma chère ». « Gambiste comme celui qui joue de la viole ? » « Chérie lave-toi les oreilles ou arrête de te faire des trucs qui rendent sourd. » Le black baraqué de la sécurité privée s'approche par prudence pour la protéger, c'est une handicapée, une dyslexique mais qui ne désarme pas : « Ce n'est pas détonnant que l'on vous ait mis à la potre, excusez-moi à la porte de votre job, grossier personnage. Ce sur quoi le trader se met à hurler de rire tandis que tempête le Chinois sorti de sa coquille, orange de colère « J'ai aussi un mot à dire, pourquoi les jobs sont donnés pendant la pause en catimini, moi aussi je sais faire la cuisine, c'est des repasse-droit ». Le vigile se permet « Allez messieurs, on se calme ! ». « Toi, le larbin des incompétents, ferme là » ose le blanc. «On tant pêche de dormir ? » ironise le web master. L'altercation prend une vilaine tournure d'émeute. Au même instant, à Chicago, le marché 2EY est à plat, il a chuté en dix minutes, du jamais vu. La colère du trader en est décuplée. Les Bleus arrivent et cognent. A leur vue, le Chinois déteint, apeuré et jaunâtre comme un linge, est embarqué « C'est de la dix criminalité, voilà je vous l'ai dit ». Dans le panier à salades, notre traiteur de monnaie est en colère silencieuse. « Toujours plat » L'effondrement prolongé du marché 2EY, est dû à un post qui cartonne mortel sur Internet. Le cul des innocentes poules serait totalement défoncé par la ponte de ces œufs un quart plus volumineux ! Images à l'appui ! Sans doute un coup fourré du lobby super-puissant du soja. Il en réfère à ses clients par SMS. « Certains ne s'en remettrons pas » s'émeut-il un peu. Puis soudain le noir.

Le Chinois pointe alors du doigt l'oreille saignante du trader. « Même la bavure, maintenant c'est les blancs la vedette, plus jamais les jaunes, c'est de l'à part t'ailles ou quoi ? » La raideur du trader est manifeste. Rupture d'anévrisme consécutive à sa furie, dira le légiste, après avoir extrait de sa paume meurtrie des fragments d'une amulette africaine broyée de rage. Ces objets rituels sont délivrés aux individus estimés des plus cruels par ceux qu'ils ont fait souffrir. Ils entrent ainsi dans une sorte de consécration commune de leur joute faite d'admiration et de répulsion réciproques. Mais le bris du symbole sonne l'heure de la revanche du maltraité. Le trader se vantait d'avoir humilié au Mozambique pour un simple dollar, une loque qui amusait les foules en sollicitant leurs sévices. Un moins que rien tel son frère dont leur maman avait dit « Il est plus près du Bon Dieu que toi de tes sous ! ». « Qu'est-ce que le marché en a foutre de ce privilège ? » lui avait-il rétorqué comme il avait jeté au type avili, afin qu'il s'en repaisse, la délivrance chaude et saignante d'une ânesse venant de mettre bas. Tandis qu'il rejoint la morgue, l'année de ses 25 ans, au cruel Chicago Board of Trade le marché boude toujours les doubles jaunes, le dollar fait la fine gueule.



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