Tranches de vie
petisaintleu
Sur le quai des Grands Augustins, non loin de l'Institut, j'ai de l'estime pour les conseils de Mademoiselle Duveuil. Les touristes ayant déserté la capitale, c'est une des rares bouquinistes qui me reçoit les après-midis d'automne. Je la côtoie depuis belle lurette et par son entremise, je ne peux que me féliciter d'admirer, trônant dans ma bibliothèque, la Comédie Humaine dans la Pléaide, acquise pour une somme dérisoire. Mon amie tient compte de mes préférences en matière de belles-lettres et cherche constamment à dénicher dans quelques vide-greniers, la perle qui me charmera.
Un samedi de désœuvrement, je décidai d'aller la saluer. À maintes reprises elle me sauva du désastre dominical par le biais d'éditions dont elle était persuadée qu'elles me prémuniraient du naufrage mortifère de l'ennui. Elle m'aperçut franchir le Pont Neuf et se mit à mouliner des bras avec un tel entrain qu'un passant s'étala au sol. Elle ne se formalisa pas outre mesure hurlant de sa voix mâle, m'abrutissant à des centaines de mètres. Je masquai ma gêne devant les badauds ahuris et imaginai ses effluves sudoripares, signe d'une exaltation asexuée. Son physique ne l'autorisait pas à s'adonner au moindre coït. Tout au plus espérait-elle une hypothétique liaison avec un zoophile en manque d'amour. Son obésité l'handicapait et la freinait pour se rendre quai de la Mégisserie situé de l'autre côté de la Seine, où elle aurait pu prétendre au bonheur dans une de ces animaleries bordant le fleuve.
Quand elle me fit la bise, je visualisai les moustaches de l'otarie du zoo du bois de Vincennes qui m'enthousiasmait quand j'étais gosse. Après m'être discrètement essuyé la bave qui coulait le long d'une joue, dont je me serais passé malgré ses vertus antiseptiques, elle me tendit un livre à la couverture crasseuse. D'un coup de coude dans les côtes qui me laissa une énorme ecchymose, elle me somma de le consulter.
Ce qui m'interpella de prime abord, c'est que l'auteur me fût inconnu. J'en avais pourtant dévoré des œuvres du XIX ème siècle, ma période de prédilection ! Qui se souvient de Frédéric Soulié, aussi célèbre en 1840 que le rédacteur d'Illusions perdues, de Paul Féval, de Ponson du Terrail, les créateurs de Lagardère et Rocambole, ou de Jean Bonnerot, abandonnant les Routes de France pour terminer au Panthéon des ignorés littéraires ?
Je parcourus quelques lignes et notai le style facilement reconnaissable des feuilletonistes ; un soupir souligna mon désappointement. Aurait-elle fait tout ce tapage pour m'exhiber un bien des plus classiques ? M'apprêtant à le refermer, mon regard se porta sur la tranche. Je clignai des yeux, pensant à un effet d'optique. Instinctivement, je tordis doucement les feuillets. Un fascinant kaléidoscope de formes et de couleurs s'esquissa !
Comment avons-nous pu délaisser le savoir-faire des anciens ? Personne n'a donc compris, à part peut-être quelques docteurs en Histoire de l'Art, que le temps d'avant n'était pas une excroissance pour assouvir le dieu Egocentrisme ?
Des artistes solaires martelaient l'or, sertissaient les pierreries ou enluminaient des bibles avec abnégation, fiers d'être des prête-noms de souverains portés à la postérité par le prodige de leurs tâches. J'eus la certitude d'être au cœur du génie créatif. C'est en maintenant la gouttière oblique que surgit une fresque peinte.
Les menhirs en ruines se révélant à moi, me rappelèrent des époques où l'étude du passé n'était l'attribut que de quelques érudits cloitrés en leurs monastères.
L'haleine faisandée de Brigitte Duveuil m'arracha de mes songes. À 17 heures, il était improbable qu'un bibliophile ne pointe le bout de son nez. Elle plia son éventaire et m'invita à prendre un chocolat dont la consistance me tint éveillé jusqu'au petit matin. Il faut dire que le graillon empestant son antre de 15 m2 m'incita par une apnée salvatrice à en reprendre à satiété, me faisant regretter de ne pas être anosmique.
Au beau milieu de ce foutoir de linge et d'amoncellement de vaisselle faisant l'enchantement des blattes, elle m'entraîna dans une incroyable aventure.
La mon ami c'est la débacle, les fleuves nourrissent les deltas et leur mère les wonderbras....ouhlàlà...
· Il y a plus de 3 ans ·flodeau