Trente ans et des poussières - Promenade à Honfleur

Bruno Valette

Inspiré du tableau "Promenade à Honfleur" de Félix Vallotton

Il se baissa pour nouer ses lacets, et remarqua deux petits trous irréguliers sur son pantalon de laine, au niveau de son mollet droit ; deux petits trous qui laissaient s’échapper quelques poils gris. Son vieux costume avait été grignoté par des mites.

Il se releva et ajusta le col de sa chemise blanche après avoir passé, d’un geste machinale — un geste qu’il aurait pu oublier, avec le temps — une cravate rouge sombre.

Il était agréablement surpris ; un peu étroite, sa tenue lui allait encore.

Il se regarda dans le grand miroir en pied logé contre la fenêtre de sa chambre ; son visage était éclairé de biais par le soleil froid des premières heures du matin. Oui, sa silhouette avait changé ; il était plus imposant, d’une certaine manière, plus épais. Paradoxalement, il avait quelque chose de fantomatique dans le regard, qui le rendait transparent.

Un épais fantôme, voilà ce qu’il était devenu.

Il se rapprocha de la glace ; cinq larges plis venaient barrer horizontalement son front, chapeautant des sourcils broussailleux et deux yeux marron, mi-clos. Tout en passant la main sur son visage, il remarqua de minces cratères gris et noirs qui parsemaient ses deux narines. Ses joues, elles, s’affaissaient gentiment.

Il se coiffa, enfila son canotier. Il pensait à elle.

Trente ans. Trente ans déjà. Cette histoire de retrouvailles, n’était-ce pas ridicule ? Trente ans qu’il pensait à elle, pourtant. Continuellement, au début, c’était obsessionnel ; elle était là, en lui, une image fixe qui le remplissait tout entier. Il entendait sa voix. Il entendait son rire résonner, dans le vide. Puis, heureusement, ses pensées s’étaient distendues, raréfiées. Les souvenirs qu’il en avait s’étaient fait moins précis. Elle s’était éloignée, mais sans jamais disparaître complètement. L’image était plus lointaine, peut être un peu floue maintenant, mais il ne l’avait jamais oubliée.

Elle, c’était une jeune femme. C’était une femme voluptueuse, rayonnante, un peu ronde. Coquette aussi. Emma. Il pensait à son grand rire, un rire franc et honnête, dénué de calcul, un rire d’enfant. C’était çà, la femme de son souvenir. Et aujourd’hui ? Il n’arrivait pas à s’imaginer ce visage vieilli, marqué ; Elle était restée la femme qui l’avait quitté il y a trente ans. Avait elle grossi, elle aussi ? Elle était charnue, déjà, généreuse. Des hanches larges, des hanches d’institutrice, de fermière. Des doigts potelés, animés, habiles, comme des petits personnages en pâte à modeler.

Il partit à pied à la gare d’Honfleur. Sa lettre précisait qu’elle arriverait par le train de 10h56 et repartirait, l’après-midi, par le train de 16h32. Une petite demi-journée, voilà tout.

Cette lettre, quel choc tout de même ! Il avait reconnu, sur l’enveloppe crème, son écriture ronde, épaisse et lisse de bonne élève. Une écriture sage et gourmande. Comment avait-elle pu deviner qu’il habitait toujours à la même adresse ? Avait-elle essayé au hasard, un peu comme cela ?

Il avait tout d’abord laissé le courrier fermé sur sa table de chevet, pendant trois jours. Il imaginait son contenu. Il était si content ! Il prenait l’enveloppe dans ses mains sèches, la touchait, essayait de lire en transparence. Il imaginait un long texte d’Emma, avec ses mots à elle, des mots simples mais honnêtes et directs. Un texte avec, non, pas des sentiments, pas de rhétorique non plus, mais des émotions vraies qui raconteraient une histoire, la sienne, et, dans une certaine mesure, la leur.

Attendait-il des excuses, des regrets ? Des explications, peut être ? Il n’aurait pu le dire.

Il finit par ouvrir l’enveloppe. C’était il y a quinze jours. Oui, son écriture était toujours la même, et, d’une certaine manière, sa manière de voir les choses aussi : simple, sans détour.

Elle lui disait qu’elle pensait venir à Honfleur. Que cette partie de la Normandie lui manquait. Puis elle racontait sa vie. De manière assez factuelle, elle lui parlait de ses trois enfants : François, l’aîné, Jules, qui avait douze ans maintenant, et Pierre enfin, huit ans, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à son père. « Son portrait tout craché ». Et ce père justement, son mari, Antoine, qui dirigeait un commerce de matériel agricole à Dreux, où ils étaient installés depuis vingt ans. Une vie simple, sans histoire.

Oui, elle avait envie de revoir la côte depuis longtemps, ses enfants grandissaient, et jusqu’ici, elle n’avait pas eu le temps. Déjeunerait-il avec elle ? Iraient-ils se promener ensemble ?

De leur histoire, la lettre ne parlait pas. Des faits, beaucoup de faits, les faits d’une femme occupée par mille détails, des petits riens et des grandes choses, l’éducation de ses enfants, les horaires des trains, l’arrivée, le départ, la peur de rater son voyage, etc. Eux deux, rien, pas un mot, mais, peu importe, il était si content ! Il lui avait répondu brièvement, sans rien dire de lui, se réservant pour plus tard, pour leurs retrouvailles. Il lui écrivit que oui, bien sûr, il adorerait la revoir. Oui, évidemment, il serait là.

Il pressa le pas ; il avait peur de manquer l’arrivée du train. C’était grotesque, il restait une heure, plus ou moins.

Il portait de son bras gauche un lourd panier en osier, et prenait appui sur une canne en chêne clair, qu’il tenait de sa main droite. Il lui fallait trouver son équilibre, ne pas chavirer. Et puis, ce costume qui le serrait à la taille, tout de même, tout cela était assez désagréable.

Que feraient-ils ? Il avait prévu de l’emmener piqueniquer, là-bas, sur les hauteurs. Ils marcheraient, bras dessus, bras dessous, comme deux vieux complices, jusqu’aux deux peupliers qui encadraient la vue sur Honfleur. Ils s’arrêteraient en chemin, il lui parlerait de sa vie à lui, du progrès, de l’automobile, de sa passion pour les insectes, peu importe, ils seraient ensemble. Puis ils finiraient par arriver dans leur petit coin surplombant Honfleur, il installerait une grande nappe à carreau, face à la mer, sur laquelle il déposerait les encas. Pâté en croute, viande froide, œufs en gelée, bouchée à la reine, tarte au citron. A boire, un vieux Bourgogne.

Et ensuite ? Ah, ensuite, assis, un verre à la main, échauffés par le soleil de cette fin de printemps normand, ils se laisseraient aller, se remémoreraient sûrement le temps passé, les moments d’intimité, les baisers volés, les caresses arrachées en fin de soirée, trente ans plus tôt, sous les deux peupliers. Ils riraient de ces moments partagés, et, qui sait, malgré leur âge…

Il rougit. Sans s’en rendre compte, il était arrivé à la gare, avec une bonne demi-heure d’avance.

Le temps s’était couvert, à la fin du trajet. Des nuages épais et gris avaient bouché l’horizon, si dégagé au lever du jour. Nervosité ou effort, il transpirait. Il se sentit accablé et s’assit sur un banc, à l’entrée de la station.

Il vit alors un jeune couple passer devant lui. Quel âge pouvaient-ils avoir ? Vingt ans ? Vingt-cinq ? Pas plus. Elle avait passé son bras autour de sa taille et l’enlaçait affectueusement, murmurant des mots tendres. Lui riait. Il la tenait par l’épaule, la serrait contre lui, la regardant avec douceur. Que de promesses dans ces regards !

Ses grands cheveux bruns et ondulés, son rire, son nez aquilin, tout cela le ramena à Emma. Y avait-il cette même intensité, ce même désir entre eux ? Les souvenirs qu’il avait d’elle, cette mémoire de leur couple, ce mausolée, n’était-ce pas une fiction, un palais des regrets qui l’avait empêché, toutes ces années, de se réinventer, de construire sa vie propre ?

Oui, Emma riait, avec un beau et grand rire franc, mais de quoi ou de qui riait-elle ?   Et, au fond, que lui avait-elle promis ?

La vérité, c’est qu’elle l’avait abandonné, sans un mot, il y a trente ans. Pas plus d’explications dans sa dernière lettre d’ailleurs, une lettre anodine, le genre de lettre qu’on s’écrit entre anciens voisins, entre vieux camarades de classe. Et lui, toujours là, comme un chien trop heureux de retrouver son maître après des années d’absence.

Il ne lui en voulait pas plus que çà. Elle avait choisi, décidé autrement, c’était son droit. Des explications, en fallait-il  vraiment? Elle l’avait aimé, sûrement, puis en avait aimé un autre, d’avantage. L’histoire s’arrêtait là, pour eux en tout cas. Par peur par lâcheté, par commodité peut être, il n’avait pas voulu l’entendre.

Aujourd’hui, à quoi bon remuer le passé ?

Il se leva doucement, reprit son lourd panier en osier, sa canne, et partit déjeuner, seul, sous les deux peupliers.

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