TRIPLICATA
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Nous déplorons l’excessive brièveté de la vie, source de toutes les frustrations, de tous les espoirs déçus. Que se passe t-il si le processus de l’existence nous accorde de jouer les prolongations, ou de changer de personnage et de décor, comme dans une pièce de théâtre ? Nous rejouons alors les possibles versions de nos vies, marquées par l’éducation, les rencontres faites, l’impact des événements. Sommes-nous des déclinaisons de l’époque dans laquelle nous vivons, ou pouvons-nous imprimer une touche personnelle, si infime soit-elle, au cours de notre existence ?
Pour ce qui concerne le condensé des trois vies traversées par S., personnage commun à ce triptyque, la réponse ne va pas de soi : il basculera, insensiblement, selon les époques et les tendances du moment, vers des choix en apparence contradictoires d’une vie à l’autre, mais révélant au final ses potentialités multiples. Une vie en trois exemplaires, un triplicata.
TRIPLICATA
« Une vie ne vaut rien mais rien ne vaut une vie » André Malraux-La condition humaine
PREMIERE VIE
S. avait bénéficié d’un privilège peu commun : il avait traversé l’enfance, regardée à cette époque comme la source incontournable de tous les maléfices, multiples nœuds gordiens, passage obligé d’interminables souffrances, d’une manière paisible .Cette voie quasi royale l’avait mis, presque à son insu, dans une sorte de pôle position au départ d’une grande course que ses proches, ses camarades de classe, les membres de sa famille nommaient d’un air de conspirateurs entendus : la vie.
L’accomplissement des premières années de son existence s’était apparenté à une croisière effectuée dans un gigantesque catamaran, pourvu de toutes les prestations dernier cri les plus à même de satisfaire les estivants en recherche du haut de gamme .Bien sûr, son éducation avait dès le départ été orientée vers l’atteinte de l’excellence, le côtoiement des sommets, la proximité de l’élite, notion qui allait littéralement envahir sa vie jusqu'à la limite du supportable. Cette insistance à le propulser par avance vers les sommets l’avait quelque peu intrigué et déstabilisé dans les moments où les doutes s’exacerbaient dans son esprit et reprenaient le dessus.
Ces phases d’interrogation ne duraient certes guère longtemps, elles n’étaient pas de mise pour un membre potentiel des futurs cercles dirigeants de son pays, desquels on attendait qu’ils apprissent par cœur le texte de leur rôle social sans jamais être sujets à la moindre défaillance.
Pour conforter cette étanchéité, S. avait été placé par sa famille immensément protectrice dans les meilleurs cours, écoles, lycées et autres universités privées, ce dans le but de lui garantir les chances de réussite les plus sérieuses. Cette ségrégation, cordon sanitaire mis en place contre d’hypothétiques influences extérieures, n’avait rien d’inédit ni d’original ; ce type d’organisation ayant déjà constitué dans un passé déjà lointain un modus operandi des plus efficaces. Pourtant, dans le pays habité par S., le décor s’était quelque peu fissuré, les premiers gros dégâts étant apparus après les deux guerres mondiales livrées par cette nation en l’espace de trente ans. Ce n’étaient certes pas des guerres revêtant une dimension ordinaire, menées dans des contrées lointaines, aux noms à peine prononçables pour un citoyen doté d’une culture générale moyenne.
Non, ces guerres avaient dévasté ce pays, et bien d’autres contrées également belligérantes .Elles y avaient provoqué une des plus graves crises morales de l’histoire de ce continent qui avait été historiquement traumatisé par la survenance d’événements sidérants, impensables. Pourtant, la tendance générale, au sortir de ces conflits , surtout le second, avait penché vers la reconstruction , non vers la restauration .Cette précaution dans l’orientation choisie avait permis , non de faire table rase du passé, prétention alors perçue comme une grossière incongruité, mais de rendre possible un réaménagement , une reconfiguration des structures sociales .
Cette donnée, S. l’avait perçue, dès les premières années de son adolescence, ces années où l’on préfigure l’être humain que l’on va devenir dès l’atteinte de la plénitude et de la maturité. Il n’avait pas une conscience directe de cet état de choses, et ne pouvait percevoir avec une acuité réellement intense tous ces phénomènes, car les filtres instaurés entre lui et le reste du monde étaient opaques et d’une efficacité redoutable. Toutefois, ils se révélèrent quelque temps plus tard loin d’être infranchissables .De nouveaux moyens de communication s’implantaient alors : la radio, la presse pour les teen-agers .Ils donnaient, un peu, la parole aux aspirations des générations montantes, ces millions de jeunes auxquels S. appartenait en dernière analyse.
L’écho des secousses auxquelles la société d’alors était en proie commençait à parvenir à S. par des canaux de plus en plus insistants : des conversations de camarades de lycée, puis de faculté, et dans les cas les plus inédits, les plus audacieux, ou qui lui apparaissaient tels en raison des œillères insérées durablement dans sa faculté de juger par son éducation rigoriste, des bribes de propos captés dans des lieux publics.
Ces espaces de captation de l’air du temps existaient dans le quartier où résidait S., malgré le conservatisme quasi militant affiché par les résidents de ce dernier. Comment l’exultation engendrée par l’exercice d’un fragment de liberté de mouvement tout récemment conquis sur cette chape de plomb pouvait-elle pertinemment s’y manifester ? Par l’insolence, la pratique de la transgression de plus en plus excitante à mesure que S. découvrait, non pas le monde réel dans son intégralité, mais des fragments de vie, des signes de toutes natures ; le tout lui paraissant revêtir l’attrait de ce qui est longtemps dissimulé, et se dévoile avec une lenteur empreinte d’une lascivité à peine supportable.
S .prit ainsi l’habitude d’épier des conversations dans les cafés en s’installant le dos face à ses cibles, pour éviter la survenance de tout soupçon d’indiscrétion évidente. Il constata , rapidement , que les termes des conversation entendues , parfois interprétées par ses soins, étaient très loin d’être en concordance avec la vision idyllique que son milieu d’origine tentait encore de préserver dans son esprit d’adolescent pré- pubère ,déjà susceptible de se frotter aux premières rugosités de l’existence .Cela ne l’effraya nullement et l’incita à persévérer dans cette découverte du monde pointilliste mais porteuse de révélations capitales .Très vite, à l’écoute des conversations dans ce type d’endroits , s’ajouta l’exercice de la fonction visuelle . Observation d’autrui, du maintien, des vêtements portés par les clients attablés, des timbres de voix, de leur intonation, des journaux lus par ces individus, des types de consommation .Ainsi les individus se marquaient et se démarquaient-ils par ces artifices et accessoires ?
Si tel était le cas, l’observation de la vie au quotidien devenait pour S. un thème de plus en plus digne d’intérêt et porteur de nombreuses interrogations. Pourtant, ces lieux parurent à la longue inappropriés, à eux seuls, pour déchiffrer le monde, pour s’y acclimater. Tel était le mot juste, car toute l’éducation de S. avait mis l’accent sur l’adaptation, la conformation, audit monde .Se fondre dans la masse, l’anonymat des règles édictées par des inconnus, renoncer à la part de soi-même la plus précieuse, la plus créative, la plus émouvante .C’était l’impératif à atteindre …Être éduqué équivalait alors à mourir un peu .Cette étape s’apparentait à un dressage de l’individu plutôt qu’a une préparation authentique vers l’autonomie personnelle .S. pressentit que ce constat n’était nullement hyperbolique.
Il émit l’hypothèse, rassurante celle-là, que la pression de conformité exercée par toutes ces structures sociales, la société, la famille, le milieu d’origine, n’avait pas tué chez lui toute volonté de contourner ces obstacles pour simplement exister par soi-même, vivre on your own, selon une expression apprise auprès de l’un de ses professeurs d’anglais au Lycée.
Cette expression avait séduit S., il l’avait trouvée éloquente, expressive, capable de refléter une situation de manière significative. Si les mots, le langage étaient encore libres, empreints d’une fraîcheur de ton, générateurs de surprises, tous les espoirs n’étaient-ils pas permis ? Ne jouaient-ils pas, eux aussi, un rôle précieux ?
Il y aurait donc pour S. une dualité référentielle dans la constitution de ses repères moraux : les mœurs et les conduites prescrites d’une part, les mots et les ressources de l’expressivité, d’autre part.
A d’autres individus moins bien préparés à ce genre de coexistence, l’exercice eût paru périlleux S., pour sa part, resta de marbre face à ce défi .Il le regarda comme un incitatif, un aiguillon unique.
Le plaisir de découvrir un monde réel aux terrasses de cafés était amoindri par l’arrivée des premiers frimas, la fonction d’exposition à l’air libre étant alors rendue provisoirement impraticable, et le repli vers l’intérieur des salles inévitable. Par chance, le café que fréquentait de plus en plus assidûment S. était pourvu d’une large baie vitrée, ce qui rendait toujours réalisable la pratique d’une observation du monde extérieur, ce dernier se résumant alors aux passants défilants face à l’établissement.
La simple fréquentation d’un café était, dans certains milieux bien circonscrits, équivalente à l’adhésion à un mode de vie, à la révolte contre les valeurs de la société d’alors .Certains intellectuels du moment avaient mis l’accent sur le caractère inimitable de leurs relations, des sentiments éprouvés l’un envers l’autre .Ce droit d’auteur, appliqué aux mœurs et aux types de liens entretenus entre eux, avait déjà provoqué des désillusions. En dépit de leur avertissement, on avait tenté de les copier, de les singer pour être libres, en phase avec les tendances du moment.
« Que se passerait-il si ces individus faisaient école, si les relations de personne à personne, d’homme à femme devenaient susceptibles de s’inventer, de se construire sur un pied d’égalité, de se redessiner intégralement ? » se dit S., habité par un grand sentiment d’ambivalence face à cette hypothèse encore très théorique, il est vrai.
L’appréhension de sortir des clous, des sentiers battus l’emporta sur la tentation de l’expérimentation ; elle était assimilable à ce soulagement généralement éprouvé lorsque la sensation nous traverse, à tort ou à raison, d’échapper à un danger porteur de bouleversements néfastes.
S. eut conscience très tôt dans son existence, dont l’agencement lui parut de prime abord admirable, des protections installées pour organiser les actes les plus quotidiens, habiller, au propre et au figuré, sa personne, la garantir de toute intrusion malveillante, l’envelopper d’une autorité indiscutable, indépassable.
Ne fallait-il pas tirer parti de ce splendide isolement, l’ériger en avantage comparatif définitivement acquis dans l’existence ? Cela lui parut néanmoins risqué, contre-productif à long terme.
« Comment peux-tu raisonnablement t’épanouir dans une solitude stérile, dans des cadres préétablis par d’autres, renoncer à un ressenti personnel, à plonger dans la vie réelle, à te confronter à l’improviste ? »
Ces premières interrogations, basiques pour un jeune homme de son âge, mais très audacieuses en raison des innombrables blocages insinués dans son psychisme par son éducation , constituèrent pour S. ,et ce de façon décisive, la première fissure qu’il s’autorisait , comme une sorte de commencement d’exercice de ce qu’il n’osait point encore nommer la liberté intérieure .
Ces questionnements effectués à titre personnel, car il n’était pas question bien sûr de s’en ouvrir auprès de proches, ou de tout représentant d’une autorité de quelque nature, religieuse, familiale, sociale, constituèrent pour S. des fragments, des ébauches d’une construction mentale encore indéfinissable, mais dont il perçut d’emblée le futur tribut à une conduite authentiquement exemplaire.
En lisant plus ou moins régulièrement la presse de cette époque, S .comprit que les jeunes, catégorie dont la singularisation sociologique commençait à poindre, prenaient de l’importance ;ils n’étaient nullement en mesure de constituer un groupe de pression , un lobby, comme l’on disait dans les cercles avertis, mais ils endossaient ,insensiblement, l’habit de futurs consommateurs , de cibles .Cette considération potentielle par les pouvoirs d’alors devait, se disait S. ,aboutit tôt ou tard à changer les règles du jeu, à modifier les comportements , les codes , les conduites .
Cette aspiration au changement, au bouleversement des mœurs et des relations, particulièrement dans le domaine amoureux, préoccupait alors la jeunesse, avide de s’inclure dans les premières ivresses, et de reconfigurer les contours présumés fascinants du sentiment amoureux.
Très désireux de se confronter à ce sentiment, S., qui avait commencé à déchiffrer avec lucidité le caractère imprévisible des relations humaines au quotidien, voulut en quelque sorte confirmer ses propres intuitions en la matière : improviser soi-même, dialoguer, converser, séduire…
Ce dernier mot était explosif aux yeux de beaucoup à cette époque, encore marquée par un puritanisme en matière de mœurs .Il renvoyait à une vie débridée, impénitente, dangereuse bien sûr. Pourtant, S. accordait à ce vocable un préjugé très favorable : son euphonie était très agréable et l’imaginaire auquel il était généralement associé dans le domaine littéraire renvoyait aux meilleurs souvenirs, liés à la douceur et à l’agrément.
S. se rendit un dimanche après-midi au Café de la Paix, place de l’Opéra .Il voulait éprouver sa capacité à paraître, dans un endroit huppé. C’était pour lui comme un examen de passage, une preuve confirmative de son acceptabilité sociale .Pour ne pas être complètement pris au dépourvu, il emporta avec lui un roman qui l’avait beaucoup marqué et ému, c’était « La symphonie pastorale » d’André Gide.
Il avait déjà lu intégralement cet ouvrage, c’était pour lui le signal avertisseur envoyé au monde extérieur, lui permettant de se situer et de se positionner. L’amour de la littérature fut en l’espèce pertinente comme générateur d’échanges verbaux immédiats car une femme assise près de lui, procédant à une recherche désespérée de sa trousse de maquillage dans son sac, vit l’ouvrage sur sa table et le complimenta sur son choix :
-Bravo, jeune homme, vous avez de belles lectures, c’est l’histoire d’un amour impossible, si je me souviens bien …
-Oui, madame, ça a même été adapté au cinéma par Jean Delannoy, avec Michèle Morgan et Jean Dessailly.
-Vous avez dû ressentir une émotion encore plus intense avec des acteurs pareils ! Ce sont des œuvres que la jeunesse ne lit plus guère, il me semble…
Le couperet était tombé dès la fin de cette réplique, qui prêtait déjà à une partie non négligeable de la jeunesse actuelle une tendance au désintérêt érigé comme attitude, un culte de l’indécision hautement injustifiable.
-Vous, au moins, vous n’avez pas l’air de faire partie de ces jeunes qui s’étourdissent durant des courses folles dans des voitures de sport ! Vous semblez déjà désireux d’enfiler le costume de votre futur rôle social !
S .ne comprit pas immédiatement le caractère ironiquement cruel des propos de cette femme, qui se permettait de lire à travers lui, de le dénuder, , sans même à peine le connaître .Il n’avait pu acquérir, il est vrai, ce sens de l’ironie, de l’humour, de l’understatement qui rendait un convive victorieux dans un dîner en ville, qui conférait à celui qui le maîtrisait très honorablement une supériorité permanente sur ceux animés d’une éventuelle intention de le défier en public .Cette arme de destruction massive lui était encore inconnue ; pire : son éducation ne l’avait pas conduit à l’initiation de son maniement .
-Mais madame, je n’ai encore aucune idée de mon futur métier, comment voulez-vous que je …
-Mais là n’est pas la question, jeune homme ! Votre naïveté est désarmante, elle vous honore .Non, je voulais dire que votre apparence, votre tenue, vos goûts littéraires reflètent, un peu, ce que vous serez peut-être d’ici quelques années, un homme de bien, installé dans la vie.
S. était gagné par l’incrédulité la plus totale, il hasarda un début de réplique, ne pouvant laisser à cette femme le monopole de la parole, pour tenter de mettre fin à cette déstabilisation qui ne durait que trop.
-Madame, j’essaie d’être respectueux, cordial, civil. Pourquoi devrais-je composer d’avance un rôle social ?
-Jeune homme, parce que votre éducation est orientée dans ce sens .Si vous être issu de la classe bourgeoise, vous êtes préparé à ça .L’éducation reproduit des comportements. Elle nous formate, en bonne partie.
Décidément, cette femme, insolente et impertinente à maints égards, infligea à S. un cruel démenti sur la validité des conventions sociales et du savoir-vivre en introduisant dans leur conversation ce tour des plus déroutants. Il n’était pas question de lui répliquer sur le même ton. Cela, les conventions ne le permettaient pas ; S. n’avait pas encore la maîtrise de l’esprit de répartie qui lui eût permis de renvoyer la balle avec brio.
Son interlocutrice s’apparentait à une femme d’âge mûr, élégante, portant son chignon de manière altière. L’usage probablement immodéré de la poudre de riz imprimait à son visage une pâleur singulière .Son costume, de facture classique, d’un gris anthracite apaisant, lui conférait, en sus d’une touche de classe indéniable, une aura empreinte d’une autorité naturelle.
Était-ce pour se protéger des regards indiscrets, affirmer sa liberté, introduire un soupçon d’austérité protectrice dans son apparence pour être, vraiment, libre de ses mouvements, responsables de ses actes ?
Toutes ces questions, S. le pressentit très vite, dès que cette femme prit, fort cordialement, congé de lui pour se diriger vers la sortie, allaient l’habiter pour longtemps, et bouleverser les composantes encore incertaines de son intimité d’adolescent encore bien trop incandescente pour risquer une confrontation directe à un matériau sensiblement plus résistant.
Il n’était pas possible de requérir auprès de cette femme ses coordonnées, ce n’était nullement l’usage à l’époque, cette demande aurait contrevenu aux règles du savoir-vivre les plus élémentaires alors en vigueur.
S. se fit, dès lors, une promesse intérieure : ne plus être pris de court par les mots, par leur pouvoir de déstabilisation, savoir en jouer comme l’on joue d’un instrument, tel un virtuose …
La voie la plus directe pour aboutir à la pleine possession de cet outil, c’était d’examiner avec minutie ce qui existait en la matière : les dictionnaires de citation pour la constitution d’un réservoir des mots qui tuent, la lecture de grands humoristes, orfèvres incontournables en la matière, la fréquentation des théâtres dans lesquels étaient jouées les pièces de ces auteurs, dont la familiarité devait devenir le gage d’une supériorité intellectuelle éclatante.
Cet impératif prit très vite dans le quotidien de S. une place décisive, car il eut le sentiment d’imprimer à la succession de ses gestes et actions un tour créateur, expérimental .Il s’autorisait, dans le plus grand secret, un détour vers les arcanes des relations oratoires, vers les nuances du dicible…Il ne pouvait en résulter, se disait-il, que des avancées inestimables, des perspectives décuplées.
Pour préparer au mieux cette mue, il fallait dans les plus brefs délais répéter les occasions de joute oratoire, les confrontations avec son entourage, ses proches. Très rapidement, S. pressentit qu’une nouvelle rencontre avec cette femme du Café de la Paix s’imposait. Cette personne dégageait, en raison de sa classe sociale, de son héritage éducationnel, de son élocution aussi, empreinte de douceur et d’une lenteur toute apaisante, un ascendant naturel, légitime sans aucune contestation possible aux yeux de S.
L’imposition de son ascendant, l’autorité naturelle qu’elle avait dégagé durant leur première conversation, incitèrent S. à se demander si une manifestation d’allégeance à son égard, aussi discrète fût-elle, ne constituerait pas un moindre mal pour accéder à cet univers.
La possibilité de survenance d’une nouvelle rencontre au Café de la Paix était intégralement dépendante d’un pur hasard, sauf à forcer ce dernier par la répétition de la présence de S. dans cet endroit, méthode qui porta ses fruits quelques semaines plus tard .Ce jour-là, il n’avait pas emporté de livres, ni décidé d’envoyer un quelconque signal d’ordre vestimentaire, sociologique .Il venait au combat tel qu’en lui-même, sans protections.
-Jeune homme, vous persévérez dans la fréquentation du danger ! A moins de chercher votre égérie, votre muse, lui asséna-t-elle, en accompagnant son propos d’un sourire bienveillant qui évitait d’ores et déjà à S. de ressentir les affres de la culpabilité, dans ce lieu en public .Elle se tenait devant lui en représentant, à son corps défendant, le principe d’autorité. S. sentit son front s’attiédir, ses mains devenir quelque peu moites ; il devina que le débit de ses paroles, dans l’hypothèse de moins en moins probable où il parviendrait à articuler quelques mots en sa présence, allait être fragilisé, perturbé à l’extrême.
-Vous permettez que je prenne place quelques instants à votre table, je vais me permettre cet écart et les clients de l’établissement me prendront pour votre mère ou votre tante ! Les apparences sont sauves.
-Garçon, apportez-moi un thé citron très chaud, comme d’habitude, dit-elle à un serveur de passage près de leur table. Ce dernier inclina légèrement la tête en esquissant un sourire entendu, signifiant par là l’état parfait de sa complicité avec cette cliente considérée de longue date comme une habituée notoire de l’établissement.
S. fut encore désarçonné, non par des audaces verbales, mais par cette contravention inouïe que cette femme infligeait aux convenances. Il faudrait jouer serré, ne pas se laisser déborder au moindre détour de phrase…
-Je vais enfin vous rassurer mon petit, je vais me présenter : je me nomme Anaïs, je suis salariée dans une grande compagnie d’assurance, j’aime la bohème, l’évasion, l’authenticité .Je fréquente ce café car il est proche de mon lieu de travail, situé sur les Grands Boulevards dans ce quartier de l’Opéra.
-Je m’appelle S., je suis lycéen à Condorcet, et je ne me prépare pas encore aux carrières les plus brillantes, contrairement à mes condisciples.
-Magnifique ! Vous avez un prénom d’écrivain et un physique de jeune romantique .Quand je vous ai aperçu la première fois, je n’ai pu vous rattacher vraiment à un mode de vie préétabli, vous sembliez désireux de vous affranchir, mais de quoi ? De votre famille, de votre milieu, des préjugés trop nombreux que votre éducation insérait, à votre insu, dans votre vision de monde ?
-Madame, pardon, Anaïs, vous posez d’entrée les bonnes questions, avec grande pertinence .Je suis en proie à ce genre d’interrogation, disons depuis la rentrée scolaire …
-Ça fait déjà donc quelques mois, le temps de laisser des réflexions se décanter un peu, objecta Anaïs, juste assez goguenarde pour ne pas indisposer S., et détendre la conversation.
S. comprit , dès les premiers mots échangés entre eux dans cet établissement prestigieux , qu’il allait devoir s’affranchir de présupposés trop commodes, de lieux communs trop vite assimilés à des vérités définitives , pour vivre ces instants avec toute l’intensité et l’authenticité requises .Il fallait improviser, ne plus copier servilement des figures préétablies .
-Vous parlez un peu comme mes profs, observa S., très légèrement déçu du caractère par trop chronologique de l’observation de Anaïs .Je pressens que vous me réserverez des répliques d’une tout autre nature.
-Bien vu, S., je ne vous prescrirai rien, je ne délivrerai pas d’ordonnance de vie .Je préfère les longs détours, les excursions hors sentiers battus, c’est beaucoup plus fructueux …Pour ce qui me concerne, je suis en plein réexamen de mon propre rôle, en tant que personne, en tant que femme .Je suppose que vous avez entendu parler de cet essai merveilleux de Madame de Beauvoir : Le deuxième sexe ?
-J’en ai entendu parler, mes parents l’ont éreintée au cours d’une conversation en famille, c’est vrai que l’insulte a tenu lieu d’argumentaire.
-J’imagine, mais retenez bien ce nom, vous et moi en entendront parler, il marquera notre époque pour longtemps, car il peut engendrer une révolution dans le domaine des mœurs, des relations entre hommes et femmes en France, et dans le monde entier .Ce sera un des combats majeurs.
-Je crois qu’elle soutient la thèse dans son livre que l’on fabrique la condition féminine, qu’elle n’est pas innée et encore moins naturelle.
-C’est ça jeune homme, exactement ! Elle veut notre émancipation, notre liberté de conduite. Rappelez-vous ceci, quoi qu’il arrive : la liberté et l’émancipation revêtent toujours un caractère personnel, elles ne sont opératoires qu’à cette condition.
-S. opina de la tête, admiratif de cette force de conviction que dégageait Anaïs. Il fut immédiatement conscient du caractère décisif de cette conversation et sut, dès cet instant, qu’il était fondé à classer cet échange au rang d’un souvenir fondateur de son musée imaginaire personnel.
Ils décidèrent de se revoir au même endroit, dont la notoriété garantissait un seuil de bourgeoisisme acceptable pour la rencontre de deux êtres si éloignés par l’âge, et selon une périodicité hebdomadaire ou bimensuelle, selon la densité de leurs emplois du temps respectifs.
Pour S., la perspective d’échanges fréquents, denses, avec une femme de cette condition, ayant accès au questionnement, aux énigmes de l’existence les plus ardues, en mesure de lui faire gagner dans l’accomplissement de sa maturité un temps précieux, provoqua en lui un enthousiasme débridé.
Il pressentit qu’il allait détenir longtemps avant les autres, une des clés qui rendrait la vie intelligible, qui lui accorderait du prix, un commencement de valeur. C’était comme s’il avait pu, sans esquisse ni brouillon, créer une œuvre en direct, d’un flux régulier, assuré, accompli. Le privilège de l’accès non contrarié à la perfection créatrice pouvait lui être octroyé .S. se ravisa ; une pensée contraire lui traversant alors l’esprit : n’était-ce pas, déjà, un leurre offert à l’épreuve de son discernement ?
Une autre intuition le conforta, dans la construction de ses nouvelles recherches : le bannissement de la précipitation et du culte de la vitesse seraient des conditions sine qua none à un commencement de concrétisation de ces généreux idéaux.
Anaïs semblait également renvoyer, comme une note en bas de page, à d’autres impératifs, concourant de manière non moins décisive à cette ouverture vers cette Terra incognita .Son austérité vestimentaire, son éducation , sa densité humaine , sa capacité de surprendre avaient détourné S. d’envisager , ne fût-ce qu’une seule seconde, un aspect charnel à leurs futures relations , dont la régularité était pourtant acquise .Trop d’éléments conspiraient à l’impossibilité de cette hypothèse : la différence d’âge ,bien sûr, et la nécessité, déjà entrevue ,de se montrer digne du voyage , intellectuel et spirituel , que cette femme pouvait légitimement lui faire entrevoir . La tâche était ardue, s’en montrer digne parut à S. une justification adéquate.
D’autres épreuves attendaient S., bien plus anodines, mais incluses à juste titre dans le parcours d’un très jeune élève d’un lycée prestigieux ; la préparation du conseil de classe se profilait à quelques semaines de la fin de l’année scolaire .Il allait quitter certains condisciples, en découvrir de nouveaux s’il passait dans la classe supérieure .Très logiquement, après l’accomplissement de cette étape de caractère quasi administratif pour lui, les vacances déploieraient leurs charmes. S., qui ne disposait pas encore du libre choix de son lieu de détente estivale, passait le début de l’été dans la maison familiale près de la Baule, lieu de tourisme sauvegardant le caractère familial des vacances d’été.
Avant le départ pour la Loire-Inférieure, S. profita sans retenue de cette euphorie qui l’habitait chaque veille de départ. La joie de rompre avec le quotidien, le passage confirmé par un courrier du lycée vers une nouvelle étape, ne pouvaient que confirmer la proximité de ces événements bienfaisants.
S. appréciait cette station balnéaire, dont la longueur globale de la plage supérieure à dix kilomètres, était propice à tout type d’exercices liés à la mer. Le microclimat de la baie de La Baule, caractérisée par une douceur plus affirmée que dans le reste de la Bretagne, plaidait également pour l’endroit .C’est l’urbanisme qui posait problème, le remblai ayant été quasi intégralement bouleversé par la construction d’immeubles neufs qui ne laissaient plus entrevoir que quelques demeures anciennes en granit, vestiges d’un temps révolu parmi cet envahissement intempestif de béton.
Les communes avoisinantes, Le Pouliguen et Pornichet, avaient été moins atteintes par ce phénomène, et il était encore possible de s’y ressourcer presque dans les conditions où la pratique régulière des séjours au bord de la mer était un privilège. Les grands parents de S. évoquaient auprès de lui cette période, située autour des années vingt, leur âge d’or, ainsi qu’ils le qualifiaient, avec le secours d’une nostalgie bienfaitrice.
Sans être encore susceptible d’effectuer la même démarche de mémoire, S. ressentait, déjà, les progrès faits depuis les dialogues avec Anaïs au Café de la Paix .Il entrevoyait la découverte de vérités, l’élaboration possible de repères spécifiques, qui ne seraient, enfin, pas marqués du sceau du rance, du moisi. L’effort à consentir était immense, se dit-il en arpentant la plage après le premier petit-déjeuner pris avec la famille intégralement réunie, mais c’était un point de passage obligé.
Ce qu’avait ressenti S., au contact d’Anaïs, dont l’existence était bien entendu restée secrète, et l’influence grandissante sur sa vision du monde soigneusement tue auprès de ses proches, c’était une passion naissante pour la préhension du monde à grande échelle, pour l’accès enivrant à l’exercice d’une liberté assimilée enfin à une construction personnelle, source de toutes les émancipations futures.
S. dût , durant ces vacances , envisager , fût-ce d’une manière confuse et brouillonne , son avenir .Ses réflexions ne pouvaient en l’espèce se circonscrire à de vagues projets de révolution personnelle, dont aucune personne composant son entourage ne parviendrait, c’était certain, à un commencement de compréhension , et encore moins d’approbation .Bien au contraire , il fut amené à se pencher , au cours de conversations avec ses parents , à envisager son avenir, c’est-à-dire son insertion probable dans la classe sociale à laquelle il appartenait :la classe moyenne aisée .
A cette période, le sentiment selon lequel l’ascension sociale, la réussite, étaient largement le fruit du travail, d’un effort continu, d’une honnêteté humaine bien comprise, était largement répandu dans l’opinion publique .Il formait une congruence avec la situation économique du pays, marquée par une forte expansion et la sensation que le monde n’avait plus de limites.
S. partageait ce sentiment commun, par opportunisme, par ses origines .Il devait donc participer, payer de sa personne par la production d’efforts significatifs, par l’observance de la religion qu’était devenu le travail, et plus prosaïquement de la réussite matérielle et financière engendrée par un travail de haut niveau et d’une grande exemplarité. Son futur rôle social semblait d’ores et déjà largement défini : celui d’un cadre, d’un dirigeant, avec tout ce que cela impliquait à l’époque : la détention de privilèges, la légitimation automatique de son autorité et de son pouvoir, un respect de la part du reste de la société, ce dernier n’étant jamais assimilable à une réelle affection de la part des personnes en proie à l’exercice de ce pouvoir social.
Ces considérations, toutes stratégiques qu’elles fussent, ne furent pas de nature à gâcher intégralement le plaisir que S. éprouvait immanquablement à cet endroit et à cette période de l’année .L’endossement de l’habit de l’autorité pouvait encore patienter quelque temps, c’était le principe de plaisir qui l’emporta un début d’après-midi, sur une plage de la côte sauvage, portion ainsi dénommée, qui incluait les rivages de Batz sur Mer, commune située à proximité de La Baule.
S. s’était installé dans une petite crique, dissimulée par des rochers élevés, nombreux sur cette partie de la côte. Le temps très chaud, tempéré par une brise bienfaisante, avait incité S. à goûter aux joies de la baignade .Pour s’encourager, il résolut de nager en s’éloignant du rivage .L’eau, passablement froide à cet endroit de l’océan atlantique, le berçait ; les vagues, peu hautes, le caressaient, appelaient toutes les potentialités de jouissance de son corps à s’extérioriser, à s’exprimer face à la nature qui apparut comme un complice de son bonheur. Il poussa la logique de cette exultation inoubliable car personnelle, à se dévêtir dans l’eau, comme pour matérialiser la communion qu’il éprouvait avec la mer, avec le principe de vie .Pour intensifier encore cette sensation quasiment fondatrice d’un fragment de bonheur équivalent à une révélation possible de l’extase, S plongea en apnée quelques secondes sous la mer pour s’imprégner durablement de cette jouissance éblouissante, pour mieux l’intérioriser . Il fut conscient, dans l’instant qui suivit, de son caractère non reproductible, de son unicité. La combinaison de millions de gouttes d’eau, leur voisinage d’une bienfaisance sans précédent sur son corps étaient consacrés comme l’origine indéfectible d’un bonheur confirmé, fût-il d’ordre strictement physique.
Cette émotion, provoquée par ce qui n’était au départ qu’un simple bain de mer à usage de rafraîchissement immédiat, s’ajoutait, dans la vie intérieure de S., aux multiples secrets qu’il devait sauvegarder. Il entrait de plus en plus dans un état assimilé à une dissidence intérieure, une désobéissance passive. Les chemins de traverse acquéraient une attractivité, dont la puissance pouvait –qui sait ?- déboucher vers une addiction définitive envers eux … Bien sûr, il n’oublia jamais cet exercice de natation générateur d’une telle ivresse.
Les vacances s’étaient déroulées comme à l’ordinaire, accompagnées de leurs flots de conversations mille fois répétées entre membres de la famille, de visites encore rééditées sur les plus beaux sites de la région : le marais de la Grande Brière, les marais salants de Guérande, le port de La Turballe. Septembre allait débuter, annonçant la fin de cette belle recréation estivale et la réintroduction de toutes les énergies dans le quotidien, la grisaille parisienne.
S. disposait de quelques jours avant la rentrée de septembre au lycée, il tenta de voir Anaïs au Café de la Paix, elle resta invisible … peut-être s’était-elle octroyée des vacances bien gagnées pour échapper, elle aussi, à l’austérité quotidienne de son lieu de travail et à la routine bureaucratique.
La rentrée scolaire fut vécue sans encombre pour S. Il était armé depuis longtemps pour surmonter ce genre d’épreuves, dont l’ordre, la nature, la gradation lui était familière. Le monde recommençait à s’ordonnancer pour lui de manière automatique, évidente, en dépit des remises en cause provoquées par les dialogues conduits avec Anaïs .Le déroulement de son parcours retrouva cette monotonie tant redoutée, un zeste, infime, de désintérêt.
Après son succès à son baccalauréat avec mention, il fut incité, le mot est faible, à s’initier au monde des affaires, cette pression aimable étant exercé par ses parents, toujours très naturellement soucieux de son avenir. Pour être à même de proposer un compromis acceptable à ses géniteurs, S. suggéra de s’inscrire en droit…et en lettres, la poursuite simultanée de deux licences dans les Universités de l’époque étant alors largement réalisable du fait de l’encadrement relâché des étudiants.
S., par cette double allégeance estudiantine à la réalité d’une part, à l’utopie et au rêve de l’autre, fut rasséréné, à la manière d’un sportif de haut niveau franchissant le cap des premières éliminatoires d’une compétition capitale pour lui.
Il trouva quelques preuves supplémentaires du caractère judicieux de son choix, en se souvenant que des parlementaires, des ministres, anciens ou toujours en poste, avaient adopté cette voie. Cette aisance à pratiquer la vie, ce dilettantisme affiché de manière ostentatoire dans ces milieux provoquaient chez S. une admiration infléchie cependant par une réserve on ne plus classique sur le plan de l’interrogation morale : une proximité vis-à-vis de la facilité, de l’amateurisme n’était-elle pas condamnable ?
S. pratiquait les arts martiaux depuis plusieurs années déjà ; il avait su tirer des enseignements, tout incomplets et lacunaires qu’ils fussent en l’état d’avancement de sa pratique de cette discipline. Parmi ceux-ci, il pouvait inclure l’impératif de produire des efforts en grand nombre et d’une intensité élevée avant que ce don n’aboutisse avant longtemps à éprouver une satisfaction d’un niveau comparable. Il n’osait qualifier l’atteinte à cet état de jouissance ; cela correspondait en fait à une réhabilitation de l’effort continu et de la durée dans toute conduite humaine .N’était-ce pas ce que la société et son pays envisageaient de perdre de vue, pour céder aux illusions de plus en plus couramment entretenues d’un bonheur permanent ?
Il lui fallait sauvegarder de la dureté dans sa vie, une capacité crédible à résister aux aléas, à l’incertitude. Cela devait faire partie de sa future carte de visite. Cette précaution étant prise, il restait à S. à procéder à son ancrage dans le monde, ce qui requérait, dans un premier temps, de tisser des relations à l’université avec ses condisciples, futurs détenteurs de pouvoir, d’influence, de notoriété, pour constituer à terme un réseau d’influence, un marchepied vers le sommet.
A ces manœuvres préalables s’ajoutait, tout de même, la maîtrise de connaissances purement techniques dans les domaines législatif, commercial, fiscal .Le côté aride de ces disciplines, leur sécheresse constituaient assez ironiquement l’une des rares sources de douleur dans les préparatifs préalables à cette ascension sociale. En observant les contacts entretenus par sa famille, ceux-ci appartenant fréquemment aux milieux d’affaire, S. avait pu effectuer, en direct, un constat rédhibitoire : la pratique des chiffres, des courbes de croissance, des taux de rendement, mutilaient gravement un homme, s’il ne prenait pas l’infime précaution d’installer en quelque sorte un univers de sauvegarde, un escalier de secours en cas d’incendie, un monde dans lequel l’évasion et le plaisir n’avaient pas perdu droit de cité.
Mais était-ce vrai uniquement pour les hommes d’affaire ? L’accomplissement d’un être humain ne requérait-il pas la présence d’une pluralité de domaines, seule susceptible de le conduire vers un bonheur authentique. S. considéra ces doutes comme des phénomènes provisoires, dont la disparition adviendrait dès les premiers succès venus.
Pourtant , lorsqu’il s’était risqué , le mot n’est pas trop fort compte tenu de sa timidité maladive qu’il ne parvenait pas à vaincre , à franchir la porte de ce grand café parisien , il avait requis le secours d’un livre pour être identifié, qualifié en quelque sorte à participer à une conversation, et à exercer des bribes de séduction…Le pouvoir n’était peut-être pas de nature univoque .S.,rendu curieux par la découverte de plus en plus prégnante de cette ambivalence , décida de garder deux fers au feu : les affaires pour la situation sociale, les lettres pour la constitution de ce monde de secours qui pourvoirait , il le pressentait , à la satisfaction d’appétits , dont les contours étaient encore à cerner , comme dans un brouillard perdant en densité.
Pour être de plain-pied avec ce futur pôle, il fallait se mettre à jour, renouveler ses connaissances, vivre en phase avec les tendances du moment, procéder à une mue irréversible. La littérature aurait-elle ce pouvoir sur la vie de S. La France était un pays dans lequel l’intérêt pour les mots et la littérature tenaient une place non négligeable. Durant cette période, le pays était de plus en plus avide de découvrir les opportunités longtemps interdites à une part non négligeable de la population : le départ régulier en vacances, l’accès à la propreté par la présence de sanitaires dans les appartements construits de fraîche date. Le confort à la portée des plus humbles, ressenti comme une juste réparation des souffrances issues des années de guerre.
L’ivresse, engendrée par cette adhésion au consumérisme le plus basique, avait parallèlement engendrée des illusions d’une tout autre nature , future source d’épisodes tragiques .La France, mal remise de son traumatisme de 1940 , n’avait de cesse de restaurer sa grandeur .Ce pays avait ainsi , à l’aube de la décolonisation, acquis une conscience impériale privilégiant la sauvegarde de son empire ,et ce complètement à rebours des tendances du moment qui portaient en elles une émancipation des peuples encore sous tutelle coloniale à très brève échéance .La France avait divorcé de l’air du temps , du moins sur ce point précis ;elle allait par contre l’épouser dans d’autres domaines , dont les arts, le cinéma, la littérature .Ces années d’après-guerre s’illustrèrent par le triomphe de la bohème, du « nouveau », que ce dernier qualificatif s’appliquât au cinéma, à la technique romanesque, il était le sésame du moment.
Les évolutions observées à cette époque, au sein de la société française, participaient concurremment d’une réelle volonté de la part des cercles dirigeants de moderniser ce pays, de le mettre en phase avec la modernité contemporaine, et d’un désir irrépressible de plus en plus empreint d’un hédonisme décomplexé, ressenti par de nombreux citoyens.
Un impératif catégorique s’imposait au pays, c’était certain et admis du plus grand nombre .L’appétit de bonheur et l’appétence à la nouveauté s’installaient dans le paysage, comme pour narguer avec malice ce devoir de renaissance nationale. S. pressentit que cette ambivalence allait faire écho à ses propres déchirements, ses débats intérieurs qu’il alimentait de plus en plus depuis la rencontre avec Anaïs.
S. tira dans un premier temps toutes les conséquences de ses choix .Futur responsable, détenteur de pouvoir, il cultiva systématiquement sa respectabilité personnelle, ses relations, ses futurs partenaires en affaires. Il élabora le plan futur de sa vie, tel un architecte. Cette réassurance vis-à-vis de sa classe d’origine, de jouer le rôle qui lui était dévolu, était pour lui une corvée, dont l’accomplissement était indispensable pour donner le change.
La part secrète de S. s’accomplit par la découverte intense de la vie culturelle parisienne. Il n’avait de cesse de dénicher les cafés à la mode, les caves de jazz enfumées, les salles de théâtre, les cinémas d’art et d’essai.
Les rencontres faites sur les bancs de la faculté de Lettres constituèrent très vite pour S. un aiguillon précieux pour s’insinuer dans ce nouveau monde. Durant les premiers temps de la pratique régulière de la vie d’un noctambule, S. n’était pas à proprement parler grisé par le caractère échevelé, désordonné de son emploi du temps nocturne .Était-ce d’ailleurs un emploi du temps ? Cette expression lui semblait déjà faire partie de l’âge du prosaïque, de la mise en place laborieuse de l’indispensable infrastructure matérielle tellement indispensable aux bien-pensants…
S. côtoya alors ceux qui regagnent leur domicile à l’aube, à la recherche désespérée d’un taxi dans Paris, qui devisent du sort du monde à la terrasse d’un café jusqu'à la fermeture de l’établissement, qui entament des controverses passionnées à la sortie d’un spectacle, n’hésitent pas à prendre part aux nouvelles batailles d’Hernani du moment. Une série d’œuvres littéraires, de pièces de théâtre, de films concrétisa le changement de décor dans le quotidien de S. Il fut particulièrement marqué par la bande originale du film de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud, dont l’ambiance générale l’emportait vers le mystère et la sensualité, incarnée par la voie irrésistible de Jeanne Moreau. Les tricheurs, de Marcel Carné, le conquit également. Sans doute la recherche de la liberté des personnages du film, même empreinte d’une large part de cynisme, emportait-elle son adhésion de spectateur encore un peu novice en matière d’appréciation des spectacles qui s’offraient généreusement à lui.
Il se reconnut largement dans certaines tentatives du théâtre contemporain à cerner les possibilités réelles de la liberté individuelle après la victoire définitive, selon ces auteurs, de l’absurde .Il apprécia beaucoup Huis Clos de Sartre et Fin de partie de Beckett, croyant y reconnaître une illustration de ses propres questionnements.
Une minorité d’individus qui osent rechercher le bonheur, entretenir l’illusion ô combien bienfaitrice de peser sur le cours des choses, ou à défaut sur le cours de sa propre vie par l’engagement, l’emprunt des chemins de la liberté. En éprouvant ces sensations, en explorant ces pistes qui avaient parfois l’élégance de déboucher sur des fragments de résolution de questions quasi métaphysique, S. reconnut bien des charmes à cette nouvelle approche. Non content de découvrir , de s’enrichir humainement , intellectuellement, S. se sentit en quelque sorte consolidé , stabilisé par la construction personnelle d’un abri , d’un monde dans lequel se réfugier , se ressourcer , si par malheur le monde dit réel , celui des chiffres, des taux de croissance , de la matière brute et brutale , advenait à défaillir .L’ivresse d’une salle, l’excitation d’une rencontre , la séduction exercée vis-à-vis d’une femme désirée , la captation de la douceur d’un soir d’été , au moment où les gens se mettent à vivre lentement passée l’heure de pointe dans les transports, ces instants inestimables car constitutifs de fragments de bonheurs sûrs, vérifiables, intenses ; tout cela , S. se l’était approprié , l’avait définitivement incorporé à son moi . Il était devenu, par la fréquentation simultanée de deux rives bien distinctes, un homme accompli, capable de sauter d’un univers vers un autre, de tirer parti de la multiformité du monde .Cette aptitude, acquise par une combinaison subtile d’efforts, de joies, d’incitations les plus diverses, c’était la voie royale !
S. put , dans les grandes lignes, accéder à une situation dans l’échelle sociale en correspondance avec les attentes nourries par sa famille pour lui-même , mais il n’éprouva à aucun moment le sentiment d’une trahison quelconque .Vis-à-vis de sa phase d’initiation à la bohème, de la familiarité acquise pour un goût , peu répandu dans son milieu d’origine , d’une liberté de choix, de mouvement, d’agir ?
Ces éléments étaient constitutifs de sa biographie, et ce de manière définitive, irrévocable. A l’inverse, au cours des événements les plus générateurs de contrariétés diverses intervenant dans sa vie sociale ordinaire, il put, toujours, se souvenir de l’existence de ce monde de repli, de sauvegarde de sa personnalité pour mieux traverser ces épreuves du quotidien le plus trivial.
Il vécut lucidement, sans chercher, comme le firent ses contemporains de manière dérisoire, à se prévaloir de la détention d’une vérité d’ores et déjà caricaturée et discréditée. Il put réaliser certains de ses objectifs personnels, sans éprouver à cette occasion un orgueil excessif, déplacé. Il n’était pas tombé dans les pièges les plus couramment tendus par l’existence auprès de ses contemporains.
Autrefois, un livre avait pu le bouleverser, une dame énigmatique avait dévoilé ses pudeurs sous les lambris magnifiques d’un café parisien, l’océan l’avait bercé, lui inculquant à jamais les rudiments du plaisir charnel, des spectacles l’avaient aiguillonné vers le domaine de l’onirique.
Il n’appartint jamais au clan des vaincus, l’amertume n’habita jamais de façon durable le paysage de ses sentiments.
DEUXIEME VIE
S. n’avait pu à aucun moment subodorer le caractère foisonnant, indéchiffrable, chaotique de cette décennie qu’il abordait, en toute sérénité à l’aube de son adolescence. Bien entendu, son éducation lui avait donné quelques repères, des instruments de compréhension de ce monde. Les transmetteurs du savoir inculquaient alors les bases nécessaires au citoyen moyen pour se bien comporter, s’orienter dans l’univers, essayer, un peu, d’améliorer ce dernier par des touches législatives, réglementaires, sociales …
Rien n’y faisait, S., tel un géologue averti, pressentit que les matériaux de ce monde se dégradaient, qu’ils seraient voués à une dégénérescence inexorable. Quelques sommités en vue avaient tenté d’attirer l’attention de l’opinion publique. Ces démarches n’aboutirent pas, l’opinion, trop engoncée dans un immobilisme de bon aloi n’était assurément pas prête .C’est la justification couramment énoncée dans ce cas d’espèce pour expliquer l’état d’hébétude avancée de ladite opinion publique.
Un mécanisme pourtant incitait à l’espoir ; il était d’ordre purement chronologique et consistait dans le changement de décennie, déclic toujours source d’espérance ou d’angoisse, selon les périodes de l’histoire et la réceptivité des mentalités.
S. y vit un encouragement pour le monde, et pour lui-même .Il décida ainsi de lier son sort à l’état d’avancement, ou de régression, du monde. Ce postulat lui parut source de réassurance, confirmation permanente de sa volonté.
S., au départ de ce qu’il ne nommait pas encore un voyage intérieur, n’avait pas de choix arrêté sur le type de société idéale, sur un modèle précis d’organisation de la collectivité. La notion d’organisation lui répugnait, elle impliquait pour lui la perte à plus ou moins brève échéance de la liberté, l’abdication devant l’oppression.
Il avait conduit beaucoup de débats avec ses amis, des voisins, des inconnus rencontrés lors de fêtes publiques .Les thèmes de discussions étaient orientés vers la politique pure, la question décisive de la collectivisation des moyens de production, le changement de régime, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme .S. entrevit le caractère inapproprié de ces polémiques, leur côté affreusement daté.
Il souscrivait à la nécessité du changement, étant lui-même las de la tiédeur émolliente dans laquelle se complaisait la société d’alors. Il fallait, comme l’énonçaient certains essayistes d’une manière forte séduisante « se ressourcer ». Le mot était beau, pensait S., car il renvoyait à l’eau, source de vie, productrice d’une transparence évidente aux yeux de tous.
L’ampleur de la tâche était redoutable, le monde entier paraissant irrémédiablement conditionné par de vieux principes de fonctionnement, dont la perpétuation devenait chaque jour une anomalie un peu plus insupportable. Toutes les autorités traditionnelles vacillaient, peinaient à justifier leur domination sur les esprits.
Dans certains domaines , dont celui des arts et de leur libre exercice, on frôlait couramment le ridicule dans la pratique désespérée de la censure sur les esprits .Cette tentative de prolongation au-delà des limites historiques d’un pouvoir sur les esprits, celui de l’interdiction d’œuvres jugées contraires aux bonnes mœurs , avait connu l’un de ses ultimes avatars en matière cinématographique . S. avait suivi de près la polémique engendrée par l’interdiction du film de Jacques Rivette « La religieuse ».
C’était d’ailleurs un phénomène récurrent dans cet étrange pays : prôner des vertus démocratiques exemplaires dans un premier temps, s’effrayer d’excès supposés dans leur application dans un second temps, ce dernier prenant parfois durablement l’avantage.
S, s’efforçait d’adopter le point de vue d’un observateur impartial ;il admettait de moins en moins cet écart entre la vie officielle de ce pays , compassée , archaïque , et les forces vices de ce dernier, bruissant de toutes les utopies .Pourtant , malgré la lourdeur ambiante, quelque chose de précieux se réalisait :ainsi, la télévision , nouveau moyen de communication à grande échelle, aux mains de la propagande officielle, parvenait-elle à l’accomplissement d’une performance méritoire :elle diffusait les joyaux de la culture française aux heures de grande écoute , des reconstitutions historiques interprétées par les acteurs les plus prestigieux du moment.
Beaucoup de récepteurs étaient captés alors en noir et blanc, ce qui accentuait l’austérité de ces émissions, mais aussi leur exemplarité pédagogique. Des millions de téléspectateurs vibraient certains soirs, ils s’enrichissaient sans éprouver d’ennui, infirmant par là même le préjugé selon lequel l’instillation d’un peu de culture pour tous génère nécessairement l’échec.
S. avait été surpris par certains termes contenus dans le discours d’investiture d’un jeune président, récemment élu aux Etats-Unis d’Amérique .L’intéressé avait évoqué la « Nouvelle Frontière », expression qui dans le contexte américain, renvoyait aux élargissements permanents des limites du possible .Bien sûr, il savait que l’optimisme et la croyance dans l’efficacité de l’action étaient des composantes de toujours des traits mentaux de ce pays. Il n’empêche, ces évocations d’un recul possible de nos limites revêtirent une résonance particulière : qui ferait bouger les lignes ?
S. avait beaucoup réfléchi aux questions de l’éducation, de la transmission du savoir .Longtemps, il avait eu peur de ceux qui transmettaient le savoir .Peur de ces maîtres d’écoles toujours prompts à ridiculiser l’élève par trop hésitant à donner une réponse , à l’humilier aux yeux de ses condisciples par la mise en évidence de ses lacunes scolaires , peur d’être convoqué au tableau noir , en proie à la risée conjointe des élèves et du maître d’école .
Il repensait à ces usages, longtemps après avoir atteint un seuil de maturité honorable .C’est en arpentant les rues du Quartier Latin que son esprit vagabondait de la manière la plus intense. Au cours de ses nombreuses allées et venues dans ce quartier, il avait pu repérer une librairie, dont le nom ne pouvait que l’interpeller, « La joie de lire ». L’acquisition de la connaissance, une jouissance, un plaisir ? Pourtant, ce nom ne se révéla pas à la longue une banale imposture, telle un slogan publicitaire à la facilité accrocheuse. Les ouvrages vendus, d’inspiration révolutionnaire, questionnaient le monde, incitaient à réfléchir sur son fonctionnement, faisaient pénétrer leurs lecteurs dans les arcanes des thèses les plus audacieuses .S. avait tout d’abord été quelque peu amusé, lors de ses premières visites dans cet établissement, dont la notoriété était alors circonscrite à un petit cercles d’initiés, par les comportements des clients, se chuchotant les uns aux autres leurs impressions et échanges sur les derniers ouvrages récemment publiés. Il est vrai que ces précautions n’étaient pas superfétatoires, le lieu ayant été l’objet d’actes que l’objectivité la plus stricte qualifierait d’hostiles …
Ayant pris goût au questionnement régulier du monde, S. fit de ce lieu une de ses bases arrières culturelles dans Paris. Il y rencontra, à force de feuilleter et de commenter les livres sur les étals, une jeune étudiante, largement éprise elle aussi de cette ébullition intellectuelle. Elle se nommait Françoise Février, étudiante en psychologie.
-Vous avez acheté « Libres enfants de Summerhill » ? , s’enquit-elle enfin à lui demander, longtemps après l’avoir observé à parcourir consciencieusement les rayons les moins accessibles.
-Oui, je suis curieux de découvrir cette méthode d’éducation qui repose sur la liberté des élèves, l’appel à leur créativité, à leur autonomie.
-La véritable éducation, c’est çà, inciter les gens à devenir eux-mêmes, libres, dégagés des peurs.
-Justement, mademoiselle, je pense à tous ceux qui n’ont pu se dégager de toutes ces entraves, ça bousille la vie, quelquefois, ça la rend moche dès le départ.
Après avoir effectué des présentations plus complètes, ils se retrouvèrent bien vite attablés autour d’une tasse de café, pour y discuter plus à fond des livres lus, des spectacles vus, des conversations conduites dans les locaux de la librairie. S. fut frappé d’emblée par la volonté de Françoise d’utiliser la force des idées, neuves de préférence, de tirer parti du principe d’utopie, pour rendre le monde plus souriant, plus habitable. Cette générosité avait quelque chose d’admirable, de salvateur aussi .S ne décela aucune naïveté dans les choix de Françoise, il y vit la présence d’une grande force morale .Etait-ce l’extraction sociale modeste de Françoise qui expliquait ses choix ? Sa formation ? Les composantes de l’époque ?
S. ne sut trancher ces questions, à mesure que Françoise argumentait de manière de plus en plus précise dans leur conversation.
- Je crois à la réalisation du bonheur par la révolution sociale bien sûr, mais combinée à la révolution sexuelle, affirma Françoise, avec l’assurance peu habituelle chez elle des dogmatiques et des sectaires.
-Françoise, je crois que la théorie d’une telle révolution n’a jamais été élaborée !
-Tu te trompes, elle a été mise au point par Wilhelm Reich .C’est le concepteur du Freudo-marxisme.
Après lui avoir décrit les grandes lignes de l’œuvre de Wilhelm Reich, Françoise déborda d’enthousiasme communicatif.
-Tu vois, S., d’après Reich, le bonheur ne peut advenir que par la combinaison de deux révolutions : l’une socialiste, l’autre sexuelle .Cet auteur insiste beaucoup sur l’éducation dans ce domaine, la prise en compte de son corps, comme source de joie, d’accomplissement, de bonheur. Beaucoup trop de penseurs révolutionnaires ont négligé ce point pourtant capital. Je te recommande un de ses ouvrages, ça s’appelle « Ecoute, petit homme », tu verras, tu seras bouleversé !
Bouleversé, S. le fut à la lecture de cet opuscule, accomplie quelques jours plus tard .Il eut le sentiment que l’on s’adressait à lui, intimement, personnellement, que l’auteur débusquait tous les faux-semblants derrière lesquels les hommes s’abritaient pour mieux dissimuler leur désarroi et les accompagner vers la réalisation de leurs désirs. Peu d’essayistes avaient suscité chez lui une telle sensation à la lecture de leurs ouvrages .Il avait ressenti un soulagement, celui d’être compris, légitimé dans ses aspirations les plus intimes, et peut-être les plus significatives. Ce n’était pas un idéologue de plus tentant de rallier les foules à son camp. Cet auteur était presque assimilable à un ami véritable, susceptible de vous parler, à vous simple lecteur anonyme en mal d’éclairages parfois réducteurs .S. admit que le concept de révolution n’était pas forcément en contradiction avec la prise en compte de la personne. Une pincée d’individualisme pris au bon sens de terme, exclusif de l’égoïsme aveugle, mais ne faisant pas litière de la nécessité de s’accomplir, en tant qu’être humain social, corporel, sexué.
Ce qui désolait S., c’était d’assister aux polémiques et joutes verbales que pratiquait, excessivement selon lui, Françoise avec des camarades restés orthodoxes en matière idéologique. Sans doute voulait-elle par là pousser ces interlocuteurs dans leurs derniers retranchements, démasquer la fausseté de leurs engagements respectifs, et leur faire avouer la dissimulation de leur misère sexuelle, de leur absence d’atteinte d’équilibre amoureux en dépit de la profession de belles idées généreuses mais incapables de les faire accéder aux choses de la vie .Françoise avait fait part à S. de quelques conclusions issues de son expérience et de ses observations immédiates :
« Tu vois, S., la prochaine révolution à venir sera une révolution des mœurs, c’est déjà bien parti avec les mouvements féministes, même s’ils sont embryonnaires en France, ça va toucher toute la société, changer nos rapports familiaux, amoureux, tout quoi ! »
S .sourit, fasciné, admiratif. Il posa un regard bienveillant sur Françoise, et veilla à ce qu’elle n’y décelât aucun paternalisme de sa part. Il comprit quelque temps plus tard que cette femme, à la fois égérie, amante, confidente, compagne de route, lui avait enseigné, peut-être à son corps défendant, l’attrait pour tout ce qui rend réceptif, généreux .Il n’en voulut pour preuve que le constat suivant : en suivant cette voie, il gagnait en sérénité, en estime de soi. Il concevait mieux sa place dans le monde, en faisant appel à des tendances de l’être humain reconnues comme positives et recommandables depuis toujours.
Françoise, par ses convictions, sa sincérité, une vérité personnelle certaine, avait ancré S. aux rivages de l’utopie, de la remise en cause du réel .Elle l’avait, de surcroît, inséré durablement dans la recherche du bonheur, en prenant soin de parer cette quête de la plus haute authenticité.
Ils se perdirent de vue, Françoise ayant quitté la France pour tenter sa chance au Québec, pays détenteur de grandes potentialités .Curieusement, S. n’éprouva pas de grande douleur suite à cette séparation .Comme si le culte passionné de la remémoration de cette période allait constituer pour lui un atout naturel accordé par une chance décidément insolente.
D’autres camarades de S. avaient emprunté des voies plus radicales .Il était dans l’air du temps, après avoir terminé ses études, avec ou sans succès selon l’assiduité ou la motivation produite, de tout lâcher, de tenter l’expérimentation d’une autre vie. Beaucoup s’établissaient dans le sud de la France pour se consacrer à l’artisanat, aux travaux agricoles. Ils étaient un peu les frères de ceux que l’on appelait outre-Atlantique les « drop out », ceux qui ont lâché, qui se sont éjectés de la société. Pour ces candidats à la marginalité, rien n’était plus incongru que de se plier aux règles communes, de s’intégrer, de se dissoudre dans ce magma indigne de la société productiviste.
Moqués par les jugements de leurs contemporains, très fréquemment objets de la dérision cruelle des conservateurs de toute nature, ils restèrent minoritaires, assimilés aux membres d’une secte, pas nécessairement dangereuse mais irréductible à toute tentative de récupération. Ce dernier mot, utilisé pour qualifier l’attitude d’un individu ayant fait montre de défaillance, d’infidélité à ses idéaux d’origine, renvoyait l’intéressé dans les ténèbres extérieures de la honte et du reniement. La crainte d’être « récupéré » était répandue parmi les tenants d’une idéologie révolutionnaire pure et dure, crainte d’autant plus illusoire que la force d’attraction de ladite idéologie entamait, déjà, une spectaculaire chute libre …
Sans être convaincu au même degré que ces individus des vertus du retour à la vraie vie, S. leur manifestait une certaine tendresse .Il ne les méprisait, ni ne les encensait. Dès les premiers développements de ce mouvement, il jugea avisé de garder une bienveillante neutralité à leur égard. Qu’importaient ces adolescentes en robes à fleurs, ces vendeurs de bijoux dans les couloirs du métro, ces jeunes barbus échevelés croisés le samedi soir entre Montparnasse et Saint-Germain des Prés ? N’étaient-ils pas l’image inversée de cette société, et à ce titre plutôt des alliés objectifs que des adversaires ?
S. avait bénéficié d’excellents opportunités de rencontres de toutes natures, l’amenant à élargir le champ de sa conscience, à perfectionner sa vie intérieure .Le développement du transport aérien allait le projeter vers les grands espaces, alimenter sa part de rêves, l’approvisionner en souvenirs précieux pour la compréhension du monde, pour son embrassement. C’était l’essor de la formule des vols « charter », vols à tarifs réduits mettant le monde à la portée du candidat voyageur. Les compagnies régulières avaient accompagné le mouvement en offrant des tarifs « jeunes » également très attractifs. La croissance de cette offre de voyages faciles, d’évasions multiples allait donner naissance à un nouveau type de voyageurs, se différenciant avec force des hordes de touristes.
Ce type de loisirs , vocable qu’auraient sûrement rejeter les intéressés pour sa connotation par trop consumériste , s’inscrivait dans une logique de découverte de systèmes économiques en construction ou expérimentant des solutions neuves , de nouvelles approches des pays du Tiers-Monde , le tout participant d’une volonté de curiosité affirmée et d’une générosité naturelle envers le monde , pourvu que ce dernier prît le parti de la surprise et ne fût jamais défaillant dans la délivrance de rêves innombrables .
La langue française leur avait donné un nom : les routards .Le suffixe de ce vocable pouvait laisser supposer un très léger soupçon de raillerie aimable à l’endroit de la catégorie de voyageurs ainsi désignée ; il n’en fut rien, ce mot entra dans l’usage rapidement et donna même, suprême ironie, son nom à une collection de guides de voyage. Les Français avaient-ils changé, s’étaient-ils défaits de leur indécrottable suffisance pour enfin daigner explorer leur environnement immédiat ? Ou prenaient-ils d’une manière quelque peu suiviste un pli aimablement suggéré par des évolutions techniques, financières, purement matérielles ?
Ce qui séduisait S. en ces circonstances, c’était justement le caractère ambivalent de cette période. A la consommation, le culte voué à la croissance, au matérialisme le plus immédiat , s’opposaient régulièrement l’attirance vers des formes de révolutions personnelles et l’appétence pour une réalisation d’un accomplissement enfin légitimé , exempt du moindre commencement de culpabilité .Ce sentiment , S. l’avait perçu déjà durant la conduite de ses discussions nourries avec Françoise , déclinait dans la perception commune du réel , quelque chose de l’héritage chrétien de ce pays s’en allait pour laisser place à de nouvelles règles du jeu, plus aléatoires, moins prédictibles et requérant une souplesse comportementale que seule une minorité pratiquait avec quelque aisance .
S. s’était décidé à intégrer le monde du travail de manière circonspecte et distanciée comme agent immobilier .C’était alors une profession raisonnablement marquée socialement, dont les pratiquants n’étaient pas a priori suspects d’affairisme outrancier. Le poste qu’il occupait dans son agence était relativement peu absorbant et lui accordait un aménagement de son temps relativement souple. S n’avait jamais vraiment intériorisé l’éthique du travail, la reconnaissance par ses pairs. Il ne considérait pas davantage la souffrance, qu’elle fût occasionnée par le travail ou découlât d’une rupture sentimentale comme un point de confirmation obligé de la justesse de sa conduite , comme la preuve d’une vertu à l’exemplarité incontestable.
Hédoniste, il l’était devenu en observant des proches, dont le jugement lui était cher, succomber à ce qui ne se nommait plus guère des tentations, sous peine d’être sacrément archaïque, mais s’apparentait au nouvel impératif d’une félicité permanente.
Ce bonheur, dont la possession devenait obligatoire , aux yeux des détracteurs de cette orientation, se conquérait de haute lutte .Après les utopies livresques vint le temps de l’ajustement des lois aux nouvelles mœurs .Durant la prime adolescence de S. , un débat avait enflammé l’opinion publique , en l’occurrence l’accès à la contraception pour les femmes .Quelques années plus tard, le législateur leur reconnut le droit à disposer de leur corps par la légalisation de l’avortement thérapeutique .Ces deux événements consacraient un commencement de la maîtrise de leurs destins aux futures compagnes des hommes. S prenait connaissance de cette actualité avec grand intérêt, il y voyait l’illustration de la justesse des échanges nourris avec certains clients de la Joie de Lire, sur l’éducation, le sexe, les rapports dominants-dominés.
Il pressentit qu’une opportunité immense s’offrait aux hommes –et aux femmes !- de bonne volonté pour réécrire leur histoire , recomposer leurs rapports .Ces relations seraient marquées du libre choix , leur fonctionnement se dispenserait de toute sujétion, l’hypocrisie serait bannie, la transparence serait reine … Toutes ces hypothèses généraient un unanimisme juvénile , comparable à la satisfaction que l’on éprouve en essayant un nouvel habit ou un nouveau parfum en concordance totale avec nos goûts .Certes, quelques esprits chagrins pointèrent du doigt, beaucoup plus tard, les risques de déstabilisation , de désenchantement que contenaient en germe ces révolutions du corps .
S. conçut, dès lors, sa vie comme une illustration de la justesse de ces tendances, comme s’il accomplissait des travaux pratiques destinés à confirmer la validité d’une théorie encore à l’état expérimental.
Il se gaussait, autrefois, de l’emploi de ce terme dans les conversations avec ses amis d’obédience révolutionnaire .Ces derniers évoquaient « l’expérience chinoise, cubaine, yougoslave » comme si les peuples n’étaient qu’un gigantesque laboratoire, tout justes bons à servir de cobayes aux idéologues les plus insensés. On commençait à savoir depuis quelques années déjà que les « expériences » avaient tourné au cauchemar, à la subversion des idéaux d’origine. Ces échos, de plus en plus envahissants dans les medias, le ton des essais en vue, n’ébranlèrent pas la joie de S. qui considérait que la grande révolution, c’était celle des mœurs, du corps, de la reconquête par chacun de son autonomie. Cela avait donc peu affaire à ces révolutions abâtardies déjà hors du temps dont les adversaires les plus constants ne cessaient de prédire l’inévitable déclin. Il ne se sentait ni coupable ni comptable de ces dérives et pensait, à juste titre d’ailleurs, que l’heure des bilans et des inventaires viendrait beaucoup plus tard, après la fin de l’enchantement qui obnubilait à ce point ses contemporains.
Ce qui frappa S., ce fut également l’apparition d’une autre révolution, non pas politique, ni même sociale .Elle concernait la sauvegarde de l’environnement, du milieu naturel. Certains ouvrages parus sur ce thème évoquaient cela à l’échelle terrestre, de la planète entière .Celle-ci était menacée dans ses équilibres les plus précieux, vitaux.
Tout ce qui touchait aux forces de vie importait à S. Il savait que ces domaines étaient décisifs dans la poursuite du bonheur .Les Américains ne l’avaient-ils pas inscrit dans leur constitution ? « The pursuit of happiness », but louable s’il en fût, témoignait éloquemment de l’optimisme de ce dix-huitième siècle que S. chérissait dans l’histoire de l’Occident. S. fut ébranlé, dans son optimisme qui confinait parfois à l’ingénuité et à la naïveté béate, par la lecture d’un ouvrage écrit par un agronome nommé René Dumont .Le titre de ce livre « L’utopie ou la mort » accrocha S. La lecture exhaustive de l’ouvrage, à laquelle il procéda après avoir entendu cet homme sur les ondes de France-Inter dans l’émission de Jacques Chancel « Radioscopie », le plongea dans le doute : cet homme posait-il les bonnes questions, n’étions-nous pas au bord du gouffre ?
S., très ébranlé par les thèses et réflexions de ce nouveau courant de pensée, appliqua des règles qui lui avaient réussi dans un passé récent : expérimenter de nouveaux modes de vie, se les approprier, les adopter s’ils sont concluants .Le pragmatisme était la règle pour S. Il voulait vérifier in situ la véracité de ces thèses, leur opérabilité.
Il commença par utiliser au maximum les transports en commun, la bicyclette pour les trajets les plus courts, il réduisit les achats par trop compulsifs, combattit les addictions les plus dangereuses, arrêta de fumer, surveilla de plus près les composantes de son alimentation. Les contempteurs de cette nouvelle idéologie-, mais en était-ce vraiment une ? –ne manquèrent pas de souligner le côté sectaire du mode de vie induit par les tendances de l’écologie .Peu d’observateurs les prenaient au sérieux et n’intégraient nullement ces opinions dans l’arc-en-ciel du bon sens commun.
Ces vues gagnèrent un peu de légitimité et de pertinence lorsque la France fit face au premier choc pétrolier, l’augmentation massive du prix du baril ayant amené les élites à résipiscence. Ces contraintes, ces nouveaux impératifs s’insinuèrent très lentement dans les esprits. S. trouva ainsi on ne plus convivial l’instauration de voies piétonnes dans le centre des cités, il voyait les passants reprendre la pratique de la lenteur, écouter un saltimbanque chanter une de leurs chansons favorites .Les cyclistes dont le nombre augmentait dans les villes, réintroduisaient de la grâce ; ils illustraient le bonheur de vivre, à l’instar de ces personnages des tableaux des Impressionnistes, voguant sur des embarcations en couple.
La convivialité, maître mot du moment, devint une notion omniprésente dans les débats, utilisées par des locuteurs il y a peu encore enclins à la dureté, à la distance, à l’éloignement.
La certitude d’apprécier enfin l’existence à son juste prix, une place donnée à l’ordinaire, un équilibre atteint mettant un terme à cette contradiction perpétuelle : perdre sa vie ou la remplir, réussir ou cultiver la lenteur, se répandait telle l’annonce d’une victoire sur la laideur.
S. partageait cette impression. Etre au cœur de toutes ces innovations, contribuer , ne fût-ce qu’a l’échelle infinitésimale d’une simple vie d’homme, à dessiner un bonheur inédit avec d’autres , non plus des concurrents féroces parties prenantes d’une compétition prétendument naturelle : n’était-ce pas l’amorce timide mais prometteuse d’une véritable renaissance des relations interpersonnelles ?
Il était encouragé dans la poursuite de cette voie : le temps de vivre et l’aménité devenaient l’alpha et l’oméga de tout être humain vraiment civilisé et respectueux de l’autre.
S. ne prit même pas le temps de fonder une famille, il était bien trop absorbé par l’accompagnement de cette douce révolution, dont les enfants étaient manifestement insusceptibles de corrompre les acquis .Il eut encore moins le loisir de construire laborieusement un patrimoine, ayant expulsé dès l’origine cet objectif parasitaire. S’était-il prémuni contre le malheur, avait-il su s’épargner des épreuves inutiles à l’octroi de sa maturité ?
Des proches de S. affirmèrent, lors de ses obsèques, qu’il était protégé par deux grandes sœurs, ayant accompli beaucoup pour l’embellissement du monde : le rêve et l’utopie.
TROISIEME VIE
S, dès ses débuts dans la vie, avait été accompagné par le spectre du doute, du manque d’assises psychologiques solides dans les relations sociales .Il enviait tous les individus et les institutions qui illustraient à merveille leur stabilité, leur solidité, comme si ces composantes participaient d’une vocation non écrite, inavouable, à s’imposer aux autres par l’évidence de leur concours, ou même de leur présence toute passive fût-elle.
La part que S. pouvait prendre dans les événements les plus quotidiens, les plus anodins, n’était jamais accompagnée de la légitimité voulue. Ses interventions, justifiées parfaitement du strict point de vue de leur pertinence, ne trouvaient que rarement à ses propres yeux la rectitude opératoire qui les justifiât. Il était en quelque sorte victime de l’exercice d’une censure permanente, frein cruel à sa libre expression et à sa volonté de s’extérioriser, un peu.
Ce défaut d’assurance et cette incertitude sur les contours souhaitables de sa personnalité transmirent à S. une amertume durable .Il jura, dès l’atteinte de l’âge de l’inclusion dans la vie active, d’y remédier et de découvrir, tel un savant se consacrant à la recherche d’un virus, la solution.
La durabilité de la souffrance n’est pas naturelle ; ce que se dit S., qui accédait au commencement d’une médication efficace.
Au début de sa vie professionnelle, les possibilités de promotion étaient réduites ; l’ascension sociale organisée par le franchissement successif de marches et d’étapes, les critères de reconnaissance assis sur la possession d’une compétence technique, acquise de longue date et fortifiée par l’expérience .S. percevait ces repères comme les prolongements du bras séculier qui avait, croyait-il, empêché son épanouissement personnel immédiat : trop d’attente, trop de lenteur, trop d’immobilisme . Il n’en pouvait plus d’obéir à des règles poussiéreuses, prolongeant cet étouffoir insupportable. Cela devenait pour lui, et pour d’autres dont l’influence commençait à poindre dans certains cercles, un anachronisme, un archaïsme.
Il est à noter que l’adjectif formé à partir de ce dernier vocable allait devenir pour longtemps une injure, l’arme de destruction massive à employer dans tout débat .Les archaïques endossaient l’habit du coupable permanent, du bouc émissaire de service. Ils étaient sommés de s’effacer, au nom de la modernité, de la compétitivité, par une horde de hurleurs devenus des inconditionnels farouches de ce nouveau paradis en construction.
S. trouva très naturellement sa place parmi eux, ne dissimulant même plus sa jouissance à la pensée ô combien excitante d’accéder à la revanche tant attendue. Dans son entreprise, une banque d’affaires aux dimensions encore modestes, S. se vit notifier une proposition, dont il jugea l’intérêt limité dans un premier temps : une formation aux techniques et réglementations financières sur la Toile débouchant sur la possibilité d’exercer le métier de Trader.
Les aptitudes générales de S. en matière de capacité d’assimilation de nouveaux domaines étaient plus que moyennes ; il peinait , comme dans sa vie sociale , à atteindre les résultats demandés .Curieusement , il fut séduit par ce nouvel outil , il l’aima spontanément .Cet instrument , dès lors qu’il était très honorablement maîtrisé , s’assimilait à un thaumaturge des temps modernes , il transformait des fortunes , jouait sur les cours boursiers, ceux des matières premières , sculptait le monde , en quelques clics…
S. fut rapidement habilité à exercer la fonction de Trader à part entière , après avoir subi avec succès une période probatoire .Ce succès , peut-être un des premiers enregistrés dans son parcours , lui offrit un atout jusqu'alors refusé : la confiance ,la garantie d’une proche reconnaissance .S. souffrait depuis toujours de cette médiocrité qui ne semblait pas vouloir le quitter, comme pour marquer à jamais le désintérêt obligatoire dont il devait être l’objet de la part de ses pairs, voisins, relations.
L’acquisition de connaissances, ressortissant au domaine de la culture générale, ne lui convint pas : la démarche était excessivement longue, requérait l’acquisition d’une pensée en nuances .Ces voies étaient en contradiction avec l’évolution de sa personnalité, toute empreinte de simplisme et de plus en plus inspirée par le simple opportunisme.
Des opportunités, la société en offrait par la place prise par l’argent, les placements financiers, la vie boursière, la spéculation internationale .Etait-ce une revanche d’une classe , naguère menacée dans la perpétuation de ses privilèges , une adhésion massive et inconditionnelle à l’argent comme incitatif social, la conséquence pure et simple de l’essor des techniques informatiques , du triomphe de l’accès rapide et universel à tout, en tout point du globe, au plus vite ?
Sans doute, la réponse pouvait-elle être formulée en faisant montre d’un esprit de synthèse méritoire : une incroyable conjonction de ces phénomènes qui allait rendre durable l’utilisation de la folie et de la déraison.
S. se sentit d’emblée en harmonie intime avec les comportements requis pour la pratique de son poste : un goût du risque, le mépris du vertige que lui donnait l’ampleur des sommes mises en jeu dans ses opérations, le saut dans le vide sans filet…Il risquait beaucoup, passait beaucoup d’heures au travail dans cette salle des marchés, c’est ce qu’il pouvait dire à des collègues rencontrées près du distributeur de boissons.
Après les premiers succès enregistrés, S. s’enhardit, il invita des jeunes femmes très séduisantes à des pots after work. Il s’initia rapidement à la connaissance des lieux branchés, lut les revues ad hoc pour se tenir informés, en temps réel bien sûr, et mettre à jour les données indispensables à la pratique d’une vie nocturne accomplie. S. prit conscience du changement de sa condition, en tant que salarié, lorsqu’il consulta le dernier extrait de compte envoyé par sa banque : la référence de la somme créditée renvoyait à la rubrique « commissionnement trading ». S. éprouva alors une jouissance, dont l’intensité ne pouvait être assimilée qu’à celles des sportifs vainqueurs d’une compétition et venant de remporter une médaille.
Il ne sut que faire de cet argent dans un premier temps, n’ayant pas encore pris la mesure des possibilités offertes par la disposition de ce montant .Il était encore marqué par les censures engendrées durant son enfance, il lui fallait assimiler de nouvelles échelles de dépenses, reconfigurer sa comptabilité, redessiner son mode de vie.
Il avait beaucoup souffert, dans son jeune âge, de l’invisibilité, d’apparaître aux yeux de ses contemporains comme un homme transparent, indigne de considération, ne valant jamais le détour, selon l’expression consacrée par les guides touristiques.
Il mit du temps à entrer dans ses nouveaux habits, au sens propre comme au figuré. Les succès professionnels se confirmaient, ce qui se traduisit dans un premier temps par une augmentation folle du temps consacré au travail .S. était souvent parmi les derniers à sortir de la salle des marchés, n’économisant ni sa peine, ni son énergie dont il découvrait, fasciné, le caractère miraculeux et inépuisable.
« Ayez de l’allure, jeune homme, montrez votre différence, affirmez votre réussite». Ainsi l’avait très amicalement morigéné une interlocutrice rencontrée dans les transports en commun, pendant l’attente d’une rame, le RER étant ce jour-là en grève…
S. dut surmonter ses vieilles craintes dans un premier temps, comme l’appréhension d’entrer dans un magasin trop huppé , la consultation subreptice des étiquettes des prix pour éviter une addition trop salée , la sensation de ne pas être à sa place .Il ressentit une ultime gêne lorsque le montant des achats effectués dans un commerce sis sur une avenue de la rive droite célèbre pour la densité de ses boutique haute couture dépassa plusieurs milliers d’euros .
Il sortit sa carte Corporate American Express pour s’acquitter de cet achat et fut immédiatement rasséréné par le sourire entendu de la caissière lorsque cette dernière introduisit avec une fausse négligence la carte dans le terminal de paiement .Ainsi , la consistance de son nouveau pouvoir lui apparaissait-elle par ce premier signal ,bien que ce dernier fût dénué de toute importance réelle et de toute allégeance à sa personne .
S. connut la satisfaction suprême de sortir de cet établissement sans être indûment envahi par le doute, par l’inhibition paralysante. Il fut pénétré d’une exultation peut-être identique à celle qu’éprouvent de jeune partenaires lors de leur premier ébat charnel…
S. modéra ce sublime contentement, il le relativisa : d’autres épreuves l’attendaient, étapes incontournables de sa résurrection décidément miraculeuse. Il fallut ainsi modifier moultes habitudes, s’initier à des sports nouveaux, clivant socialement : S.dut ainsi assimiler toutes les arcanes du golf, discipline encore génératrice d’une ségrégation sociale digne de ce nom. Le tennis avait perdu de son aura élitiste, ses pratiquants se recrutaient presque dans les classes moyennes basses, une insulte à l’aristocratisme d’origine de ce sport.
S. toucha du doigt, toujours par l’entremise de la pratique du sport, la réalité des lieux de pouvoir : il fut invité au tournoi de Rolland Garros, compétition sportive, mais aussi haut lieu de rassemblement des détenteurs de pouvoir de toute nature. Ce bénéfice, qui devint régulier, de passe-droits, d’avantages en nature grassement accordés, s’intégra au nouveau mode de vie de S. naturellement .Il entrait dans le cercle des privilégiés .Il oublia de se poser la question de la justification possible de ces privilèges et de leur véritable nature.
Qu’importait donc la morale puisque S. sut mettre à profit sa situation de récipiendaire de telles prestations ; son attractivité et l’agrément de sa compagnie s’en trouvèrent rehaussés dans les meilleurs délais .Il devint dont celui dont on recherche la proximité, l’estime, la protection .Ces sources de pouvoir le ravissaient mais ne lui parurent pas encore à même de combler ses volontés les plus contrariées : une reconnaissance inconditionnelle de sa personne, l’exercice d’une domination brute et brutale sur autrui.
Pour dominer et s’imprégner de ces vertus, si caractéristiques, croyait-il, des dominants, il dut s’approprier un nouvel impératif : devenir un «tueur ». Un tueur, dans le monde du travail, devait évacuer toute compassion, toute notion de scrupule, toute retenue, pour ne prendre en compte que les intérêts immédiats de son ambition, élimine ses concurrents en étant peu regardant sur les méthodes employées. L’arrivisme était son credo, le culte de l’égocentrisme sa religion. Ainsi, quand S entendait de la bouche de certains collègues de travail une phrase qui commençait par « Vous savez, S., je ne suis pas un tueur ! », était-il porté à leur témoigner intérieurement le plus profond mépris, ayant pris la mesure par cet aveu, de leur manque de motivation pour arriver .Arriver à quoi ? A la consécration ultime, à un degré de popularité, de notoriété ?
S. tenta de se souvenir d’une remarque faite par l’un de ses professeurs de français au lycée ; ce dernier tentant d’expliquer la différence entre les notions d’ambition et d’arrivisme .S. peu perméable aux nuances de la langue française, n’avait pas saisi la différence.
S. était envahi par une euphorie bienfaisante : il détenait du pouvoir .Il conduisit une réflexion cohérente, élaborée sur les voies à utiliser pour exercer ce pouvoir, en user et en abuser. Un pouvoir concret se matérialise par des signes, des symboles.
Les premiers travaux pratiques eurent lieu lors d’un dîner auquel il avait convié une jeune collègue de son entreprise. Il déploya la grosse artillerie : le cadre enchanteur du restaurant, marqué par l’exotisme extrême-oriental, le choix de sa tenue, un costume de marque accompagné de la chemise assortie, d’une facture classique si chère aux cadres en mal d’exposition de leur réussite, sa montre, peut-être achetée dans les environs de la Place Vendôme, le mobile, du dernier cri technique. Durant l’apéritif, S. eut le loisir d’envoyer à sa malheureuse commensale tous ces signes d’un triomphe immédiat, immodeste.
Cette jeune femme le reconnut comme un gagneur, un vrai compétiteur .Il avait le pouvoir de l’emmener en week-end , sur le pourtour de la Méditerranée , vers des contrées lointaines lors de voyages sur mesure, réservés à des clients exigeants , exceptionnels .Il aurait , à très brève échéance, le loisir de lui faire partager un appartement de prestige , avec terrasse panoramique et vue sur Paris si tout se passait bien .Toutes ces riantes perspectives, il lui fit entrevoir comme s’il désirait annihiler les derniers lambeaux de lucidité encore présents chez cette femme.
Nathalie, ainsi se prénommait-elle, pêcha-t-elle par immoralisme ? Elle coucha avec lui après le dîner, la lettre de motivation de S. ayant été bien trop persuasive pour envisager, ne fût-ce qu’une seconde, un refus d’une candidature aussi convaincante…
Le lendemain, en prenant son petit déjeuner près de son balcon, S. était tout de même un peu amer : son pouvoir naissant serait marqué du concours, latent ou manifeste, de l’illusion. Madame du Châtelet, dans ses correspondances avec Voltaire échangées sur le thème du bonheur, avait inclus entre autres la présence de l’illusion comme préalable à l’atteinte de ce sentiment.
S. ne croyait pas au pouvoir de la littérature, qu’il rangeait au musée des accessoires frappés d’obsolescence. Il était en cela en phase avec son époque, qui témoignait vis-à-vis de la culture une défiance teintée d’arrogance condescendante .Les livres n’étaient certes pas brûlés sur la place publique, l’Index n’était pas rétabli, mais on devinait une tentation sourde de réhabilitation d’une médiocrité déclinée si possible comme une règle de conduite par défaut. Cette inclinaison vers le renoncement trouvait une illustration dans le choix de certains vocables. Ainsi préférait-on employer le mot « désir », commode substitut à celui de « volonté », marquant par là une privatisation quelque peu dérisoire du champ d’action humain.
Les mots étaient stérilisés, vidés de toute possibilité d’éloquence, de leur puissance expressive, pour laisser le plus souvent place à un galimatias informe.
Parmi les obligations professionnelles de S., figuraient bien sûr la tenue de réunions régulières, d’élaborations d’exposés, dont le contenu était patiemment explicité à un auditoire à vrai dire quelque peu chloroformé par l’outil de diffusion lui-même. La pensée Powerpoint était plus que réductrice, elle devenait soporifique et unilatérale .Au-delà de ces outils réservés à la conviction de premier degré, d’autres instruments de travail devaient unir les équipes.
Ainsi, S. participa-t-il à des séminaires .Son entreprise, fort prospère et généreuse envers ses salariés qui la faisaient gagner , les choyait en les réunissant dans des hôtels cinq étoiles , au bord de la mer , pour stimuler l’état de leur réflexion et intensifier les échanges .C’était pour certains d’entre eux l’occasion d’êtres infidèles sans laisser de trace, pour d’autres l’affirmation de leur prestige dans « la boîte ». S. s’illustra, à la cour d’un exposé particulièrement brillant sur les techniques de Trading, et distribua quelques-unes de ses cartes de visite à certains membres de l’auditoire.
Il dîna le soir dans un restaurant sis près des remparts de cette station balnéaire, en compagnie de collègues. Ils marchèrent ensuite sur la plage, dont la longueur était propice à des échanges nombreux, fructueux .S. avait repéré une femme de type maghrébin dans le groupe, émis des sourires de courtoise qui se transformèrent avec célérité en une connivence décomplexée .Il lui proposa un dernier verre au bar de l’hôtel pour prolonger cette approche.
Ce qui excita S., ce fut de constater que son désir était multiforme, qu’il gagnait en validité .Leïla, cette femme envoûtée avec tact, légitimait son pouvoir de séduction, elle représentait un degré d’exotisme auquel S. aspirait aussi de longue date. La vie n’était plus un roman, elle s’accomplissait pour S., confirmé dans sa nouvelle expérience, après s’être exposé au danger de l’invalidation…Il n’y avait aucune arrière-pensée dans l’esprit de S. qui ressortît à un esprit de revanche, une interférence historique , compte tenu des origines de cette collègue .S. n’intégrait aucune perspective à sa conduite , aucune justification en rapport avec un quelconque impératif moral ; l’introduction de ce genre de considérations aurait donné à son comportement social un début de sophistication inexplicable à ses propres yeux. Il jouait dans le registre du premier degré.
Il fallut se renforcer, s’outiller avec une exigence de plus en plus élevée .Ce que S. nommait « l’infrastructure » devait être perfectionné, poli, peaufiné .Il dut déménager pour s’inclure sans discussion possible dans les derniers cercles ciblant les cas de réussites les plus flamboyantes, s’inscrire à une multitude de réseaux sociaux, retravailler son profil, souligner ses qualités, se vendre…
Ce dernier vocable était apparu depuis quelques années dans le monde du travail, il avait débordé assez rapidement vers le monde de la politique, dont le personnel s’était transformé –à son insu ?-en VRP, en commissionnaire, pour renoncer tacitement à sa vocation d’origine : la gestion de la Cité, la prise en charge d’un bien commun.
Pour S., cette « démarche », qui désignait dans le langage de l’époque une attitude, une manière de procéder, ne le conduisit nullement à s’assimiler à une prostituée, c’était un sacrifice .Il affectionnait l’ascendant acquis sur son entourage par la conquête récente d’une certaine aisance matérielle, la disposition d’une liberté de mouvement quasiment infinie. Se retrouver en quelques clics de réservation sur Internet dans l’Océan Indien, à St-Domingue, ou plus ordinairement à Marrakech ou dans l’ile de Malte, tout cela alimentait une ivresse dont le caractère exceptionnel devait être à tout prix sauvegardé. La joie éprouvée lors de l’effectuation des premières dépenses importantes s’émoussait , l’intensité du plaisir ne se renouvelait pas toujours au niveau recherché .Il fallait capter de nouvelles félicités par le débit toujours plus vertigineux des comptes bancaires .S. était devenu un familier du vertige, de l’étourdissement .Sa fonction l’y conduisait, elle l’éloignait insensiblement de toute rationalité et le confinait dans un univers virtuel, où la vitesse et la facilité tenaient lieu de règles .
Pour conforter sa culture et simplement se tenir au courant de l’actualité, S. dut lire la presse économique. Il éprouva quelque inquiétude lorsque les premières bulles financières éclatèrent et provoquèrent de graves crises dans ce milieu. L’avertissement ne fut guère entendu, les habitudes furent perpétuées, prolongées. L’accoutumance était trop forte, l’aveuglement trop présent dans les mœurs .S.à l’instar des individus composant ce milieu, avait encore besoin de ce répit, comme pour se piquer à la seringue tel un toxicomane.
Il voulut atteindre le sommet : séduire au plus haut niveau, franchir un nouveau plafond de verre .Cette nouvelle étape, qu’il s’imposait tel un athlète concourant pour le décathlon, devait le mettre , pensait-il, définitivement à l’abri , le faire jouer dans la cour des grands ,qu’il espérait rejoindre avec une insistance frénétique. S. s’était accoutumé à la fréquentation de lieux prestigieux et se frottait à la clientèle des bars des grands hôtels parisiens , comme pour confirmer son adéquation personnelle à ce type d’endroits .S. avait bien assimilé quelques codes de conduite qui lui facilitaient la tâche lors de cocktails, soirées privées ou privatisées par son entreprise .Il hésitait parfois, sur la juste signification d’un mot, sur la date de naissance d’un homme célèbre, sur les contours d’une notion , sur le message réel ou supposé que contenait un spectacle vu par lui. Il éprouvait une insécurité culturelle, mal dont la résorption constituait une aporie personnelle.
Un soir, il rencontra au comptoir de l’un de ces bars une femme avec laquelle il prit langue aisément .La facilité du contact fut trompeuse .Cette dernière semblait ne pas appartenir à la catégorie des femmes opportunistes et aisément corruptibles, dont S. avait fait la conquête au cours de son parcours initiatique fondateur de sa success story. Elle possédait de prime abord une classe naturelle, tant vestimentaire que langagière ; la couleur argentée de ses cheveux, coupés à mi-longueur était l’ambassadrice de son charme, la traduction élégante de sa maturité de femme. Vêtue d’une veste en fin velours mauve assortie à un pantalon noir, cette femme témoignait de son sens de l’esthétique, de la langue française, de sa maîtrise des règles de la civilité .Elle apparaissaient comme le dépositaire d’une autorité naturelle, d’un prestige incarné depuis toujours. Le blanc de sa chemise à jabots confirmait son élégance innée.
Elle dégageait une assurance sereine, que ne viendraient jamais contrarier des forces contraires .S. fut à ce point déstabilisé par cette conjonction d’évidences , de preuves infirmant les fondations mêmes de sa conduite, qu’il dut subir la volonté de son interlocutrice , cette dernière le questionnant très pertinemment sur son activité, son parcours , ses préférences ,et ses projets…
-Vous êtes monolithique, S., vous ne vous appuyez pour vivre que sur un seul domaine, vous aviez sans doute besoin de cette réussite matérielle, mais elle ne vous stabilise pas, objecta Frida délimitant son angle d’attaque.
-Frida, c’est vrai que j’ai cultivé la réussite matérielle pour exorciser mes peurs, vaincre mes inhibitions. Je voulais être reconnu…
-Voilà le grand mot lâché ! Vous êtes reconnu par vos pairs, mais vous restez invisible à vous-même, mutilé .Vous niez votre part de rêve, vous n’introduisez pas de beauté dans votre monde personnel. Evoluez dans plusieurs domaines, ayez un refuge !
-Et votre refuge, c’est quoi ?
S. était frappé d’incrédulité .L’insolence de cette femme le choquait, elle le poussait dans des retranchements, dont la traversée éprouvait S. jusqu’au ressentiment d’une douleur salvatrice .Ce dialogue le contrariait. Le mode opératoire était défaillant.
-Mon refuge, c’est l’art .Je visite beaucoup de musées eu Europe, en France, dans le monde .Je peins un peu, et j’ai un projet d’ouverture de galerie, dès la fin de ma vie active.
J’avais rencontré un banquier en Suisse , à Bâle après la visite de la Fondation Beyeler ,il prétendait que les individus impliqués dans les milieux de l’argent, de la haute finance, compensaient en quelque sorte cette participation par un repli dans le monde des arts, en tant que mécènes, marchands d’art, galeristes ou autres .Les deux parts du monde étaient ainsi réconciliées : la part du rêve et la part du matériel, du prosaïque .Ce banquier me disait que ceux qui réussissaient cette improbable alliance traversaient l’existence de la manière la plus heureuse qui fût :ils conjuguaient tous les possibles, ils se mouvaient dans un filet , tel un acrobate de cirque ;ils ne chutaient jamais…
-S. Ne sut que répondre, totalement pris au dépourvu par l’orientation de cet échange .Ses armes étaient frappées d’une obsolescence consternante, ses atouts sans objets, ses arguments balayés ; sa faculté d’expression spontanée ayant été annihilée par la puissance d’exemplarité dégagée par cette femme. Il ne proposa pas de la raccompagner chez elle, comme à l’accoutumée .Ne pouvant plus guère se permettre ce type de conduite face à Frieda, il lui suggéra très aimablement de parcourir l’Avenue Montaigne à pied et traverser éventuellement le pont de l’Alma pour parcourir une partie du trajet .Pendant cette marche, Frieda eut le loisir d’argumenter plus avant, de considérer S. comme un individu en perdition auquel elle pouvait, peut-être, porter quelque secours digne de sa générosité.
Beaucoup plus tard, S. repensa aux propos de Frieda, aux allées et venues possibles entre la richesse et l’esthétique, entre la vulgaire réalité et l’onirisme. Il commença à naviguer entre ces différentes sphères décrites par Frieda. Il trouva cela bien.