je t'écris du café de l'angle

rocheponthus

  . Je t’écris du café de l’angle

 

« Mon ange,

 

Je t’écris du café de l’angle, où tous les matins je me retrouve. Petit à petit, à force de toujours tourner ma cuillère dans le même sens, l’impression d’être de retour, d’être là, à ma place, se transforme en certitude. Une page s’est tournée sans nous, je ne fais que la rattraper avant toi.

 

Lisa, je ne rentrerai pas à Alger, notre vie est ici, tes rêves décapités t’y attendent et t’espèrent. Ils m’ont parlé, si, je te l’assure, murmuré qu’ils seraient à l’avenir plus doux, qu’ils feraient cas de tes multiples personnages, que tu ne serais plus jamais un objet pour eux.

 

Hier, en fin d’après-midi, j’ai été marché le long du canal, pour retrouver un peu du temps, où, c’était simple. Toi, moi, main dans la main, à imaginer la tête de nos bambins, à rêvasser d’un futur ensoleillé. J’ai même fait des ricochés, tu te rappelles ? Tu me disais, pour m’encourager, qu’on  aurait le même nombre d’enfants que de rebonds. Hier nous en avons eu six, puis deux, puis quatre. A un moment, même, nous en avions huit, mais là je me suis dit que cela faisait un peu beaucoup … un serait déjà formidable.

 

Ah oui ! Je voulais aussi te dire que j’avais commencé les travaux de la cuisine. La maison est un vrai chantier, je fais la vaisselle dans la baignoire, le repas dans le dressing et le réfrigérateur est dans la chambre. J’ai pris dix kilos, on me dit que je sens le poisson, le matin je barbote avec mon café, mais ne t’inquiète pas, tout va bien, je gère. Tu verras, tu seras fier de moi, je suis exactement les croquis que tu avais dessinés, pas d’improvisation lyrique comme pour la salle de bains, non rien de tout ça, je m’en tiens au plan, rien qu’au plan.

 

Lisa, chaque soir je regarde le ciel et y voit notre étoile, je pense à toi, immobile, découpant le silence de tes songes inaudibles, seule et heureuse dans cette stase orgasmique et onirique. Chaque soir  je me dis qu’aimer c’est respecter, qu’être ensemble ne suffit pas pour être deux, que j’ai bien le temps de t’attendre. … A demain mon ange. »

« Mon amour,

J’ai pour habitude de te lire dans mon bain, j’aime bien cela, tes mots me révèlent, me dessalent, m’attisent, accompagnent mon corps se troublant  dans l’eau bouillonnante des fantasmes qu’ils distillent. Tu es pratiquement nue, adorablement endormie, ta peau en attente, l’âme en sueur. Je suis l’amant que tu espères. Je te vois t’offrir, inconsciente, je te murmure mon amour, te pénètre. Je m’engage doucement, laisse le temps à ton corps de m’accepter, émerge au bout de ton sexe, décharge électrique orgasmique. Je jouis avec toi, sens résonner jusqu’au dernier spasme de tes entrailles.

 

Malheureusement, ce matin tes mots m’ont fui, je ne me suis pas baigné à tes côtés, une étrangère t’a remplacée. Je me suis réfugié dans une autre, faite de chaire et d’os, de rondeurs et de courbes, de longueurs et de langueurs. Le temps … la distance … l’absence. Elle était juste là, accoudée au bar du sous jacent, aguichante et  perverse, promettant ses yeux mouillés à quiconque les lui demanderaient. Un flash, j’ai vu ses doigts faire gonfler mon sexe, sa langue s’enrouler, m’avaler, la moiteur de son vagin, le goût de son sel. Je l’ai prise sur place, dans les chiottes, au milieu de la merde environnante, sans respect pour son hygiène. Je l’ai baisée par méprise, par derrière, pour vomir.

 

Lisa, je suis arrivé, je suis en plein cauchemar, moi qui devais t’attendre, moi qui rêvais de clair obscur avec toi je me retrouve mazouté. Je suis plus moche que je ne me l’imaginais, c’est une aube funeste qui s’éveille pour moi. Je réalise que je suis un homme infidèle à la femme que j’aime, j’ai le mal viscéralement ancré, mon âme carbure à l’encre noire, mon cœur sombre dans la folie à l’idée de te perdre. »

 

 

 

« Ma chérie,

 

La cuisine est finie, en tout point semblable à ton désir. Je te vois chaque matin l’habiter en courant d’air. Tu prends forme au petit-déjeuner, tes boucles sublimes ont repoussé et le plus infime de tes mouvements emplit l’air de ton doux parfum d’amande. Je vis mon paradis avant que l’enfer ne ronge ma vision.

 

L’enfer, c’est ton odeur qui disparaît invariablement à l’heure de ranger la table, c’est une lumière qui s’éteint chloroformant le reste de la journée, c’est l’impression d’être impassible à ce qui m’entoure, d’être passé directement du liquide amniotique à la bouteille de formole.

 

Je suis imprégné de ta moelle, tu es le chromosome qui manque à mon « ADN », l’idée d’un présent éternel qui m’offre aujourd’hui la liberté de me donner en silence. Loin de toi par delà les mots, le sentiment au bord des lèvres, je viole tes espoirs de croisière solitaire. »

 

 

 

Il vient de poser sa plume, regarde tomber la neige par la fenêtre de son bureau, son esprit s’évade, retrouve un moment la chaleur d’un coucher de soleil sur Alger, cherche à comprendre la nature profonde du monstre, se glace de l’impensable. Son cœur se ralentit, son corps s’affaisse, chute, mort apparente, comas de l’âme, absence d’activité cérébrale, des voisins inquiets, un hôpital, l’attente. …

 

Les jours passent, la boîte d’Alger raisonne en creux, s’inquiète de ne plus être nourri d’amour contrarié, recrache les prospectus venant souiller son ventre, hurle aux lettres idiotes de se transformer, menace de ne plus s’ouvrir, pour finir par capituler devant l’évidence ; elle est de bien trop petite condition pour être entendue.

 

La lune est basse, Lisa rentre tard, elle pleure, elle vient d’avoir la France au téléphone, se précipite dans la cuisine, commence sa valise, claque les portes. Ses mains tremblent, elle veut vomir, rien ne sort, recolle son passeport à la hâte, la tête à l’envers, embarque, débarque, fonce à vive allure, arrive enfin, se rappelle. …

 

 

 

« Je suis là, juste au dessus de toi, je te parle en apesanteur. Tu portes la jolie robe bleue, celle qui souligne si bien la cambrure de tes reins, celle que des enfants n’ont pas fabriquée. C’est l’hiver pourtant. Je vois la peine que mon état t’inflige, je sens la chaleur de tes baisers, la force du lien, de toi à moi, de moi à toi, mais de nous, je ne sais pas, je ne sais plus. Tu me restaures dans mon absence, mais qu’en serait-il si je revenais, si, à l’instant où tu déposais un baiser sur ma bouche, j’ouvrais la mienne pour t’avaler toute crue, m’aimerais-tu ? Je doute.

 

Je te suis parfois lorsque tu quittes l’hôpital, j’épouse tes pas dans l’espoir d’y trouver une réponse. Tu déambules dans notre rue, tu refais vivre le souvenir de nos rencontres dans ce café que j’aimais tant. Tu y respires l’odeur de l’autre pour être sûre de pouvoir me pardonner, tu doutes toi aussi.

 

Souvent, je me réintègre pour goûter tes baisers, tester leur sel, mes lèvres rougissent, se piquent de notre passion. Je flotte en urgence pour ne rien te révéler, j’ai peur. Les jours passent et je n’arrive toujours pas à me décider, je te vois dépérir. Je me dis que t’aimer devrait m’aider à te quitter, je me dis que t’aimer devrait m’aider à prendre le risque de te vivre. Je te désire à mes côtés pour l’éternité, je voudrais que tu me rejoignes, que tu demandes aux médecins d’apporter un autre lit, leur dire que tu as sommeil, me prendre la main, t’apaiser avec moi, pour ne jamais refaire surface, ne jamais trahir l’amour d’une vie.

 

Je suis fatigué, il est tard maintenant, je voudrais agir, je devrais agir, rendre les armes, passer à autre chose, … lâcher, fuir, revenir, partir, accrocher, raccrocher, détacher, enlacer, briser, rêver, prier, vomir, pleurer, rire, remplir, baiser, tuer, sauver, égorger, sombrer, …, Stop, je n’y arrive pas, je veux oublier … une vie, je demande juste une vie de répit, à toi de décider, je te laisse affronter nos possibles, je t’enchaîne à ta liberté. »

 

 

 

Cela fait plusieurs jours qu’il ne s’est pas réintégré, d’ailleurs à quoi bon, elle ne vient plus le voir. Le goût de ses lèvres s’évapore et il ne fait rien pour le retenir. Il vit dehors avec la solitude, se balade, invisible aux autres, scrute les rues de Paris à la recherche d’histoires qui finissent bien, essaye de les disséquer pour apprendre comment faire. L’autre jour, il a passé la journée dans un square avec deux amoureux : lui, avait une soixantaine d’années, il semblait préservé de l’usure du temps, avait l’œil pétillant, comme celui d’un enfant à qui l’on vient d’offrir une gourmandise. Elle, semblait plus jeune, une dizaine d’années peut-être. Il ne pouvait pas dire qu’il la trouvait belle, mais plutôt diablement érotique, elle avait ce petit quelque chose qui rend certaines femmes inclassables, uniques. Ils avaient l’air heureux. Il ne les avait pas remarqués tout de suite, il était à ses rêveries quand ils sont venus s’asseoir sur le banc d’en face, ils se tenaient la main, ne parlaient pas et pourtant il n’y avait pas de gêne, juste de la simplicité, le plaisir d’être ensemble. Il y avait entre eux l’odeur de la complétude qu’il cherche tant. Il les a imaginés amants dans une autre vie, avoir lutté pour que leur amour puisse se vivre au grand jour, être deux merveilleux chevaliers garants de la paix l’un pour l’autre, … a eu très envie de les connaître, qu’ils lui racontent leur histoire, lui ouvrent des portes, enseignent leur bonheur. Peine perdue.

 

Aujourd’hui il vit de leur souvenir, ils l’aident à croire, à cette impression que c’est possible et finalement il lui importe peu de savoir. Il sent qu’au bout du compte, ses songes le mèneront à leur vérité, là où sa vie devra commencer, dans l’instant partagé, dans le présent.

 

 

 

« Je dérive, j’approche les côtes d’un nouveau territoire, explorateur des limbes, je m’échoue, décidé à tout oublier de mon voyage, ici et maintenant je suis arrivé. C’est une petite île, elle est magique, je peux tourner en rond sans jamais recroiser mes pas. Il  fait toujours bon, juste ce qu’il faut de chaleur pour me sentir entouré, il ne pleut jamais, sans doute pour me préserver de l’érosion. Le vent est caresse, la nuit lumineuse, l’hiver été, c’est mon paradis, mon autre destination. Je suis bien caché, je flotte au dessus de mon aventure amoureuse, je ne me trouve plus dans mes lamentations d’autrefois, je découvre le plaisir. Je n’ai plus peur d’être dépecé, je me suis suicidé, je jouis d’être mort, invisible à la bête, j’attends mon heure pour décoller de ce monde, je suis un autre, je suis moi. »

 

 

 

C’est une journée sans fin, un bonheur en boucle, il est apaisé. La maladie qui le rongeait s’éloigne, son corps tout entier commence à se dénouer, la passion qui l’animait a fait place nette, son inconscient est dorénavant peuplé de choses simples, de moments partagés avec lui-même. Il est sorti du jeu pour mieux se retrouver, s’aimer. Il vit la mort comme une renaissance, une période où tout s’éclaire, où le sens de la vie se révèle, plus rien ne sera comme avant, débarrassé des scories du passé son âme est en train de prendre place à l’intérieur de lui. Son réveil est tout proche, plus que quelques heures. Il ne ressent pas d’impatience, profite du moment, dit au revoir à Dieu, le remercie de l’avoir visité, embarque pour le voyage du retour, corps et âme à l’unisson, il sait qu’il va enfin pouvoir danser.

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