Un autre Double

la-plume

Je regardais l’entrée du commissariat avec un œil nouveau, légèrement surpris. Ce n’était pas la première fois que je me retrouvais devant l’endroit : souvent je l’avais observé, un peu en retrait mais sans me cacher, conscient qu’un jour ou l’autre je finirai bien par vouloir en franchir les portes. A force j’avais fini par le connaitre, me familiariser avec le rythme des allées et venues de ses occupants, ou de ses visiteurs occasionnels. Une fois je me suis même pris au jeu en tentant de déterminer les raisons pour lesquelles mes concitoyens se rendaient chez les forces de l’ordre : une agression pour celui-ci, un vol pour cet autre, une nuisance pour ce dernier ? Je ne devais probablement pas avoir été très bon psychologue ce jour-là. En revanche j’avais compris que je devais avoir suffisamment vu le commissariat si j’en venais à tromper mon ennui avec ce genre de passe-temps. Dont acte : le lendemain j’étais passé à autre chose.

Ma cigarette se consumait, assez lentement. Dans quelques bouffées il serait l’heure pour moi d’y aller, autant dire que je n’étais pas pressé. A priori je n’étais pas le seul ici à m’adonner au vice du tabac : secrètement j’espérais que l’officier qui me recevrait fut un fumeur. Cela faciliterait éventuellement les choses le cas échéant.

Mon sentiment actuel me déconcertait : c’était une chose d’avoir autrefois observé ce commissariat de loin, de manière détaché. Aujourd’hui j’avais décidé d’y entrer et cette perspective changeait tout : pour un peu je me retrouvais presque en terrain inconnu, bien que cela ne fut-ce pas sans entrainer une certaine excitation. Mais ma cigarette s’était achevé et il était temps d’y aller : après tout, il ne m’arriverait sans doute plus rien désormais.

***************************

« Installez-vous Monsieur, on attend seulement l’Inspecteur »

Soyons honnête, je n’étais pas totalement à l’aise. En bon citoyen qui n’a rien à se reprocher mon expérience de l’autorité policière se résumait à une ou deux contraventions accompagnées des jurons d’usage. Si je me doutais qu’il en irait différemment aujourd’hui, je m’interrogeais tout de même sur la manière dont ma légère anxiété serait perçue. Les deux policiers m’avaient emmené dans un bureau classique mais isolé, de toute évidence celui d’un hiérarchique. A priori ils préféraient garder un minimum de discrétion sur notre entretien, ce à quoi je ne pouvais guère leur donner tort.

L’Inspecteur ne tarda pas. Il avait un air vif, je lui donnais un âge dépassant d’un peu la trentaine. Son regard respirait une intelligence certaine et à sa manière de me serrer vivement la main avant de démarrer tambour battant dans le vif du sujet j’en déduisis que « l’affaire » qui nous occupait n’était pas la dernière à le motiver.

«  Donc vous avez des nouvelles de notre violeur parait-il ? Parfait, racontez-nous tout cela. Vous n’omettez rien : le détail, le superflu, l’inintéressant au possible. Nous voulons tout savoir. JE veux tout savoir. On a tout le temps. Prenez un café. Bien, on vous écoute. »

Sa voix était précise, ne souffrant aucun atermoiement : il avait débité ces quelques phrases à la vitesse d’un avion de chasse. Ce devait être une méthode éprouvée pour éviter à son interlocuteur de trop réfléchir et le pousser à déballer ce qu’il savait sans faux-semblant. Je n’eus pas aimé me retrouver face à cet homme dans un interrogatoire, encore moins avec ses deux collègues me regardant sans fléchir. En face je sentais qu’on commençait à s’impatienter : je décidais prudemment de renoncer au café.

-          C’est un peu particulier, je suis désolé d’avoir hésité avant de venir vous voir. Je dois avouer que jusqu’à l’avis de diffusion j’avais du mal à y croire moi-même… Ce n’est pas tous les jours que je rencontre un violeur.

-          Un violeur présumé Monsieur, un suspect. La nuance est importante.

-          Malheureusement je crains qu’il n’y ait guère de doutes en ce qui concerne cet individu. Il m’a fait l’effet d’un homme tout à fait conscient de ses « particularités », et pour malsaines qu’elles soient il ne semblait pas prêt à y renoncer.

-          Commencez par le début je vous prie. Expliquez-nous donc comment vous l’avez rencontré, quelles ont été les circonstances.

-          Et bien comme je l’ai indiqué précédemment à vos collègues je suis journaliste et je travaille en « free-lance », en indépendant si vous préférez. Je sélectionne des sujets de reportage que je propose ensuite à différents journaux.

-          Une préférence pour le pénal ou les histoires criminelles ?

-          Pas vraiment, je suis plutôt sur le créneau des portraits : des histoires de personnes et de leurs tranches de vie si l’on peut dire. Dans mon dernier sujet je me suis ainsi intéressé à « l’exode rural » en rencontrant des enfants d’agriculteurs qui avaient fait le choix d’une vie urbaine.

-          Je vois. Quel est le rapport avec l’individu qui nous occupe ?

-          La coïncidence je suppose, si tant est que de telles choses existent.

-          J’écoute.

-          En ce moment je n’ai pas encore déterminé mon prochain sujet, j’effectue donc des « recherches » lesquelles consistent principalement à me tenir à l’affut du monde. Je vais à la rencontre de mon prochain, j’observe, et petit à petit une thématique se forme dans mon esprit.

-          Cela ressemble à un processus créatif.

-          C’est un peu le cas oui.

-          Et pendant ce processus vous « observez » et vous êtes donc amené à côtoyer beaucoup de gens.

-          De manière assez futile et occasionnelle, mais oui vous avez raison. J’avais cependant franchi une étape récemment et je me suis en tête de « rencontrer des anonymes » comme je l’appelle. Le principe est assez simple : au hasard de mes déambulations j’aperçois différentes personnes. Certaines accrochent mon regard plus que d’autres : il peut s’agir d’un jeune homme à l’allure pressé, d’une femme qui écoute de la musique, ou de bien d’autres personnes. Il n’y a pas de règle, je prends ce qui vient.

-          Vous nouez ensuite le contact…

-          J’essaye du moins ! Cependant j’ai la chance d’avoir un visage avenant qui me facilite beaucoup les choses. J’engage la conversation, des futilités le plus souvent. Parfois je sens que le courant passe, je décline alors ma profession et de temps en temps je revois la personne. Nous parlons alors, nous échangeons des tranches de vie, et petit à petit mon sujet se construit.

-          Et ce serait donc ainsi que vous rencontrâtes l’individu…

*****************

La rencontre en elle-même avec « l’individu » n’était à mon sens d’aucun intérêt, mais ce qui s’en suivit demeurait à ce jour encore d’une originalité certaine. L’homme avec qui j’engageais la conversation était un exemple parfait de ces anonymes que j’alpaguais régulièrement. Il me semblait d’âge mur, probablement vers la quarantaine, assez grand et très mince. Mais à mieux y regarder cette minceur même se retrouvait également sur ses traits ce qui rendait difficile une estimation précise de ses années. Ce n’était pas son physique qui me l’avait fait remarquer, et à dire le vrai il était possible qu’il m’eut en réalité remarqué le premier. Nos regards s’étaient accrochés, par hasard pensais-je : de l’avis général mes yeux n’avaient rien de bien particuliers, néanmoins on s’accordait à dire qu’ils étaient souvent en mouvement, furetant ici et là, à la recherche de tout ce qui se passerait à proximité. Ce devait être une qualité pour un journaliste, avoir l’œil aux aguets en quelque sorte.

Je n’aurai su dire si il en était réellement ainsi de mon regard, mais quand mes yeux croisèrent ceux de l’individu mon avis changea : ces yeux-là correspondaient exactement à la description que l’on faisait de mon propre regard, du moins ce que je pouvais en imaginer. Ils me repèrent bien vite et s’attardèrent sur moi, peut-être avaient-ils remarqué mon trouble ? L’individu me regardait, sans insistance mais sans se priver de me détailler. Je le découvrais alors, tel que je l’ai décrit : ses yeux, fureteurs, sa minceur, et enfin son visage. L’homme se laissa aller à entrevoir un sourire, cependant son expression ne changea pas. Je devenais perplexe et malgré moi je commençais à être amusé, voire intrigué : avec un peu d’imagination je pouvais me dire que j’avais devant moi un peu comme un double. Mon prochain sujet serait-il sur ces inconnus qui nous sont étrangement familiers car ils nous ressemblent ? L’idée était tentante.

Notre conversation fut aisée, et courte. Je jouais franc-jeu avec lui en lui expliquant mon travail. Il garda une attitude prudente et ne montra rien de plus qu’un intérêt mesuré, ce qui m’intrigua à nouveau car la plupart de mes contacts ne peuvent dissimuler un mouvement de satisfaction à l’annonce d’un journaliste s’intéressant à eux. Mon alter ego ne fit rien de la sorte, se contentant d’opiner du chef et de proposer un lieu pour notre prochaine rencontre. Dans son regard je lisais toujours de l’intérêt cependant il me semblait clair que je n’étais forcément la source de ce sentiment. J’apprendrais par la suite que si notre conversation l’intéresserait réellement je faisais quant à moi figure d’intermédiaire, de messager. En me rendant plus tard au commissariat je comprendrai mieux le sens de ces paroles.

Nous convînmes de nous donner quelques jours de réflexion avant notre entretien, chacun ayant besoin de se préparer à la rencontre. Je commençais à saisir que notre discussion serait certainement bien différente de celles qu’ils m’avaient été donné de vivre. Mon idée d’une rencontre avec un « double » me séduisait de plus en plus aussi mettais-je à profit ce temps pour me documenter sur le sujet et relire en particulier l’œuvre de Dostoïevski. Je fus frappé de mesurer à quel point le « double » était associé au coté mauvais, maléfique de l’homme ; il ne me semblait pourtant pas que mon compère dégageait une telle aura de diablerie à la différence d’un Mister Hyde, incarnation de la mauvaise nature d’un bon docteur Jekyll. C’était oublier que le diable pouvait être de nature extrêmement séduisante.

Notre lieu de rencontre fut un endroit assez connu, notamment pour sa facilité à offrir des espaces permettant une intimité certaine. Il m’apparu assez vite que la discrétion de notre échange serait la condition sine qua non de mon camarade : quoi qu’il ait eu l’intention de partager dans la conversation je compris que son message ne devait s’adresser en premier lieu qu’à moi seul. L’endroit choisi remplissait amplement ses désirs : les serveurs se tenaient éloignés, les habitués venaient à une heure différente, et enfin les touristes de l’heure n’avaient d’yeux et d’intérêt que pour leur voyage. En des circonstances différentes j’eus pu dire que nous étions seuls.

***************************

« Les doubles….. Le jumeau que possèderait tout être humain en ce monde, oui c’est un sujet qui reste fascinant malgré son absence de nouveauté. Certainement vous attiserez l’intérêt d’un public, cela ne fait aucun doute. »

Je réfléchirai longtemps à la voix de mon interlocuteur par la suite. Elle était posée, plutôt agréable ; le point remarquable résidait dans les inflexions des paroles : l’intelligence pouvait s’entendre derrière les mots prononcés. Néanmoins il m’apparut assez vite que cette voix avait pour habitude d’être écoutée. Une autorité innée se penchait au tournant des phrases, l’assurance associée à un ton ferme soutenant le langage. Il devait être délicat de s’opposer à une telle voix. Etait-ce la conséquence de la position sociale de mon hôte ? Je rejetais cette hypothèse car je ne distinguais chez lui aucun des signes trahissant une classe que l’on eut pu qualifier de supérieure : durant l’ensemble de notre conversation je ne lui vis le moindre geste condescendant envers qui que ce fut. Mon intuition me soufflait que je faisais peut-être face à une docte personne, je ne poussais cependant point la curiosité à lui poser la question. Par la suite je n’en eus plus l’occasion.

-          Nous avons tous découvert des doubles chez les uns et les autres, mais nous avons rarement l’occasion de rencontrer ou même de simplement croiser le notre. Si je demandais à nos voisins je suis convaincu qu’ils nous avoueraient avoir vu l’exact sosie d’une personne qu’ils connaissent eux-mêmes.

-          Nous serions donc capables de reconnaitre le jumeau de l’autre mais aucunement celui qui est nous propre. Un mécanisme de défense ?

-          Une trace d’orgueil peut-être. Voir son double, être en face de soi-même, voilà qui poserait tout la question de notre propre identité, de notre unicité en tant qu’être.

-          Qui suis-je si cet autre devant moi se révèle être mon reflet ? Il y aurait une certaine remise en question, mais pour autant ne devrais-je pas sourire à l’autre et l’accueillir fraternellement ? Après tout il devient la preuve que je ne suis pas seul.

-          Mais il dispute tout ce que je suis ou ce que je peux être, et peut revendiquer ce qui m’est propre. Ce double-là, il est un peu comme l’enfant venant après l’aîné, ce dernier ne pouvait réprimer une jalousie certaine.

-          L’on dit que les aînés nient cette jalousie, même inconsciemment, et que la culpabilité les pousse à adorer d’autant plus leur cadet.

-          Nous nous éloignons un peu du sujet….

-          Je ne le pense pas. Le double ne pourrait-il être vu comme un nouveau frère ? Et ce frère-là, qui est-il pour moi ? Un frère qui m’aimera ou au contraire la menace qui viendra m’ôter ce que je possède…

-          Le double n’a guère bonne presse, l’expression « jumeau maléfique » est désormais assez galvaudée. De fait les récits du genre restent assez explicites.

-          Pour autant, peut-on réellement dire que le double est mauvais par définition ?

-          Stevenson semblait l’écrire. Le docteur Jekyll créa Hyde en voulant la partie « mauvaise » qui était en lui. Cette expérience finira par l’engloutir tout entier pour ne laisser place qu’à son double maudit.

-          A nouveau je ne suis pas d’accord : Stevenson ne prend guère de parti dans son œuvre. Pour aussi abject que nous apparait Hyde il me semble que le décrire comme le résultat de tout ce qui était « mauvais » en Jekyll est un contre-sens. Je vois plutôt cela comme une allégorie : en vérité Hyde représente l’Interdit, ce que se défendait de faire ou ressentir Jekyll mais qui faisait partie de sa nature profonde.

-          Vous songez au pouvoir, à la force de Hyde je suppose. C’est un fait que ce double aura cherché à protéger son jumeau, tout comme Jekyll gardera le secret de son expérience. On ne peut cependant douter qu’il eut cherché à supprimer son « mauvais coté »

-          Mais faiblement, si faiblement ! De petites tentatives, pitoyables au demeurant. Non, on ne me fera pas croire que Jekyll était prêt à tout pour corriger ou détruire Hyde : la situation l’eut exigée qu’il aurait pu choisir de recourir à la dernière extrémité.

-          Cela est suggéré…

-          Mais non avéré. C’est on ne peut plus clair : Jekyll a finit par accepter Hyde, à vivre avec ce dernier et ce qu’il représentait.

-          La notion d’interdit renvoie au subconscient, à ce qui serait défendu. Selon vous le double serait donc l’incarnation de ce que nous nous refuserions ? Un fantasme matérialisé pour permettre l’acception.

-          C’est une théorie intéressante, néanmoins vous êtes celui qui l’avait suggérée. Et j’aimerai vous poser une question : si le double symbolise l’Interdit, qui seriez-vous donc ? Le jumeau consciencieux respectant l’Interdit ou justement celui vivant ses désirs inconscients ?

-          Je pourrais vous retourner la question.

-          La véritable question serait plutôt : lequel voudriez-vous être ?

-          Là encore je vous retourne la question, et cette fois vous êtes celui ayant suggérer.

Il se tut un instant et me regarda posément. Ce regard était différent de celui que nous échangeâmes dans le métro : je pouvais sentir qu’il avait déjà pris une décision quant à ma question et par la suite je comprendrai qu’il avait eu cette résolution dès notre rencontre. Et à cette heure, alors que le tournant de la conversation allait s’engager, il m’observait avec une grande curiosité : avide de connaitre mes pensées, de ce que notre échange sur les doubles et l’Interdit avait pu évoquer en moi. Je dus lui donner satisfaction car je surpris un éclair pétillant dans ses yeux et il se dérida. Son expression me fascinait tout d’un coup, je me sentais fort proche de lui, comme si je comprenais que nous étions désormais lié par une connaissance commune, ou à venir. Les révélations qui allaient m’être faites ne viendraient que donner une évidence à ce sentiment : d’ores et déjà j’avais inconsciemment accepté la vérité de ce qui était prononcé.

La voix s’éleva à nouveau, prenant la forme d’un monologue ne souffrant pas d’être interrompu. J’en eu étais bien capable au demeurant : ce qu’il me dit me stupéfia.

« Notre monde dit civilisé est articulé autour d’un concept de lois et de morales, supposément sensé respecter ce qui touche à la nature et à l’état d’homme. L’état d’assassin est ainsi condamnable sans justification car le meurtre de l’être humain serait une négation profonde de notre existence : d’aucun jugerait qu’il s’agirait même d’une insulte envers des lois divines. Je n’oppose pas ce précepte car il ne saurait se défendre, cependant je m’élève contre la stigmatisation des comportements « mauvais ». Tuer est un fait extrême car il signifie l’anéantissement même de la vie, néanmoins on ne saurait trouver acte plus banal dans la vie naturelle ou animale. Nous assassinons consciencieusement des milliers d’espèces chaque jour pour nous nourrir et cela ne nous empêche guère de dormir. Le meurtre entre individus est également toléré dans les circonstances particulières où la vie est engagée, ou au nom d’un principe moral supérieur »

Je l’écoutais, mal à l’aise. Notre discussion précédente avait été plaisamment argumentée, d’un certain niveau culturel : ce que je venais d’entendre tenait bien plus du poncif. Son discours n’était pas faux en soit mais il me semblait terriblement approximatif et je craignais que nous ne sombrions dans des propos de café de commerce ce qui m’eut profondément déçu. Néanmoins je redoutais également que les arguments de mon interlocuteur se fissent plus précis : notre discussion sur les doubles avait révélé que ces derniers pouvaient incarner un coté « mauvais » et je craignais de me remémorer à quel point le Diable savait se rendre séduisant.

« Je vous sens sur vos gardes. Vous vous demandez où mes paroles vont vous mener, ou si vous êtes prêt à entendre ce qu’elles signifieront réellement. Allons, détendez-vous : nous ne faisons que discuter d’un sujet qui vous est familier. »

Je ne demandais qu’à le croire. Il avait prononcé ces mots d’un ton sérieux ce qui me rassurait bien plus que la légèreté de notre dernier échange. Pour autant je saisissais inconsciemment que je n’étais plus maître de la conversation. Il m’eut fallu en rester là et partir immédiatement dans l’espoir de me garder de cet homme mais la curiosité m’en empêchait : confusément je sentais que quelque chose me déplaisait. Il s’agissait d’un ressenti maintenant plus profond que la simple opinion de mon alter ego, hélas, malgré mes efforts, je demeurais incapable de définir précisément cet état. Il me fallait donc demeurer et écouter jusqu’au bout. J’aime à penser que j’en fis le choix en toute liberté.

« Je vois que j’ai à nouveau votre attention, je vous en remercie. La suite va vous paraître plus aisée car vous aurez à prendre position. Voyez-vous il est donc admis que le « Mal » dans sa conception manichéenne puisse, en certaines circonstances, revêtir une forme nécessaire. A ce titre je revendique pour ma part la légitimité du mal qui nous habite tous. Stevenson faisait dire à Jekyll que l’échec de son expérience relevait peut-être de l’impossibilité contre-naturelle de vouloir supprimer le mal dans l’homme : ne serait-ce pas car le mal est également ce qui fait la nature même de l’homme ? Le mal, l’Interdit, ce sont des notions complexes mais qui évoquent pourtant quelque chose de particulier pour chacun ; si il est délicat de définir le mal nous n’éprouvons guère de difficulté à dire que tel acte ou telle pensée est « mal », relève de l’Interdit. »

« Imaginez maintenant que je me présentasse à vous en tant que double, que je sois votre jumeau : de nous deux, l’un incarnera le coté mauvais de son frère. Et je vous le demande, en toute sincérité, pourriez-vous honnêtement vous définir comme le bon jumeau ? Celui qui jamais jamais n’aurait transgressé l’inébranlable Interdit ? »

Il souriait maintenant, comprenant à quel point cette dernière question me mettait mal à l’aise. J’avais naturellement ma part d’ombre, mon « mauvais » coté moi aussi ; jusqu’ici il ne m’avait jamais semblé si sujet à culpabiliser mais le juge qui me faisait face ne m’aurait pas laissé l’illusion de ce faux-semblant. En le regardant à nouveau je ressentis un soulagement profond à la vue de ses traits si différents aux miens : je n’eus définitivement pas aimé être alors en présence de mon propre jumeau et découvrir qui de nous deux était le bon ou le mauvais.

« Cela vous trouble n’est-ce pas ? J’avoue être moi-même fasciné par cette introspection. Si j’étais votre double, et si j’étais le mauvais double, de quelle manière pourrais-je me définir ? Mon existence ne saurait se résumer à être l’antagoniste de mon jumeau car j’ai une vie propre et des choix qui m’appartiennent. Pour autant si j’ai donc choisi d’être de nature mauvaise, suis-je de fait condamné ? Nous avons pourtant établi qu’un certain mal pouvait se justifier… »

« La question ne se pose pas pour moi, ou plus précisément elle ne se pose plus. J’ignore ce qu’en penserait mon double mais je lui faciliterai certainement les choses. La révélation de ma propre nature - ma mauvaise nature - est une chose que je ne peux nier. A dire le vrai je l’ai même accepté et je vis pleinement cette résolution. Oh naturellement je suis passé par une phase de doute et de culpabilité, cependant cette dernière ne dura point : ma malignité ne concerne en rien le meurtre, à peine un crime et à nouveau je m’oppose à cette définition. »

« Que vous dire sinon la vérité ? Ma nature d’homme est primaire, pulsionnelle : pour autant équilibrée que soit ma vie, dont je retire un grand nombre de satisfaction, je me suis toujours senti en manque de quelque chose. L’excitation et un certain état d’esprit, dans l’intimité, me sont des conditions absolument nécessaires pour me sentir réellement vivant ; cela est probablement du à un héritage reptilien plus prononcé chez mon être. Mon désir profond se satisfait de relations pleinement ressentis, hélas pour moi seul un abandon et une confiance totale dans l’acte me satisfassent. Il est singulier de dire que je ne supporte pas le mensonge en cette matière, et si je suis enclin à de nombreuses concessions il m’est impératif de pouvoir réaliser cette nécessité de temps en temps. Dans le cas contraire je serai probablement devenu extrêmement déviant au cours des années. »

« Il est néanmoins infiniment délicat de parvenir à cette communion des sens avec mon prochain, l’autre étant dissimulateur de nature. Il m’a plusieurs été nécessaire de forcer mon partenaire, de briser sa carapace pour parvenir à ce que nous ressentions tous deux notre acte, en totale symbiose. Je ne crains pas de le dire il a quelques fois fallu recourir à certains gestes que la morale réprouve. »

« Je ne crains pourtant pas de le dire, cela était et reste nécessaire. Il est naturel d’y voir là mon coté mauvais et mon double serait enchanté d’une telle dichotomie entre nous deux. Pour autant je ne suis aucunement coupable : ma nature me plait et je m’accepte tel que je suis. Est-ce réellement ma faute si je suis incapable de fausseté ? Nul être ne devrait renoncer au plaisir immense du sentiment véritable lors de l’acte, quand il n’existe ni pudeur ni retenue mais seulement l’acceptation indéniable d’une situation sans échappatoire. »

« Naturellement je réprouve certaines méthodes, mais enfin il n’y a pas mort d’hommes et l’éventuel état de soumission ne reste que très temporaire. Ces désagréments le valent amplement devant la révélation à laquelle le sujet est ensuite convié : il s’agit là de l’expérience d’une vie, et quelle expérience ! Aucun de mes partenaires ne saurait se satisfaire d’un retour à l’acte médiocre par la suite. En vérité, pour condamnable que se décrirait mon action je ne vois là que pureté et service rendu à l’humanité. Socrate enseignait que l’homme devait être tiré hors de sa caverne pour accéder au monde véritable : cela ne faisait pas sans douleur mais cela était nécessaire. Et moi, simple mortel au mauvais coté, je ne vais que prodiguer cet enseignement plein de justesse. »

Un gout de cendres habitait ma bouche, mon souffle court me paralysant plusieurs secondes. Le sérieux morbide de mon interlocuteur me stupéfiait, mais malgré moi je ne pouvais retenir un frisson. Cet homme était-il réellement sérieux ? Sa justification ne pouvait tenir devant aucune loi, aucun raisonnement au monde ! Et pourtant il était là, devant moi, aucunement rongé par la culpabilité et au demeurant semblant le plus sain du monde. J’étais tour à tour profondément dégouté et parfois fasciné.

Lui, de son coté, ne cessait de me fixer en souriant. Ses révélations avaient été énoncées sans aucune hésitation et malgré la présence de nos voisins ou des serveurs il n’avait aucunement cherché à baisser le ton de sa voix. Mon attitude devait le délecter, sans aucun doute mes émotions se lisaient probablement sur le désarroi de mon visage. A bien y regarder le sourire de mon interlocuteur me semblait presque emplit de compassion : éprouvait-il quelques regrets face à ma souffrance ? Non, ce n’était pas cela : il me faisait plutôt penser au médecin qui sourit à un enfant avant de lui infliger une piqure douloureuse. Le mal nécessaire…

« Il est l’heure pour moi de prendre congé. Je vois que notre petite discussion vous a affecté : j’en suis heureux, cela prouve que vous allez être prêt pour ce qui suivra. Vous aussi, désormais, vous ne serez plus capable de vivre sans la vérité. Je suis navré de votre déplaisir, mais consolez-vous vite : vous êtes un homme de bon sens pour qui le discours est suffisant. Ce n’était pas absolument pas le cas de ma dernière partenaire, une charmante personne mais dont le caractère éructant nécessita des mesures de coercition prononcées. Je suppose que nous avons tous une faiblesse pour les femmes… »

« Je m’égare cependant, pardonnez-moi. Vous allez avoir à prendre une décision, très bientôt. On demandera dans la ville certains renseignements, probablement en ce qui concerne notre amie commune. Vous êtes à cette heure la personne qui en saura probablement le plus mais la décision sera votre. J’espère que vous ferez le bon choix, que vous saurez vous montrer être un jumeau à la hauteur : si vous y parvenez je vous prédis les plus grandes félicités car c’est de votre identité et de votre nature que vous récolterez les fruits. Et croyez-moi mon double, aucun homme ne saurait passer à coté de l’occasion de réaliser ce qu’il est. »

Il me quitta ainsi, en me laissant un papier replié. Je pensais que nous en avions finalement terminé, mais j’avais tort. Le papier était une photo repliée et je découvrais une jeune femme dessus, dans une position de souffrance sans équivoque.

***********************

Un silence de plomb régnait dans le bureau de l’inspecteur. A l’évidence mon récit n’avait guère comblé de joie mon audience. Je ne doutais pas que chacun d’entre eux eut déjà expérimenté de situation infiniment plus inconfortable que celle qui résultat de mon échange avec l’individu, néanmoins je pouvais discerner que ni l’inspecteur ni ses deux accompagnants ne semblaient réellement à leur aise. J’aurais probablement été un peu vexé du contraire, après tout j’avais taché de retranscrire mes impressions les plus vivaces.

L’inspecteur se frotta les yeux quelques secondes, un geste connu pour ôter une certaine fatigue. Je n’avais pourtant pas parlé très longuement, une demi-heure estimais-je, aussi pouvais-je supposer que le policier cherchait plus à réorganiser ses pensées qu’à prendre un peu de repos. Cela signifie aussi que sa réaction pourrait être plus incisive que je l’eus souhaitée et je me surpris à ressentir un peu d’anxiété dans l’interrogatoire qui ne manquerait pas de suivre.

-          A vous parler franchement je suis… perplexe. Vous discutez philosophie avec un homme qui vous suggère par la suite que son comportement serait disons réprobateur. Je ne doute pas qu’il vous ait fait forte impression mais votre conversation manque de fait.

-          Je dois reconnaitre que tout cela est singulier, pourtant je n’ai aucun doute.

-          Cet acte de conscience est honorable, vous comprendrez cependant que nous ne pouvons nous baser uniquement sur cette dernière.

-          Et il y a cette photo… ne me dites pas que c’est un montage ou un faux ! Personne ne peut simuler un regard aussi torturé

A nouveau le silence. Je sentais que j’avais marqué un point. Sans ce cliché mon récit n’aurait été rien d’autre qu’une possible élucubration d’un mythomane et je n’aurais probablement pas pris la peine de rencontrer l’inspecteur. La question de cette photo me taraudait : pourquoi mon interlocuteur me l’avait-il laissé ? Pour me forcer à me rendre aux forces de l’ordre ? Je ne voyais pas encore l’intérêt de son geste.

-          Cette photo….. pose problème. La personne qui y est représentée possède effectivement un certain nombre de traits communs avec la victime de celui que nous recherchons.

-          En quoi cela est-il un problème ? vous pouvez probablement trouver une utilité à cette information.

-          Le labo fera ce qu’il peut. Le problème voyez-vous c’est la manière dont cette photo vous est parvenue, et le fait que vous ayez choisi de venir nous la confier. Si le criminel cherchait la publicité il lui aurait suffit de nous l’envoyer directement, ou pire de confier cela à la presse.

-          Je ne pense pas qu’il recherchait la publicité.

-          Et que cherchait-il donc à votre avis ? Pourquoi se confier à un inconnu, dans un endroit public, là où vous auriez facilement pu donner une alerte ? Vous devez bien avoir une petite idée…

Je n’étais pas totalement certain de bien aimer le tour que prenait la conversation, il me semblait que de témoin j’étais devenu suspect. La sensation n’était pas agréable mais je devais reconnaitre que les interrogations de l’inspecteur étaient légitimes et après tout j’avais effectivement une opinion sur sa question. J’étais venu dans un but précis, autant continuer sur ma lancée.

-          Je ne suis pas psychologue et je ne saurais être sur de rien, néanmoins il m’apparait que l’individu ne m’a pas une seule fois menti durant notre conversation. Je pense donc qu’il a exprima ce en quoi il croyait profondément, ce qui était sa vérité propre.

-          Cela n’explique pas pourquoi il vous a parlé à vous.

-          Il n’y a peut-être pas d’explications : on dit que l’on se confie toujours à de parfaits inconnus, peut-être parce qu’on ne redoute pas leur jugement.

-          Je ne suis pas convaincu.

-          C’est pourtant un fait. Dans mon métier je côtoie beaucoup d’inconnus, des personnes qui me laissent pénétrer leur intimité, de manière proche parfois plus proche qu’on ne laisserait quiconque près de soi. C’est une sorte d’abandon.

-          Un abandon dans lequel le mensonge n’existerait pas, où les relations seraient « véritables » pour reprendre l’expression de notre violeur.

-          A la différence fondamentale que je n’ai jamais forcé personne durant mon travail et vous le vérifierez aisément. Mais oui vous avez raison, peut-être l’individu appréciait-il ma propre démarche professionnelle.

-          Et le but de sa conversation aurait été de vous convertir à son mode de vie ? Ce n’est pas l’impression que j’en retire.

-          Je pense avoir peut-être mis dans le rôle d’un intermédiaire ; vous avez évoqué une « publicité » mais cet homme m’a fait l’effet d’une personne plus subtile.

-          Vous auriez donc délivré un message de la part du violeur, introduit par cette photo à titre de preuve… c’est un raisonnement alambiqué mais j’ai vu bien pire. Et quel aurait été ce message porté à notre attention ?

-          Là encore je ne peux que supposer… a priori il ne m’a pas semblé faire aucun acte de bravade ou de quelconque vantardise, j’exclurais donc une sorte de moquerie à l’égard des forces de l’ordre.

-          Voilà qui est appréciable, et donc ?

-          Cela semble banal mais j’ai l’impression que l’individu a avant tout cherché à expliquer ses actes, la manière dont il considérait son existence et son mode de vie. Cette discussion sur les jumeaux est pour moi essentiel : en prenant le rôle du « mauvais double » et en le défendant je crois qu’il cherchait à prouver que ses actes pouvaient être compris.

-          Il chercherait à légitimer le viol ?

-          Non, non. Je dirais qu’il revendiquait son droit d’exister, et plus profondément sa légitimité à être accepter. Un peu comme si son propre double devait reconnaitre son existence et s’incliner devant ce qu’il était.

-          De la même manière que Jekyll aurait accepté Hyde ?

-          Oui, absolument. Hyde définissant le coté mauvais tandis que Jekyll représente les forces de l’ordre, les forces du bien, tentant de supprimer sa vie.

-          …

-          …

-          Cet homme est certainement atteint d’une sévère psychose, je serais curieux de l’entendre défendre son cas en toute conscience.

-          Ce n’est pas une conversation agréable Inspecteur, mais je vous souhaite d’y parvenir.

Nous en finîmes là, les policiers restaient troublés mais je pouvais sentir que mon cas était désormais pris au sérieux. La photo les aiderait peut-être bien que je n’imaginais pas que des indices puissent y être retrouvés ; si ils étaient suffisamment consciencieux ils finiraient bien par trouver d’autres pistes. L’heure suivante fut consacrée à la réalisation d’un portrait-robot auquel je participais de mon mieux : le visage de mon interlocuteur ne risquait pas de s’effacer de ma mémoire.

Nous nous serrâmes la main, je leur souhaitais une nouvelle fois bonne chance et je m’en allais enfin du poste de police. Cette démarche avait été plus éprouvante que je ne l’aurais cru, néanmoins je me sentais désormais apaisé et tout à fait conscient du changement qui s’était réalisé en moi. Comme l’avait prédit mon alter-ego il y avait eu un avant et un après : j’acceptais désormais ce que j’étais devenu et je ne retournerai plus en arrière en dissimulant ce fait.

Mes pensées se tournèrent un instant sur la photo que j’avais remis, et sur son modèle supplicié : en tremblant je songeais qu’il y avait encore beaucoup de jeunes filles dehors.

*************************

« Drôle de déclaration, pas vrai Martin ? »

L’inspecteur fumait sa énième cigarette de la journée, un vice auquel il avait du mal à renoncer malgré son envie et les suggestions appuyées de sa compagne. Après des journées comme ça il se disait qu’il n’était malheureusement pas prêt d’arrêter, leur dernier client lui laissait une tension qu’il n’arrivait pas encore à chasser. Drôle de déclaration oui.

-          Régis je vais te dire : des tordus j’en ai vu, et là je pense qu’on a tiré un sacré numéro. Si ce que raconte ce type est vrai j’espère qu’on va coincer le fumier rapidement.

-          Ca doit être vrai, comment expliquer la photo sinon ? On en a pas parlé dans la presse et la victime était bien cette jeune femme.

-          Ouaip, drôle de coïncidence tout de même. Et il y a quelque chose de bizarre malgré tout.

-          Tu penses qu’aucun violeur ne tenterait de se faire bien voir ? J’ai lu un truc comme quoi les bourreaux cherchaient toujours à se justifier auprès de leur victime

-          Des criminels à l’ego boursouflé au point de se prendre pour le Messie à la parole d’évangile ça existe, ce n’est pas la question. Non ce qui m’embête c’est le portrait-robot.

-          Il est plutôt bien fait, assez précis pour ne pas ressembler à la moitié de la population. Si on a un suspect ce sera utile.

-          Justement, à propos de la ressemblance, il ne te fait pas penser à quelqu’un ?

-          Vaguement l’air de ta femme mais à part ça…

-          Crétin. Regarde mieux veux-tu ?

-          …

-          …

-          C’est bizarre, on dirait qu’il ressemble à…

-          Oui.

-          Mais, ce n’est pas possible. On a vérifié son alibi, il n’a pas pu faire ça à cette fille !

-          On va le revérifier son alibi ! Ca se maquille ses choses-là. Quand je pense que ce salaud s’est pointé sous notre nez et est reparti comme ça ! Il ne perd rien pour attendre.

-          Si c’est vraiment lui il aura dissimulé ses traces non ?

-          On ne peut pas tout dissimuler, j’en aie coincé des plus futés. Je le retiendrai avec son discours du « oh non il ne fait pas ça pour rire de la police ». Mon cul oui !

-          Mais tu penses vraiment que c’est lui ? C’est un peu gros non ?

-          C’est lui, impérativement.

-          Bon.

-          Et si ce n’est pas lui alors il n’y a qu’une seule possibilité.

-          Ah bon ?

-          Il ne serait pas le coupable mais son double, l’individu, le serait.

-          Mais… ce double, ce « jumeau maléfique », existe-t-il réellement ?

FIN

Signaler ce texte